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ETUDES

SUR LES

PERES DE ^EGLISE

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR.

Histoire de la renaissance des lettres en Europe au XVe siècle, 2 vol. in-8, brochés. 12 fr.

Xsgal sur l'Histoire littéraire du moyen âge* 1 vol. in-8, broché. 6 fr.

Tableau de la littérature française aux XVe et XVI0 siècles. 1 vol. in-8, broché. 6 fr. 50 c.

logique française. 1 vol. in-12, broché. 2 fr. 50 c.

Imprimerie de Ch. Lahure (ancienne maison Crapelot) rue de Vaugirard , 9 , près do l'Odéon.

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ÉTUDES

SUR LES

PERES DE L'EGLISE

PAR

J. P. CHARPENTIER

inspecteur de l'Académie de la Seine agrégé de la Faculté des lettres de Paris

EGLISE LATINE

vTOME PREMIER

uOttawa

L. J. O. ET M. I

PARIS

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A LA LIBRAIRIE CLASSIQUE

DE MADAME VEUVE MAIRE-NYON

quai Conli, 13

1853

V

PRÉFACE.

Il faut, sous le titre général de Pères de l'Église, comprendre les apologistes, les docteurs et les Pères proprement dits , trois noms différents qui expriment et résument les trois âges principaux de l'Eglise aux premiers siècles. D'abord l'Eglise combat le paganisme et répond à ses attaques : c'est le temps des apolo- gistes; puis elle enseigne, elle explique la doctrine : c'est celui des docteurs ; enfin , victorieuse et affermie, elle constitue d'une manière définitive sa discipline et sa hiérarchie : c'est l'œuvre particulière des Pères, des grands génies de l'Eglise grecque comme de l'Eglise latine. Ainsi, la lutte, le triomphe, le règne : la lutte jusqu'à Constantin ; sous Constantin , la victoire ; le règne sous Théodose.

Nous nous sommes proposé, dans ces Etudes, de saisir à son origine , de suivre et de montrer dans ses développements le travail de la pensée chrétienne ; et il nous a paru que, pour mieux l'apprécier, il fallait pla* cer, à côté des triomphes qu'elle a remportés, les ob- stacles qu'elle avait eus à vaincre. Je ne sais si je me trompe : mais, trop souvent, en lisant les historiens de l'Eglise, j'étais moins frappé de la victoire, parce que je n'avais pas aperçu la résistance. Les Pères, pour- tant, ont trouvé devant eux de nombreux et de re- doutables ennemis. Ces ennemis, nous les avons fait i a

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reparaître. A coté de Tertullien , d'Origène, de Gré- goire de Nazianze , d'Augustin , nous avons placé Fronton , Apulée , Julien , Porphyre ; Symmaque et Zosime en présence de saint Ambroise et d'Eusèbe ; en un mot, nous avons rétabli le combat pour qu'on pût mieux juger de la victoire.

Ces Etudes sont donc surtout historiques ; mais elles sont littéraires aussi. Bien que, à parler exactement, les Pères ne soient pas des écrivains; que leurs ou- vrages soient avant tout des actions, leur parole un combat, il n'en est pas moins vrai que cette parole est souvent éloquente, leur génie souvent admirable. Sans doute leur inspiration, c'est avant tout leur foi; mais leur génie n'est pas au-dessous de cette foi qui l'anime. Assurément ils ne s'occupent ni des mots, ni des tours, ni d'aucun des artifices de l'art d'écrire ; tou- tefois, dans cette négligence même, ou plutôt à cause de cette négligence, leur génie n'en éclate qu'avec plus de force et de grandeur; « et de même qu'on voit un grand fleuve qui retient encore, coulant dans la plaine, cette force violente et impétueuse qu'il avait acquise aux montagnes d'où il tire son origine, ainsi cette vertu céleste qui est contenue dans leurs écrits, même dans cette simplicité de style, conserve toute la vi- gueur qu'elle apporte du ciel, d'où elle descend. » Nous avons donc la faire connaître, cette rude et quel- quefois inculte, mais populaire et puissante éloquence, et les passages que nous en avons cités seront le plus riche ornement de cet ouvrage.

Nous avions d'abord pensé à présenter à côté les uns des autres, et en les entremêlant selon l'ordre chronologique , les Pères grecs et les Pères latins ; mais il nous a semblé ensuite qu'en croisant ainsi leurs peu-

III *—

sées, leur génie propre en serait marqué à des traits moins nets ; nous avons donc préféré les montrer sépa- rément. Nous n'avons pas voulu toutefois que l'unité manquât à ce travail, et, par de nombreux rappro- chements, nous avons rattaché l'une à l'autre les deux Églises grecque et latine, et tâché de tirer de ce con- traste même une lumière qui éclairât mieux leur phy- sionomie particulière.

Nous avons, dans l'examen des Pères grecs, suivi la même marche, et nous nous sommes proposé d'at- teindre le même but que dans l'étude des Pères latins : ce but, c'est de rechercher et de faire ressortir dans l'étude des Pères les faces diverses et nouvelles de la pensée chrétienne aux cinq premiers siècles de l'Eglise. Mais, sans quitter notre voie, nous avons quelque- fois changer un peu d'allure, et, pour la mieux appro- prier au caractère particulier des deux Eglises que nous voulions faire connaître , légèrement modifier notre méthode. Nous avons été conduit à ce change- ment par la différence même du génie des deux Egli- ses, différence qui n'est point particulière aux Pères, mais qui se retrouve dans les littératures païenne , la- tine et grecque.

La littérature latine profane, inférieure en beaucoup de points à la littérature grecque, a cependant cet avan- tage d'offrir, si je puis ainsi parler, une personnalité plus profonde. Quelque auteur que vous lisiez, poète, historien , philosophe , vous y retrouvez fortement gravé le cachet romain. "L? Enéide est romaine, non- seulement par le sujet du poëme, mais surtout par les traditions nationales qu'elle évoque et consacre. L'his- toire tout entière part de Rome et y revient : cette préoccupation des historiens latins , qui rapportent à

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la ville éternelle et y absorbent toutes les nations, donne à leurs œuvres une grande et puissante unité. Ainsi Salluste, Tite Live, Tacite ne voient et ne mon- trent dans la fortune des peuples divers que la fortune romaine. La philosophie, qui semblerait naturellement devoir être et plus libre et plus générale, la philosophie aussi est presque exclusivement romaine ; si elle se livre aux spéculations politiques , c'est à l'image de Rome qu'elle fait et ses lois et sa république ; enfin la cri- tique elle-même est romaine aussi : le traité Sur V ora- teur, le plus beau des traités de Cicéron, n'emprunte-t-il pas, à peu de chose près, au barreau romain tous ses exemples et ses préceptes?

Ce n'est pas tout. La littérature latine n'a pas ce seul avantage d'offrir un caractère fortement prononcé, un caractère national ; elle en présente un autre et très-grand : elle a un intérêt historique qui en fait en quelque sorte une littérature universelle ; elle se rat- tache à tous les peuples, à toutes les traditions de l'an- cien monde; l'Espagne, l'Afrique, les Gaules, y re- trouvent leurs annales. Aussi est-il impossible, dans le tableau de cette littérature, de ne pas donner une grande place aux considérations historiques; car, si Rome écrit, c'est pour enregistrer ses victoires, dicter ses lois et étendre son empire.

Il n'en est pas ainsi de la littérature grecque. Ce point fixe, cette unité à laquelle on peut si facilement ramener la littérature latine , lui manque ; elle en a bien une autre, plus élevée, sans doute, mais plus dif- ficile à saisir. Assurément, la poésie, la philosophie, 1 histoire grecques , s'occupent de la Grèce; mais elles s'en occupent avec un désintéressement qui, en faisant leur beauté et leur grandeur, les rend, pour ainsi dire,

moins manifestes , moins saisissables à l'observation , moins faciles à ramener à l'unité historique. Ce n'est pas la Grèce seule que chante Homère ; c'est l'Asie, c'est un monde tout entier. Si Platon trace le plan d'une république, l'idéal d'une législation, ses théories peuvent être des rêves, mais ce sont des rêves magni- fiques où l'humanité tout entière occupe sa pensée : dans ses vastes utopies, le monde peut tenir et se mouvoir. L'histoire a le regard aussi libre, le sentiment aussi élevé. Ni Hérodote, ni Xénophon, ni même Thu- cydide, ne montrent seulement la lutte et les victoires des Grecs ; ces victoires sont encore celles de l'huma- nité, de l'Europe sur l'Asie, c'est-à-dire de la civili- sation sur la barbarie, de la liberté sur le despotisme ; enfin la critique elle-même est idéale aussi et uni- verselle. S' élevant au-dessus des diversités de temps, de mœurs et de pays, elle puise aux sources mêmes du beau, pour les répandre ensuite avec une noble li- béralité, ces préceptes qui, agrandissant le domaine de l'éloquence, n'en font plus seulement le privilège de la tribune, mais la placent et la montrent partout un sentiment généreux , une grande pensée jaillissent du cœur de l'homme, sous quelque forme qu'elle se produise, pourvu que cette forme soit naturelle, pure, vive et élégante ; le génie grec, en un mot, vit et res- pire dans une lumière plus éclatante que le génie ro- main : celui-ci est national t celui-là cosmopolite ; l'un est la grandeur, l'autre la beauté.

Cette différence que nous venons de marquer entre le génie grec et le génie latin profanes se retrouve , toutes réserves faites , dans les littératures grecque et latine chrétiennes. Si vous lisez Tertullien, saint Am- broise, saint Augustin, vous y rencontrez, avec de

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magnifiques morceaux dune éloquence naturelle et grande , des côtés singulièrement historiques ; vous y suivez les développements de la discipline , de la morale, de la hiérarchie chrétienne. Et de même que dans les auteurs latins profanes on a en même temps que les faits relatifs au peuple romain les révolutions des autres peuples ; ainsi dans chacun de ces docteurs chrétiens on trouve avec l'histoire du siège épisco- pal auquel ils appartiennent, l'histoire générale de l'Eglise : Jérôme et Augustin touchent aux Eglises de Gaule, d'Espagne, en même temps qu'à celles d'Italie et d'Afrique. Leurs écrits en éclairent vivement les annales.

L'Eglise grecque n'a pas cette universalité. Saint Grégoire de Nazianze , saint Basile , saint Jean Chry- sostome possèdent l'Orient, mais ils n'en sortent pas. Tribuns éloquents et pacifiques , plutôt que chefs de gouvernement , s'ils régnent par la parole sur les peu- ples ravis de la richesse et de la beauté de leurs dis- cours , on ne voit pas qu'ils saisissent fortement la société chrétienne ; qu'ils lui impriment et une orga- nisation et une physionomie profondes. Et comme dans la littérature grecque profane, il serait difficile de saisir sou unité ailleurs que dans ce sentiment même du beau, dans cette passion d'une forme pure et bril- lante, qui était l'idéal de l'imagination grecque ; de même dans l'Eglise grecque on ne pourrait guère la rencontrer, cette unité, que dans la vivacité même de la foi et cette ardeur de charité particulière aux Chry- sostome , aux Basile, aux Grégoire. Le génie grec chrétien a cet autre trait de ressemblance avec le génie grec païen : il est moins grec qu'il n'est uni- versel. Dans les vérités qu'il enseigne, il s'adresse aux

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infidèles presque autant, si je l'ose dire, qu'aux chré- tiens : il s'occupe plus de morale que de dogme. Plus beau, par là, plus libre, il est aussi moins histo- rique ; il offre moins de saillie , moins de prise aux considérations philosophiques. De nécessairement, dans le second volume , le léger changement de des- sein que nous avons cru devoir y apporter. Les Pères latins, moins purs déforme, sont plus vigou- reux que les Pères grecs; ils éveillent davantage et retiennent avec plus de force la réflexion : on sent que la puissance est avec l'unité. Il n'en est point ainsi des Pères grecs. Avec plus d'éclat de génie, plus d'abondance, plus de pureté, ils offrent moins d'aperçus neufs et profonds : les premiers sont des docteurs; les seconds, docteurs aussi, sont surtout orateurs. Nous avons donc dû, en traitant des Pères grecs, nous moins attacher au côté historique que nous ne l'avions fait et le devions faire en traitant des Pères latins. D'ailleurs le caractère même littéraire des écrivains chrétiens latins et grecs nous indiquait cette distinction : dans les premiers, le style et la langue laissent souvent à désirer; il y a chez eux de grandes beautés, mais ces beautés sont mélangées; et il n'en est peut-être pas un seul dont on ne pût dire avec plus ou moins de justesse ce que Balzac a dit de Tertullien : « Avouons avec les délicats que leur style est de fer; mais qu'ils avouent aussi que de ce fer ils ont forgé d'excellentes armes. » Les Pères grecs , au contraire , sont beaucoup plus irréprocha- bles. Partageant ici encore l'heureuse fortune du génie grec, qui conservait sa langue à peu près intacte , quand la langue latine, née bien après lui, était déjà atteinte par la corruption , s'ils blessent quelquefois le

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goût par un excès d'abondance , ils le charment tou- jours par la douceur et l'harmonie du langage. Nous avons donc plus cité les Pères grecs que nous n'avons fait les Pères latins. Ainsi, d'un côté, nous avons plus donné aux considérations historiques; de l'autre à l'éloquence : c'est entre ces deux volumes la différence que nous voulions indiquer.

Pour les uns comme pour les autres, nous aurions pu et nous aurions peut-être citer davantage. Voici ce qui nous en a empêché. Les écrivains chré- tiens et les apologistes, plus que les autres, obligés, pour se défendre, d'attaquer le paganisme dans ses origines et dans ses fables , l'ont fait avec une abon- dance de preuves , une variété et une profondeur d'instruction vraiment merveilleuses. Les apologistes grecs, entre autres Clément d'Alexandrie etEusèbe, nous ont conservé de la littérature profane et principale- ment des poètes une foule de passages qui ne se trou- vent pas ailleurs. Chez les Latins, Arnobe , Lactance, saint Augustin, sont pleins aussi de détails curieux et de fragments importants pour l'histoire, les lettres et la philosophie; mais ces débris précieux ne se peu- vent, en quelque sorte, détacher et enlever du cadre des apologies qui les ont conservés. C'est là, dans les Pères, une grande partie de leurs œuvres qui se refuse à la citation. Mais, stériles pour l'éloquence, ces frag- ments peuvent donner beaucoup à l'érudition et à la critique : il y a une mine aussi riche que rarement explorée ; nous ne l'avons pas ouverte : nous l'indi- quons.

Pendant que s'achevaient ces Etudes , une grave question a été soulevée, qui se rattache directement aux Pères de l'Eglise , et à laquelle nous avons peut-

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être quelque droit de prendre part, puisque notre nom y a été mêlé et notre témoignage invoqué. On voit qu'il s'agit ici et de la renaissance et du projet de substituer, dans renseignement, les Pères de l'Église aux auteurs classiques.

La renaissance , a - 1 - on dit 3 a été la source d'une grave altération dans la pensée chrétienne. Dans le commerce des auteurs profanes nous sommes redevenus païens : sentiments, idées, mœurs, arts, langage , tout chez nous respire le paganisme ; la mythologie nous a envahis. La cause, ajoutait-on, de ce malaise qui, depuis trois siècles, trouble l'Europe, est dans l'éducation qui, chrétienne au moyen âge, a été, depuis la renaissance, presque entièrement païenne. Pour tarir cette source de désordres, pour sauver la société, il n'y avait donc rien de mieux à faire qu'à substituer dans l'enseignement le principe chrétien au principe païen qui l'avait corrompue ; en d'autres termes, il suffisait de remplacer, dans les classes, les auteurs païens par les Pères de l'Eglise.

Ce système, inspiré sans doute par un zèle sincère, mais plus ardent peut-être que sage, avait d'abord trouvé quelques hautes approbations. Mais bientôt on a vu il menait, et les voix les plus autorisées de l'épiscopat l'ont condamné. Que la renaissance ait eu ses erreurs et ses périls; qu'elle ait enivré quelques esprits au xve siècle et plus tard, nous-même nous l'avons montré. Mais pour avoir eu ses torts et ses exa- gérations, assurément elle n'est pas coupable de tous les malheurs dont on la veut charger. Surtout, il ne le faut point oublier , la renaissance est pour bien peu de chose dans la réforme même qui, au xve siècle, a si douloureusement partagé le monde chrétien. La

réforme l'a bien compris ainsi , car elle a été en gé- néral plutôt opposée que favorable au mouvement de la renaissance classique. Mais en admettant, ce que Ton ne saurait justement contester, que les témérités du xve et du xvie siècle ne soient pas sans quelques rapports avec la renaissance , il faut aussi reconnaître que ce qu'elle pouvait renfermer de mauvais et de corrompu a été bien épuré et corrigé par le bon sens et par le génie de notre grand siècle littéraire : l'al- liance du goût délicat et noble de l'antiquité classique avec le spiritualisme chrétien restera le caractère et la gloire du siècle de Louis XIV. Ce que ce grand siècle a fait, on le peut faire sans crainte ; et à l'exemple de Bossuet et de Fénelon, joindre à l'étude de l'antiquité chrétienne le culte de l'antiquité païenne. On ne voit pas que la société, au xvne siècle, en ait été troublée. La révolution que l'on propose dans l'enseignement n'est donc pas nécessaire ; mais alors même qu'elle serait nécessaire , serait-elle possible ? Les Pères de l'Eglise peuvent-ils , comme auteurs classiques , rem- placer les auteurs païens ?

Pour la résoudre, il suffit de poser cette question. Que pourrions-nous, en effet, ajouter sur ce sujet à ce qu'ont dit d'illustres et éloquents prélats, quand ils ont déclaré , comme l'avaient fait avant eux les Grégoire et les Basile , que la science n'otait rien à la vérité; que la beauté de la forme, l'élégance du lan- gage, la précision du tour, les grâces en m\ mot et les charmes du discours ee pouvaient et se devaient concilier avec la pureté de la doctrine. Us ont été plus loin : avec une impartialité qui n'honore pas moins leur piété qu'elle n'atteste leur goût, ils ont re- connu que les Pères de l'Eglise, les Pères latins surtout,

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offriraient difficilement les premiers éléments d'une éducation littéraire. L'élévation même de leurs pen- sées s'y oppose non moins que la rudesse de leur style ; ajoutons que si dans les auteurs païens , il y a plus d'un passage que l'on doit dérober à la vue de l'enfant, on rencontre aussi dans les Pères certains dé- tails qu'il ne serait pas très-prudent de lui présenter. Médecins des âmes, les Pères en découvrent toutes les plaies pour les guérir , et s'ils ont la pudeur du sentiment , ils n'ont pas toujours la réserve de T expression.

Mais si, par l'incorrection du langage, par la ru- desse de la forme , les Pères latins ne conviennent pas à l'enseignement de l'enfance ; si les Pères grecs s'y refusent par la délicatesse même des peintures morales qu'ils présentent , les uns et les autres sont mer- veilleusement appropriés à un âge plus avancé, à un esprit plus fort et plus développé. Combien de per- spectives agréables n'offrent-ils pas à l'imagination, de pensées nouvelles à l'esprit ! Quand l'éloquence a péri avec Cicéron, et les derniers souvenirs de la liberté avec Tacite qui les avait conservés sous la tyrannie , quel plaisir et quel intérêt d'entendre la voix rude mais animée et pathétique de Tertullien réclamer la liberté de conscience et proscrire ces spectacles qui étaient la dernière franchise laissée au peuple-roi esclave ; d'assister avec Donat à cet entretien dans un cadre si pittoresque Cyprien enseigne, en regard des corrup- tions et des cruautés païennes, une si pure morale ; de rechercher avec Augustin dans le calme d'une retraite philosophique embellie par les charmes de l'amitié cette vraie félicité, cet ordre de la Providence, que la sagesse profane ne soupçonnait pas, et enfin de con-

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verser avec soi-même pour y trouver au fond de son cœur le Dieu que la foi révèle d'accord avec la raison. Telle est l'Eglise latine avec sa gravité sereine et éle- vée. Voici l'Eglise grecque avec les splendeurs de sa parole, les inépuisables inspirations de la charité, les grâces et les richesses de son imagination : Grégoire, avec ses élans d'orateur et de poète ; Basile , avec la grandeur de ses méditations , la beauté de ses pein- tures, l'éclat et la pureté de son langage ; puis après eux et au-dessus, c'est Chrysostome avec le luxe écla- tant de ses images, le pathétique de son âme, la viva- cité et l'abondance d'une inspiration inépuisable comme la charité qui en est la source ! Tel est, à coté des chefs-d'œuvre que leur peut présenter la littéra- ture profane , le monde nouveau qu'ouvre à l'âme et à l'imagination des jeunes gens l'éloquence des Pères de l'Église.

Aussi l'ancienne et la nouvelle université ont- elles toujours maintenu cette alliance; elles n'ont pas, comme on le leur a reproché , banni de l'éduca- tion de l'enfance le principe chrétien, qui en doit être l'âme; elles n'en ont point écarté les auteurs sacrés pour y introduire à leur place et y faire régner les auteurs profanes. Qui aurait pu, en effet, concevoir cet étrange renversement qui , sous la loi chrétienne , aurait fait de la science païenne le fondement de l'é- ducation? TSon; chez nous, à la base comme au som- met, l'enseignement est chrétien : depuis l'enfant qui apprend dans X Epitome les faits principaux de l'his- toire sainte jusqu'à l'élève de philosophie qui s'initie avec Malcbranche aux méditations spiritualistes de saint Augustin, la chaîne sacrée n'est pas un moment interrompue. Les Actes des apôtres, les Evangiles la

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commencent; des traités de saint Basile et de saint Jean Chrysostome la continuent; Y Existence de Dieu, par Fénelon , et la Connaissance de Dieu et de soi- même, par Bossuet, la terminent.

C'est la pratique recommandée avec tant de sollici- tude par Rollin et suivie par la nouvelle université. Qu'on consulte , en effet , les listes officielles qui , chaque année, désignent les auteurs qui doivent être expliqués dans nos classes , on y verra cette sage éco- nomie qui proportionne les auteurs chrétiens à l'intel- ligence de l'enfance, mais ne les lui refuse jamais. Et non-seulement pour ses élèves, mais encore pour ses maîtres , l'université est jalouse de ne céder à per- sonne ce privilège de l'éloquence chrétienne. Dans les concours pour l'agrégation des classes des lettres et d'histoire, présidés, le premier par M. P. Dubois; le second par M. Saint-Marc Girardin, les Pères de l'Eglise ont toujours eu, surtout depuis 1838 à 1850, leur légitime part. Proposés à l'étude solitaire des can- didats et à leurs joutes publiques, ils ont souvent été le sujet de leçons remarquables. Nous croyons que l'on retrouvera ici avec plaisir le texte de quelques-unes de ces questions de littérature et d'histoire * . On peut aussi en consultant l'excellente notice publiée par M. Ath.

1 . Agrégation des lettres . Classes supérieures

des lettres.

1838. Étudier sous le rapport de la composition et du style l'Histoire universelle de Bossuet, en analysant le ca- ractère distinct de chacune des trois parties de cet ou- vrage.

1839.— -Étudier les Oraisons funèbres de Bossuet, en ca- ractériser l'éloquence; rechercher les points de comparai-

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Mourier, sur le doctorat es lettres, s'assurer que les Pères de l'Église ont été souvent devant la Faculté des lettres

Jn'

son qu'elles peuvent offrir avec divers ouvrages de l'anti- quité chrétienne.

1840. Étudier le Petit Carême de Massillon sous le rapport de la composition, de la langue et du style.

1841. Rechercher les causes du grand éclat de l'élo- quence de la chaire au xvne siècle, et étudier comparati- vement :

Les Sermons de Bossuet sur la Providence , sur la divinité de la religion, sur l'Église et l'unité de l'Église , sur la nécessité de la pénitence et la nécessité de travailler à son salut; sur le jugement dernier;

Les Sermons de Massillon sur la divinité de Jésus et sur la vérité de la religion, sur la vérité d'un avenir et sur le petit nombre des élus, sur le délai et les motifs de la con- version , sur le jugement universel ;

Les Sermons de Bourdaloue sur la Providence , sur la sainteté et la force de la foi chrétienne, sur le retardement de la pénitence et la préparation à la mort, sur le jugement dernier ;

Les Sermons de Fénelon pour la fête de l'Epiphanie, aux prêtres des missions étrangères; entretien sur les caractè- res de la piété; pour la fête de l'Assomption.

1843. Rechercher dans les Pères de l'Église grecque et latine, y compris saint Bernard, les discours ou oraisons funèbres qui peuvent avoir servi de modèles aux orateurs sacrés du xvne siècle en France.

1844. Étudier comparativement sous le rapport de la composition , de la langue et du style , les deux traités de Sénèque et de saint Augustin , De vitâ beatâ.

Du panégyrique dans les orateurs chrétiens en France, au xvne siècle. Étudier particulièrement les panégyriques de saint Paul par Bossuet , de saint Bernard par Bossuet , Fénelon et Massillon.

1845. Étudier comparativement les Maximes et Ré*

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de Paris le sujet de thèses aussi solides que brillantes , soutenues par de jeunes professeurs de l'Université.

flexions de Bossuet sur la comédie ; la lettre de J. J. Rous- seau à d'Alembert sur les spectacles; les traités de Tertul- lien et de saint Cyprien sur le même sujet; et divers passages analogues de saint Augustin , saint Jean Chrysos- tome et Salvien.

1846. Étude critique des oeuvres poétiques de saint Grégoire de Nazianze.

Etude critique comparée des conférences et discours synodaux de Massillon et du traité de saint Jean Chrysos- tome, De saccrdotio.

1848. Étude critique des traités de saint Augustin Con- tra academicos et des Quxstiones academicse de Cicéron.

Des Sermons de Bossuet, de leur composition, et de leur influence sur les progrès de l'éloquence sacrée au xvnc siè- cle. Étudier particulièrement les sermons : Sur la nécessité de travailler à son salut , sur l'ambition et l'amour des plaisirs , sur la cbarité fraternelle , sur la parole de Dieu et le culte de Dieu.

Agrégation d'histoire et de géographie .

1839. Étudier dans la Cité de Bien de saint Augustin ce qui se rapporte aux événements de son temps, et ap- précier l'explication qu'il en donne.

1842. Étudier le traité de Salvien, De gubernationc Del et indiquer quels renseignements on peut en tirer pour l'histoire du ve siècle de l'ère chrétienne.

1845. Recueillir dans les lettres de saint Bernard ce qui se rapporte à l'histoire des événements et des mœurs de son temps.

1846. Rechercher dans les lettres et dans les sermons de saint Augustin ce qui a rapport à l'histoire politique et littéraire de son temps.

1847. Rechercher dans les lettres de saint Jérôme ce qui a rapport à l'histoire politique et littéraire de son temps;

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Enfin , on ne saurait l'oublier, si de nos jours l'é- tude des Pères a été rendue plus facile, si leur génie a été plus équitablement apprécié, à qui le doit-on, si- non à l'illustre écrivain qui , par son enseignement et ses ouvrages , a tant contribué à les remettre en lu- mière, à l'auteur du Tableau de V éloquence chrétienne au ive siècle ?

Voilà nos traditions; les traditions de la nouvelle comme de l'ancienne université : l'université a tou- jours eu pour maxime d'inspirer à la jeunesse avec le goût des belles-lettres celui des lettres divines , divinee lectiones ; c'est l'expression de Cassiodore.

ÉTUDES

SUR

LES PÈRES DE I/ÉGLISE.

CHAPITRE PREMIER.

PRÉPARATIONS ET OBSTACLES QUE RENCONTRE L'ÉTABLISSEMENT DU CHRISTIANISME.

Quand le christianisme parut , il était attendu. Un siècle avant la venue du Christ, non-seule- ment au sein de la Judée , mais dans le monde païen, à Rome même, des bruits étranges, des voix prophétiques annonçaient un grand événe- ment. Ces voix partaient de l'Orient : l'Orient devait dominer, et la nature allait enfanter un roi pour les Romains. Ces pressentiments sin- guliers que recueillait l'histoire, la poésie les chantait. Inspiré d'un souffle inconnu, organe d'une prophétie qu'il ne comprenait pas, Virgile célébrait dans la quatrième églogue cet ordre nouveau qui devait changer la face de la terre; et dans le sixième livre de X Enéide , interprèle i 4

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de la philosophie platonicienne , il faisait sortir du secret des mystères, sur les destinées de l'âme humaine après la mort, des dogmes voi- sins des espérances chrétiennes.

En même temps que l'avènement du chris- tianisme était ainsi préparé par les divinations de la poésie , par les témoignages de l'histoire , d'autres pensées se remuaient au fond des cœurs, qui devaient faciliter l'établissement de la religion nouvelle. Par la bouche de Cicéron , la philosophie proclamait de grandes et saintes vérités : l'unité de Dieu , l'immortalité de l'âme , la fraternité humaine , la charité.

Mais ce qui, plus que les aspirations spiritua- listes de la poésie, plus que les pressentiments sublimes de la philosophie, devait rendre facile et heureuse la propagation de l'Évangile, c'é- taient les misères morales de la société romaine. Tout alors en effet souffrait; mais surtout la femme, l'enfant et l'esclave; déshérités, mis en dehors du droit commun , ils attendaient un af- franchissement et une réhabilitation.

A Rome, en droit, sinon en fait, la femme n'était guère plus qu'une esclave ; une mineure tout au plus, sous la main et en la puissance du mari. Tant que Rome fut pauvre, tant que les familles, même les familles patriciennes, vécu- rent principalement aux champs, uniquement occupées aux soins du ménage , quelquefois à de

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durs travaux, les femmes ne sentirent pas, ou supportèrent patiemment leur joug. Mais quand , à la suite des conquêtes et avec les dépouilles de l'univers, le luxe commença à s'introduire dans Rome , elles goûtèrent moins cette vie de travail et de solitude. La loi Oppia, vivement appuyée par de complaisants tribuns, soutenus de la pré- sence inusitée des femmes sur le forum , marque pour eiles , dans l'histoire de Rome, une ère nou- velle. Dès ce moment, l'antique sévérité fléchit ; et insensiblement les femmes obtiennent de l'u- sage, sinon de la loi, leur émancipation. Cette émancipation, surprise plutôt qu'accordée, fut pour la famille un grand malheur. Longtemps exclues de l'autorité et du grand jour, les femmes y rentrèrent violemment par l'audace et la licence; Agrippine et Messaline, ces noms di- sent assez jusqu'où allaient leurs emportements. C'étaient les excès et les caprices du souve- rain pouvoir.

Pour être plus obscurs , les désordres domes- tiques n'étaient ni moins grands, ni moins nom- breux. Le mariage n'était plus qu'un adultère masqué et commode; le divorce, un jeu, un des vœux et un des fruits du mariage : Répudiant jam et votum est, quasi matrimotiii fvuctas , dit Ter- tullien. On comptait ses années par le nombre des maris, et non par le nombre des consuls; on divorçait pour se remarier, on se mariait pour

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divorcer, ainsi s'exprime Sénèque; aussi le sati- rique ajoutait-il avec raison :

Quœ uubit toties, non nubit, adultéra lege est.

Parlerai -je d'autres désordres plus honteux encore? Dirai-je, avec l'historien, que des femmes de nobles familles se faisaient inscrire au nombre des courtisanes , et que la loi dut intervenir, non pour empêcher, elle y était impuissante, mais pour régler ces dégradations patriciennes ?

Cette facilité de se prendre et de se quitter , avait d'autres et plus graves inconvénients ; l'ex- position des enfants en était l'inévitable consé- quence; homicide toléré par la loi, ce sera un des premiers et des plus grands bienfaits du christianisme, que d'en réparer les épouvan- tables abus, jusqu'au jour il les pourra entiè- rement empêcher.

Tels étaient donc pour beaucoup d'enfants l'in- souciance ou le crime de leurs mères ; tels étaient les sinistres auspices sous lesquels ils entraient dans la vie, quand l'existence leur était laissée. Voyons ce que devenait l'enfant qui, plus heu- reux, n'avait pas été renié par sa mère.

Dans les premiers siècles de Rome , l'éducation de l'enfant était fort simple. Pour le jeune pa- tricien, accompagner son père au séuat, assis- ter quelquefois aux délibérations , s'attacher à

quelque jurisconsulte habile, et , dans son com- merce, s'initier au mystère des formules du droit; se préparer ainsi à la carrière politique et civile; puis , le temps venu , passer par les camps pour revenir au forum et arriver aux honneurs , ce fut là, pendant longtemps, toute l'éducation du jeune Romain.

Peu à peu, cet enseignement héréditaire, cette science de tradition s'effacèrent; le droit resta comme étude , et non plus comme préparation politique. Puis vinrent les maîtres grecs, souvent proscrits et jamais réellement repoussés, et sur le fonds romain, rude et sauvage, se déposèrent les germes d'une plus douce et plus brillante culture. Mais ces germes qui amollirent le caractère pri- mitif, ne le changèrent point; sous la politesse, la cruauté resta, et alors parurent les vices de l'ancienne éducation. Cette éducation n'avait eu pour but, au dehors, que la conquête, au dedans, la rivalité politique, c'est-à-dire, le courage dans les camps, au forum, la chicane; dur et avare, le Romain ne connaissait d'autre art que celui du droit. Cette éducation , étroite et sévère , bonne jusqu'à la soumission de l'univers, l'univers sub- jugué , se trouva en défaut, et le danger que la prévoyance de l'État n'avait pas su éviter, la fa- mille ne put ou ne voulut pas en sauver l'en- fant. Si quelques femmes, si la mère des Grac- ques, de César, avaient elles-mêmes veillé sur le

berceau de leurs enfants et sur leurs jeunes an- nées, ces exemples ne furent pas suivis; l'éduca- tion de l'enfant fut abandonnée à quelque vieille parente, indifférente ou inhabile; et encore c'é- taient les plus attentifs qui agissaient ainsi. Pour l'ordinaire, un esclave grec était chargé du soin d'élever le maître du monde ; et vengeant sa servitude par la flatterie, il ravalait à ses vices son futur tyran. Après tout, je ne sais si, au sein de la famille , l'enfant eût mieux rencontré. Ce n'est pas un moraliste exagéré, ce n'est pas Sé- nèque, c'est le sage Quintilien qui nous trace de la corruption de l'enfant au sein de sa famille, ce triste et fidèle tableau : « S'il leur échappe quelque impertinence on quelques-uns de ces mots qu'on se permettrait a peine dans les orgies d'Alexandrie, nous accueillons toutes ces gentil- lesses d'un sourire ou d'un baiser ; et tout cela ne me surprend pas ; ce ne sont que de fidèles échos ; ils sont témoins de nos impudiques amours; tous nos festins retentissent de chants obscènes , et nous y étalons des spectacles qu'on aurait honte de nommer. Les malheureux ! ils apprennent tous les vices avant de savoir ce que c'est que des vices. »

Aussi quand nous verrons l'Eglise, par uu con- seil, au premier abord rigoureux, prendre parti pour l'enfant contre la famille, approuver les fuites au désert , tout en regrettant ces divorces

douloureux, nous les comprendrons en un temps la famille elle-même n'était un sûr asile ni pour le cœur , ni pour l'esprit de l'enfant. Tel était , dans la corruption du monde romain , le sort de l'enfant et de la femme; plus misérable encore était celui de l'esclave.

On sait ce qu'était l'esclave dans les lois et les idées romaines; une chose et non un homme, moins nul encore qu'il n'était vil ; un instrument que l'on vendait avec le vieux fer ; moins , bien moins malheureux toutefois par les rudes tra- vaux auxquels le condamnait l'avarice des an- ciens Romains, que par les indignes affronts que lui fit plus tard subir leur corruption. De quels outrages, en effet, ne s'avisait pas le caprice d'un maître! Sénèque n'a pas craint de les rappeler; je serai moins hardi, et me contenterai de ces mots dont l'auteur, arbitre souverain de l'élégance et des raffinements du luxe romain, ne saurait être suspect: « J'ai payé mille deniers, fait-il dire à un esclave, la liberté de ma femme, pour qu'un maître n'eût plus le droit de la prendre pour son essuie-main. » Aussi, les esclaves seront-elles les premières à embrasser l'Évangile. « Pour décou- vrir la vérité, dit Pline le Jeune, j'ai jugé néces- saire de soumettre à la torture deux femmes es- claves qu'on disait initiées à leur culte! » Esclave et femme , les deux misères ici réunies se réfu- giaient dans les espérances chrétiennes :

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Praecipites atrâ ceu tempestate columbae Condensa?, et Christi amplexœ simulacra sedebant.

Si , de ces souffrances et de ces dégradations partielles, on passe au tableau général de la so- ciété romaine, on n'aura pas un moins triste spectacle.

Le génie romain , génie dur et sauvage , cor- rompu plutôt qu'adouci par les arts de la Grèce, retenant, au milieu des vices nouveaux que lui apportaient les richesses de la conquête , ses vices originels, l'ambition et la cruauté, offrit alors un hideux spectacle. Ces fiers patriciens qui, vainqueurs de l'univers, avaient, au temps de Sylla , quand l'univers n'eut plus d'ennemis à leur donner, tourné leurs armes contre eux- mêmes, et conservant dans leurs crimes mêmes quelque chose de leur première et féroce gran- deur , s'étaient disputé dans les guerres civiles les dépouilles que la victoire avait amassées au sein de Rome, nous les voyons alors se rabattant aux délations, genre honteux et timide de pro- scriptions , tomber , tour à tour sacrificateurs et victimes, aux pieds delà tyrannie qui excitait moins leurs haines sanguinaires et avides, qu'elle ne s'y prêtait.

Ainsi Rome ne retenait de son génie primitif que les vices qui s'y mêlaient à de fières mais dures vertus; la barbarie restant, le courage avait disparu. Si l'Italie vit encore, si elle se défend

contre les peuplades du nord, qui déjà l'in- quiètent et la pressent , c'est avec les forces et le sang des nations mêmes qu'elle a soumises ; ce sont les provinces qui, la recrutant, qui, mariant un sang vigoureux à son sang appauvri, lui donnent une vie artificielle et précaire : contre l'ordinaire, la vie n'est plus qu'aux extré- mités. Le sénat aussi bien que l'armée, l'élo- quence comme la poésie, se raniment à une influence étrangère : généraux, magistrats, ora- teurs et poètes, lui viennent de l'Espagne, de la Gaule, de l'Afrique; les empereurs aussi.

En se mêlant ainsi à tous les peuples, Rome s'y perd et s'y abîme ; elle leur livre insensiblement l'empire. Tout concourt à cet affranchissement de l'univers, la tyrannie des empereurs aussi bien que la faiblesse des Romains : c'est sur Rome que retombe le joug qu'elle avait fait peser sur les peuples; plus près de la tyrannie, elle en porte tout le poids; les empereurs s'arment et s'ap- puient contre elle des provinces. On est surpris d'abord de cette longue patience de l'univers , en présence des forfaits et des monstruosités de la tyrannie impériale; on s'étonne qu'elle ait si longtemps trouvé les peuples résignés et trem- blants ; mais en pénétrant plus avant , cet étonnement cesse bientôt : cette tyrannie ne s'exerçait guère qu'au sein de Rome et sur les patriciens ; le peuple et les provinces la voyaient

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avec indifférence; le peuple y applaudissait; les provinces, elles, en profitaient; leurs franchises municipales étaient respectées : loin de la tyran- nie, leurs regards comme leurs droits n'en étaient point atteints et violés. Ainsi se resserrait chaque jour autour de Rome le cercle fatal dans lequel elle devait s'éteindre.

Gomment se consolaient les Romains du des- potisme et d'une inévitable ruine? par l'ivresse des plaisirs. Ne demandons point aux peintures exagérées de la satire, à Martial, à Juvénal, de nous révéler ces tristes secrets de la corruption romaine; des auteurs graves, des moralistes, Sénèque et Pline l'Ancien, y suffisent et au delà. Que rappeler de préférence dans ces sa- turnales de la toute-puissance , dans ce délire des imaginations excitées et servies par les ri- chesses de l'univers? la gourmandise? oui, c'é- tait bien un des vices dominants de ces Ro- mains dégradés. Pour l'assouvir, la terre, la mer, les contrées les plus lointaines n'ont point de productions assez rares; vainement pour y satisfaire la vie d'un peuple tout entier , la vie du peuple roi, ainsi l'avaient-ils appelé, est-elle chaque jour exposée à tous les dangers , rien ne saurait rassasier ces monstrueuses convoitises de la satiété romaine. Aux recherches de la gour- mandise se joignent les caprices insolents, les orgueilleuses fantaisies de la richesse. Une

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femme : « portant un petit filet autour de son cou » dans une seule coupe, buvait la dépouille et les larmes d'une province : « Voilà, s'écrie Pline, voilà le fruit des concussions; voilà pourquoi Lollius, diffamé dans tout l'Orient pour les présents qu'il avait extorqués aux rois, et tombé dans la disgrâce de Caïus César , fds d'Auguste, avala du poison : c'était pour que sa petite-fille se fît voir aux flambeaux avec une pa- rure de quarante millions de sesterces, » et il ajoute : « Calculez d'un côté ce que portèrent dans leurs triomphes Curius etFabricius; et d'un autre côté, voyez à table, une seule femme, une Lollia! imam i m perii millier cuhun accuban- tem ! N'aimeriez-vous pas mieux qu'ils eussent été arrachés du char triomphal , plutôt que d'avoir , par leurs victoires , préparé de tels scandales ? » C'est par un même sentiment d'in- dignation et de philosophique pitié que Montes- quieu, après avoir retracé ce long et laborieux enfantement de la grandeur romaine qui doit échoir à Caligula, s'écrie avec une éloquente tristesse : « C'est ici qu'il faut se donner le spec- tacle des choses humaines. Qu'on voie dans l'his- toire de Rome , tant de guerres entreprises , tant de sang répandu, tant de peuples détruits, tant de grandes actions , tant de triomphes , tant de politique, de sagesse, de prudence, de courage; le projet d'envahir tout, si bien formé, si bien

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soutenu, si bien fini , à quoi aboutit-il ? qu'à assurer le bonheur de cinq ou six monstres! »

Tel avait donc été le fruit des conquêtes ro- maines, de provoquer et de satisfaire les ca- prices les plus extravagants du luxe et de la sen- sualité.

De un excès de misère égal à l'excès du luxe et des profusions. Aussi l'image du pauvre appa- raissait-elle quelquefois au milieu delà splendeur des festins et en assombrissait l'éclat. Voici les convives rassemblés autour de la table de Tri- malcbion. Selon la coutume des anciens, on a placé sur la table un squelette d'argent pour rappeler aux convives la rapidité de la vie, et les exciter à en jouir par la pensée et en quel- que sorte la présence de la mort. En outre, la salle à manger est ornée d'une horloge près de laquelle un esclave, la trompette à la main, avertit de la fuite du temps et de la vie. Les convives se livrent donc à la joie et à la surprise des profusions brillantes et ingénieuses qui, à chaque instant, trompent agréablement leurs regards et réveillent leur appétit languissant. Tout à coup la scène change ; des inquiétudes singulières se mêlent à la joie des convives; on craint que la récolte ne soit mauvaise; la saison malsaine, le blé cher; on craint enfin la famine. « Je vous jure, dit un dos interlocuteurs que, de loule la journée, je n'ai pas trouvé à me

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procurer une bouchée de pain. » Enfin une image funèbre apparaît; elle vient tout couvrir et offusquer de son ombre : un des convives, dans un moment de distraction ? va raconter cette his- toire : « Un pauvre et un riche étaient ennemis ; qu'est-ce que le pauvre ? quid est pauper? » s'écrie tout à coup, comme par un mouvement involontaire, le héros du festin. À cette ques- tion, celui auquel on l'adresse, n'a garde de répondre ; il détourne la conversation , et débite je ne sais quelle dissertation savante. Il ne pouvait mieux faire en effet, car le vieux monde romain n'avait pas la réponse à cette question; aussi cherchait-il à refouler cette apparition fâcheuse du pauvre au milieu de ses joies: il était perdu si ce fatal secret de la misère venait à être divul- gué. Mais malgré le silence et les précautions, le fantôme grandissait; la société romaine tout en- tière se sentait troublée dans ses joies et inquiète de son avenir : Le pauvre et le riche étaient en- nemis. Le festin de Trimalchion déjà assombri par une imprudente curiosité , s'attriste de plus en plus. Commencé joyeusement au milieu des saillies du vin, de l'esprit, de l'éclat des candé- labres étincelants d'or et de lumières, il se couvre insensiblement de lueurs funèbres; il finira dans les larmes : on dirait un dernier re- pas d'Herculanum ; les convives ont encore la coupe à la main, la couronne de fleurs sur la

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tète; mais la mort a glacé le sourire sur leurs lèvres et la vie dans leur cœur.

La cruauté suivait la débauche et la gourman- dise. Sénèque, dans son traité De la colère, nous a étalé les enrayants caprices de ces maîtres du monde. Ces caprices, pour les riches, se satis- faisaient assez facilement. L'esclave était pour subir et épuiser tous les emportements du maître. Un esclave a-t-il cassé un vase de cristal ? on le fait saisir et jeter aux murènes. Mais le peuple n'avait pas ces satisfactions; il fallait pourtant contenter en lui cette vieille férocité du sang ro- main , qui , nourrie aux guerres civiles et étran- gères, eût été redoutable 'dans les loisirs de la paix. Les combats de gladiateurs y pourvurent. Ce fut pour le peuple romain l'image et l'émo- tion, sans périls, de ces luttes terribles qui lui avaient soumis l'univers : les jeux sanglants du cirque furent pour les farouches enfants de Ro- mulus le dernier et le plus cher des plaisirs, et le plus grand outrage de Rome envers l'humanité. Les sages d'entre les païens en étaient révoltés ; mais leurs paroles ne pouvaient triompher de l'endurcissement des mœurs romaines; il y fau- dra une autre et plus puissante autorité. Renver- ser les amphithéâtres, obtenir du peuple roi qu'il ne fasse plus d'un spectacle de sang, l'intérêt et la beauté de ses fêtes, ce sera l'œuvre et la vic- toire de la parole chrétienne.

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D'autres vengeurs sont tout prêts d'ail- leurs.

L'esclave, la femme, tous les faibles et les opprimés de la société ancienne, n'étaient pas les seuls et les plus puissants auxiliaires que dut trouver l'établissement du christianisme; Rome n'avait pas seulement écrasé les faibles, elle avait écrasé les peuples; ceux qu'elle appelait les barbares, elle les avait attaqués, poursuivis, anéantis jusque dans leurs dernières retraites; elle leur avait porté la servitude sous le nom de paix; c'était leur sang qu'elle répandait dans les amphithéâtres. 11 y avait donc une vengeance préparée pour l'univers. Tacite lui-même l'en- trevoyait comme une fatalité que les dieux te- naient suspendue sur Rome. Ces peuples en effet , selon l'expression de Fénelon , étaient destinés à punir Rome, enivrée du sang des martyrs, enivrée aussi de celui de ces autres martyrs de l'humanité outragée , les gladia- teurs. Voilà les alliés du christianisme, ceux qu'il doit trouver les plus empressés et les plus fidèles à sa voix. Les barbares avaient encore un autre rôle que celui d'affranchir l'esclave et de le venger; ils devaient aussi, par le culte qu'ils avaient pour elle , relever la femme de sa dé- chéance et aider, en cela encore, à l'œuvre du christianisme : la chevalerie sera guerrière en même temps que religieuse.

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Ces vengeurs, Tacite les a peints admirable- ment. Quand, dans le plus instructif de ses ou- vrages, il oppose à la corruption romaine le ta- bleau des mœurs simples et vigoureuses de la Germanie, on croirait d'abord que saisi de l'es- prit nouveau , sentant son pays mort aux gran- des choses, il veut appeler d'avance les races du nord à prendre leur part dans l'œuvre provi- dentielle. Rien n'est pourtant plus contraire à sa pensée. Ces vertus barbares qu'il signale aux Ro- mains, il les redoute plus qu'il ne les admire; c'est un danger qu'il dénonce à ses concitoyens dégénérés. Il est heureux de pouvoir leur ap- prendre qu'une peuplade germaine a péri tout entière par une ligue des nations voisines , et il ajoute : « Puissent durer à jamais dans le cœur de ces nations, à défaut d'affection pour nous, ces haines contre elles-mêmes! car, notre empire s'élant élevé au faîte de ses destinées, la fortune ne peut rien nous offrir de plus que les discordes de nos ennemis. » Triste vœu, et pressentiment remarquable tout à la fois de cet avenir que Tacite cherchait vainement à conjurer!

En même temps que les mœurs , étaient tom- bées les croyances religieuses. Vainement par des lois sévères et des décrets répétés , Rome avait-elle voulu maintenir le culte ancien. Déjà, au siècle des Sçipions, la foi était atteinte. Ennius avait traduit le livre d'Evhemère, tous les

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dieux étaient convaincus de n'avoir été que des hommes placés dans le ciel après leur mort, pour leurs bienfaits , quelquefois pour leurs cri- mes. Et tandis que le futur vainqueur de Car- tilage allait s'enfermer dans les temples pour y recevoir les conseils des dieux , le même Ennius, son ami, se moquait dans ses vers des devins et des aruspices. Un autre ami des Scipions, le Grec Polybe, expliquait froidement la raison politique et le but officiel de la religion. Bientôt les dieux furent exposés sur la scène aux railleries et à l'imi- tation scandaleuse des hommes. Dans une de ses pièces, Térence nous montre un jeune débauché excusant ses désordres, les justifiant par l'exem- ple du maître des dieux. « Pourquoi, dit-il, chétif mortel, ne ferai-je pas ce que font les dieux? » La satire n'est pas plus respectueuse à leur égard que le théâtre. Un autre poëte nous représente les dieux qui , assemblés en conseil , se dispu- tent d'abord entre eux certaines prérogatives, mais qui, terminant à l'amiable cette querelle de famille, finissent par se décerner récipro- quement et d'un commun accord le titre de père.

La hardiesse va chaque jour en augmentant. Qu'est-il besoin de rappeler Lucrèce renversant du même coup et l'Olympe et les dieux ; Ovide racontant leurs humaines faiblesses et ramenant la théologie à la fable ? Voici un plus grave i 2

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symptôme : la politique elle-même, jusque-là si discrète, si étroitement liée à la religion, la po- litique cède à la tentation de se montrer philoso- phique. Cicéron, dans son traitée la Nature des dieux, a si bien devancé les attaques que les apo- logistes chrétiens devaient livrer au paganisme, que plus tard le paganisme voudra anéantir ce traité. Varron, le savant et réservé Varron, pu- blie qu'il y a une théologie politique, et donne la liste infinie de tous les Jupiters ; Sénèque ne mé- nagera pas davantage les superstitions et les di- vinités païennes. Dans cette métamorphose bi- zarre qu'il fait subir à Claude après sa mort , il montre les dieux délibérant s'ils doivent recevoir parmi eux l'époux d'Agrippine, et se plaignant de la facilité avec laquelle on crée des dieux : « Autrefois, dit l'un deux, c'était une grande af- faire que d'être fait dieu, aujourd'hui vous avez ravalé cet honneur dans l'opinion. En consé- quence, je suis d'avis qu'à dater de ce jour nul ne soit fait dieu ; quiconque , au mépris de ce sénatus-consulte, sera fait dieu soit en sculpture, soit en peinture, je vote pour qu'il soit livré aux larves. » On sait d'ailleurs que Sénèque avait composé un traité spécial contre les superstitions. Un contemporain de Sénèque dit aussi qu'il est plus facile dans cette foule de dieux que l'on crée chaque jour, de trouver un immortel qu'un homme. Enfiu Pline l'Ancien, dans un court

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chapitre, fait justice de ton les les monstruosités et de toutes les fables du polythéisme.

Ces libertés philosophiques doivent-elles sur- prendre ? César n'avait-il pas déclaré, en plein sénat, qu'au delà de la vie il n'y avait rien? Cicé- ron lui-même , jeune, il est vrai, et dans un in- térêt d'avocat , avait aussi donné contre le sup- plice d'un coupable, cette déplorable raison. Auguste , qu'Horace n'avait point encore con- verti, Auguste, dans un repas sacrilège et licen- cieux, parodie les grandes divinités de l'Olympe. Toute tradition religieuse se perd. Sous Tibère , les vierges manquent aux autels de Vesta ; il faut les y rappeler par de grands et nouveaux privi- lèges. Enfin, sous Claude, quand le flamine vient à mourir , on ne le peut remplacer légale- ment», et cela, dit l'historien, par négligence et oubli des cérémonies saintes : le secret de la con- farréation, c'est-à-dire du mariage religieux, condition indispensable des flamines , ce secret était perdu.

Cette ruine de la croyance avait laissé dans les âmes un grand besoin d'espérances que le paga- nisme était impuissant à satisfaire. Sénèque veut- il consoler une mère de la perte de son fils , il ne trouve rien de mieux à lui dire , sinon qu'après la mort il n'y a plus de sentiment , parlant plus de douleur ; et par conséquent, qu'il ne doit plus y avoir de regrets. Pline l'Ancien va plus loin;

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il regarde le suicide comme un privilège de l'homme, dénié aux dieux; et quant à l'immor- talité, c'est une illusion misérable de l'humanité, toujours ingénieuse à se tromper elle-même, toujours avide de vivre; enfin, pour la philoso- phie la plus religieuse alors, pour le stoïcisme, Dieu, c'était l'univers ; « Dieu, dit Lucain, est- il? L'air, la mer, le feu, le ciel, n'est-il pas tout entier ? »

D'où étaient venus au génie romain , naturel- lement si religieux et si grave, cette indifférence et ce doute général ?

Vers le vje siècle avant l'ère chrétienne , l'es- prit romain se trouva pour la première fois en contact avec l'esprit grec. Les rapports qu'il en- tretint alors avec les brillantes populations de la Grande-Grèce, le poussèrent rapidement dans des voies nouvelles ; de cette époque datent les progrès que Rome fit dans les sciences et dans les lettres, j'ajouterai dans la corruption; car je crains que Rousseau n'ait pas complètement tort. La célèbre ambassade de Diogène, de Carnéade, de Critolaùs, tous les systèmes philosophiques de la Grèce représentés semblaient d'un seul coup assiéger et forcer les portes du sénat jusque-là étroitement fermées à la philosophie, cette am- bassade fut singulièrement fatale au génie antique de Rome; mais , fatale à Rome , elle fut utile à l'humanité, et par suite, à l'établissement du chris-

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tîanisme. Alors, en effet, l'ancienne intolérance romaine fut vaincue; l'Orient, si souvent repoussé, entra à la suite de la Grèce; d'abord proscrit, ainsi que la philosophie , il finit par triompher. Le sénat décrète la destruction des temples d'Isis et de Sérapis ; il chasse les astrologues chaldéens et les adorateurs de Jupiter Sabazius. Inutile ré- sistance! le temple d'Isis et de Sérapis, démoli en 701 , se relèvera bientôt; et le jour n'est pas loin Tacite pourra dire avec justesse que Rome est le rendez-vous de toutes les superstitions , et annoncer le triomphe définitif de l'Orient.

Ainsi l'avènement du christianisme se trou- vait préparé par les souffrances et les aspirations morales des âmes, par l'affaiblissement de l'an- cien esprit romain, par l'absence et le besoin de croyances, par une tolérance nouvelle, sinon de la loi, nous le verrons, de l'opinion du moins ; enfin il l'était en quelque sorte matériellement. L'univers conquis et pacifié s'ouvrait tout entier à la prédication évangélique; elle pouvait direc- tement s'adresser à ces peuples barbares dont Tacite avait loué les vertus natives, et qui devaient être les prémices du christianisme. Ces larges voies militaires que Rome n'avait établies que pour la rapidité et la sûreté de ses victoires, se- ront autant de routes prédestinées par se précipiteront dans un monde nouveau les mis- sionnaires de la foi nouvelle : « Que vos conseils,

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6 Seigneur, sont admirables, et que vos voies sont profondes ! Votre Eglise devait être prin- cipalement établie parmi les gentils ; et vous choisissez aussi la ville de Rome , îe chef de la gentilité, pour y établir le siège principal de la religion chrétienne! H y a encore ici un autre secret que vos saints nous ont manifesté. Dans le dessein que vous aviez de former votre Église en la tirant des mains des gentils , vous aviez préparé de loin l'empire romain pour la recevoir. Un si vaste empire, qui réunissait tant de nations, était destiné à faciliter la prédication de votre Évangile et à lui donner un cours plus libre. Il vous appartient, 6 Seigneur, de préparer de loin les choses , et de disposer pour les accom- plir des moyens aussi doux, qu'il y a de force dans la conduite qui vous fait venir à vos fins. À la vérité, l'Évangile devait encore aller plus loin que les conquêtes romaines , en annonçant aux Grecs, aux barbares et aux nations les plus reculées , la monarchie du vrai Dieu , et il devait être porté aux nations les plus barbares. Mais enfin l'empire romain devait être son siège prin- cipal. O merveille! les Scipions, les Lucullus, les Pompée , les César , en étendant l'empire de Rome par leurs conquêtes, préparaient la place au règne de Jésus-Christ, et selon cet ad- mirable conseil, Rome devait être le chef de l'empire spirituel de Jésus-Christ, comme elle

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l'était de Pempire temporel des Césars. Rome fut sous les Césars plus victorieuse et plus conqué- rante que jamais : elle contraignit les plus grands empires à porter le joug ; en même temps elle ouvrit une large entrée à l'Évangile. Ce qui était reçu à Rome , et dans l'empire romain , prenait de son cours pour passer encore plus loin. » Cette pensée, si bien exprimée ici par Bossuet , de la destinée providentielle de Rome , se trouve également indiquée dans saint Jérôme et dans saint Augustin. Il faut joindre à cette facilité de communications l'unité de langage et d'admi- nistration. La langue grecque et la langue latine, en effet, étaient, sauf quelques idiomes tels que le chaldéen, le syriaque, la langue de l'Egypte, idiomes laissés au petit peuple , des langues uni- verselles.

Telles étaient les préparations que rencontrait l'établissement du christianisme ; mais les obsta- cles étaient plus grands encore, plus nombreux, que ces préparations n'étaient favorables. Si le christianisme avait pour lui les misères, les igno- rances, les injustices de la société; contre lui, il avait la politique, les passions, les intérêts, la loi, le sénat et les préjugés du peuple.

Partout, les attaques à la religion sont graves \ mais à Rome, dans cet empire la constitution politique était de toute part enveloppée, contenue dans la constitution religieuse; le souverain

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était aussi le pontife; la magistrature était un véritable sacerdoce ; les grandes familles te- naient à la religion de l'Etat par des souvenirs, des intérêts, des gloires héréditaires; l'éter- nité de l'empire se confondait avec celle de la religion , dans un tel empire , le christianisme devait trouver et trouva, dans les pouvoirs, une résistance organisée et vigoureuse. Il ne put même profiter de cette adoption facile que rencontraient les autres cultes : « On sait, dit Montesquieu, que les Romains reçurent dans leur ville les dieux des autres pays : ils les reçurent en conquérants; ils les faisaient porter dans les triomphes ; mais , lorsque les étrangers vinrent eux-mêmes les éta- blir, on les réprima d'abord. On sait de plus que les Romains avaient coutume de donner aux divinités étrangères les noms de celles des leurs qui y avaient le plus de rapport; mais, lorsque les prêtres des autres pays voulaient faire adorer à Rome leurs divinités, sous leurs propres noms, ils ne furent pas soufferts, et ce fut un des grands obstacles que trouva la religion chrétienne. » De son coté, le christianisme se refusait à entrer dans un partage sacrilège avec les autres divi- nités; son Dieu était un dieu jaloux.

Une loi de Romulus défendait l'introduction des superstitions étrangères. Cette loi , souvent renouvelée et confirmée sous la république, fut maintenue sous 1* empire. C'était contre le

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christianisme, de terribles précédents ; ils ne suf- firent pas. Néron le premier fit contre les chré- tiens des lois sévères, que ses successeurs renou- velèrent ou étendirent.

Du reste, en cela comme dans les persécutions, les empereurs obéissaient plutôt aux sévérités du sénat , qu'ils n'en prenaient l'initiative. Un an- cien décret , rappelé par Tertullien , porte que toute divinité devait être consacrée par le sénat. Le sénat maintint avec opiniâtreté ce privilège ; il en fut des persécutions contre les chrétiens comme des proscriptions; les empereurs y fu- rent plus souvent poussés que naturellement portés. Placés plus haut, plus désintéressés dans la lutte , ils furent d'abord tolérants pour les chrétiens ; mais les sénateurs, qui avaient les charges et les honneurs du sacerdoce , y renon- çaient plus difficilement.

Non-seulement le sénat et la loi étaient contre les chrétiens, mais ceux même qui étaient char- gés de l'interpréter et de l'enseigner , les juris- consultes , étaient leurs plus redoutables adver- saires ; et comme si cet ancien esprit du droit, qui était le génie natif de Rome et, à proprement parler , sa littérature originale , ne lui devait ja- mais manquer , au moment le christianisme agrandi, les jurisconsultes, les légistes se pré- sentent en foule et avec éclat : Gaïus , Paul , Pomponius, Ulpien, Papinien, se pressent et se

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succèdent pour défendre la vieille constitution romaine : le ine siècle est le siècle des juris- consultes ; ils ont la faveur et l'oreille du prince. Les jurisconsultes sortaient en général du stoï- cisme. L'esprit du stoïcisme, cet esprit positif et pratique , qui allait si bien au caractère romain, passant dans le droit, lui communique son in- flexibilité. Le droit cependant sera obligé de se relâcher de sa rigueur , et tout en combattant le christianisme , il en prendra et en procla- mera les maximes , mettant ainsi , dans le code romain, à l'exemple du code évangélique, les principes de l'égalité humaine.

Le stoïcisme a deux âges : dans le premier, aux prises avec le malheur, il en soutient courageu- sement les assauts ; il triomphe, malgré les dieux; il s'appelle alors Caton et Brutus. A son second âge, moins énergique, il est beau encore. S'il ne sait combattre, il sait mourir, et bien qu'il se drape avec un peu trop de faste, il ala pose noble et le cœur grand. Mais ce courage de résignation, stérile d'ailleurs , cette fermeté doctrinale ne suf- fit plus au monde, et le stoïcisme lui-même y re- nonce. Au moment il est le plus dignement représenté , il est assis sur le trône, à ce mo- ment même, il se sent ému, il s'attendrit : Marc- Aurèle, a-t-on dit, se serait donné la mort, non plus par regret pour la liberté, mais par ennui et tristesse delà vie; alors le stoïcisme abdique. Mon-

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lesquieu a beaucoup regretté la chute du stoï- cisme. Je ne pense pas qu'à vivre, ni lui, ni l'hu- manité eussent beaucoup gagné ; le stoïcisme était le passé ; Plutarque lui-même , un des derniers croyants du paganisme, le condamne. Mais si le stoïcisme ne pouvait plus faire vivre la société, il en pouvait arrêter la marche , et par ses vertus mêmes il fut contraire au christianisme. Le stoï- cisme a été, politiquement, à l'égard du christia- nisme , ce qu'ont été, légalement, les juriscon- sultes : il Ta combattu par la raison d'État. Ainsi Marc Aurèle, ainsi Traj an lui ont été contraires; leur tolérance naturelle cédait à leur politique.

Après le stoïcisme, le christianisme avait , au sein de la philosophie, un autre ennemi; mais celui-là beaucoup moins noble, l'épicuréisme.

Introduit à Rome au moment le luxe et les arts y entraient sur le char triomphateur qui y rapportait les dépouilles de la Grèce et de l'Asie , l'épicuréisme vint fort à propos pour légi- timer par ses doctrines le mouvement qui allait emporter les Romains vers les plaisirs. Chanté par Lucrèce, bientôt il s'insinua facilement dans les imaginations et dans les mœurs. A Rome , l'é- picuréisme eut, comme le stoïcisme, un caractère particulier : on l'exagéra. Si l'on avait forcé les doctrines de Zenon jusqu'à l'insensibilité, on amollit jusqu'à la volupté celles d'Épicure. Ces deux extrêmes étaient inévitables dans le carac-

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tère romain. Mais vers Épicure la pente était beaucoup plus douce, et par conséquent plus gé- nérale. En vain Cicéron chercha-t-il à lui oppo- ser les doctrines plus pures et plus nobles de l'Académie ; ses efforts, qui arrêtèrent un moment l'influence énervante de l'épicuréisme, ne la pou- vaient entièrement paralyser. Sénèque y échoua également; quoi qu'il fît, il ne réussit pas à épurer l'épicuréisme, à le ramener à son sens primitif et sage. Comment y fut-il parvenu? Cette volupté que l'épicuréisme recelait invinciblement clans ses prémisses, et qu'il était difficile ou plutôt im- possible à la logique de n'en pas tirer, la situation des âmes toute seule eût suffi à l'en exprimer. Quelle philosophie, en effet, pouvait mieux con- venir à cette souveraine licence d'un luxe inouï, d'une fortune, qui était celle de l'univers, aux doutes des esprits, au découragement des âmes , que cette complaisante doctrine qui apprenait tout à la fois à vivre et à mourir agréablement, qui convenait au voluptueux las de l'existence, comme au patricien suspect, condamnés souvent tous deux à se donner la mort sur un signe de l'empereur? L'épicuréisme régna donc dans Rome, à coté ou plutôt au-dessus du stoïcisme : ennemi comme lui, mais pour des motifs con- traires, d'une religion qui condamnait le plaisir, et proscrivait les couronnes de roses. Tous deux d'ailleurs, épicuréisme ou stoïcisme, aboutis-

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saient au même résultat, le suicide. La forme seule en était différente , grave ou riante , in- différente ou philosophique : c'était la mort de Sénèque ou de Pétrone.

Ainsi donc à Rome, contre le christianisme, la loi, le pouvoir, les intérêts, les passions et aussi la philosophie; pour lui, les souffrances du monde, une tolérance nouvelle et cette tris- tesse, ce besoin de croyances qui, au sein même des plaisirs , saisissaient les esprits les plus fri- voles et les plus nobles âmes, et étaient comme les aspirations de la conscience humaine vers les vérités divines.

CHAPITRE IL

LE CHRISTIANISME A ROME. TACITE. SENEQUE. •— TLAVIEN

JOSÈPHE. PLINE LE JEUNE.

Le monde romain fut longtemps sans con- naître le christianisme : à la fin du 11e siècle on le confondait avec le judaïsme, ou on ne voyait en lui qu'une secte philosophique. Tacite dis- tingue à peine les chrétiens des Juifs, et l'on ne sait si, dans cette proscription que fit Tibère de ce que Tacite appelle les cérémonies égyp- tiennes, il faut ou non comprendre les chré- tiens. Quoi qu'il en soit, judaïsme ou phi- losophie, à ces deux titres, le christianisme devait peu attirer l'attention des Romains. Ce dédain ou du moins cette indifférence pour les systèmes philosophiques , que Cicéron et Sé- nèque, après lui, reprochaient à leurs conci- toyens, étaient toujours les mêmes. Le génie romain , grave et pratique , répugnait à d'oiseuses discussions; la loi, dans sa majestueuse brièveté, lui paraissait préférable à de périlleuses théories. On a de ceci, et même relativement au christia- nisme, un remarquable exemple. Quand saint

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Paul fut traîné par des juifs jaloux devant le tri- bunal de Gallion, un frère de Sénèque, Gallion s'enquit d'abord du sujet du différend qui s'était élevé entre saint Paul et les juifs. L'ayant appris , il répondit : « S'il s'agissait , 6 juifs , de quelque crime ou de quelque injustice dont vous eussiez à vous plaindre, je vous entendrais; mais s'il s'agit de paroles , de discussions sur votre foi , je ne veux être votre juge. »

Si . comme secte philosophique , le christia- nisme ne pouvait appeler l'intention des Ro- mains, confondu avec le judaïsme , il ne pouvait obtenir que leur mépris. Les juifs étaient en horreur aux Romains. Rien n'avait pu diminuer cette aversion. Quand le Panthéon s'ouvrit à tous les cultes , seuls les juifs furent exclus de la to- lérance universelle ; il est juste de dire qu'eux- mêmes n'y voulaient point participer. Philon même qui, comme philosophe, incline au syncré- tisme et donne la main à l'Orient, comme juif, Phi- lon est exclusif. Le récit qu'il nous a laissé de son ambassade auprès deCaligula, montre combien, en fait de religion, les idées des juifs étaient con- traires aux idées des Romains. Plus tard, et quand le temple de Jérusalem fatalement détruit semble livrer au monde païen les secrets de son sanc- tuaire, le préjugé contre les juifs et l'ignorance à leur égard subsistent. Pline l'Ancien, qui pouvait recueillir sur la Judée, auprès de Vespasien, de

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si surs renseignements, Pline ne considère les juifs que comme les ennemis de toute divinité.

Tacite ne les connaît pas mieux. Voici com- ment il parle deux : « 11 s'était répandu en Egypte une maladie qui souillait tout le corps ; le roi Bocchoris visita l'oracle d'Hammon ; il en reçut Tordre de purger son royaume et de trans- porter sur d'autres terres cette race d'hommes détestée des dieux. On les fit donc rechercher, on les assembla, et on les déporta dans de vas- tes déserts. Fondant en larmes , ils gisaient dés- espérés, lorsque Moïse, l'un des exilés, leur dit de ne plus attendre aucun secours des dieux ni des hommes qui les abandonnaient également, mais de se confier à lui comme à un guide divin, à lui qui le premier venait les secourir en leurs misères présentes. Ils y consentent, et ignorant leur destinée , prennent un chemin au hasard ; mais rien ne leur était aussi pénible que la pri- vation d'eau , et déjà , près de leur fin , ils res- taient étendus dans les plaines, lorsqu'une troupe d'ânes sauvages, venant de paître, gravit un ro- cher ombragé d'arbres. Moïse les suit, et le sol fécond en herbes, lui indique des sources abon- dantes ; cela les sauva. L'effigie de l'animal qui leur servit de guide pour calmer leur soif et sor- tir du désert, est consacrée dans un sanctuaire. » C'est ainsi que Tacite travestit les traditions mo- saïques.

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Tertullien, rectifiant ce récit, s'exprime ainsi : « Quelques-uns de vous ont rêvé que notre Dieu était une tête d'âne. Tacite est Tauteurde ce conte. Dans le cinquième livre de son Histoire, il parle de la guerre des juifs, il remonte à l'origine de cette nation ; et après avoir dit sur cet article , sur le nom et la religion des juifs tout ce qu'il lui a plu, il raconte que les juifs, libres du joug de l'Egypte , chassés de ce pays et traversant les vastes déserts de l'Arabie, étaient près de mou- rir de soif, lorsqu'ils aperçurent des ânes sau- vages qui allaient boire et qui leur montrèrent une source; il ajoute que par reconnaissance ils ont érigé l'âne en divinité. De là, on a conclu que les chrétiens, comme enclins aux supersti- tions judaïques, adoraient la même idole. Cepen- dant ce même historien, si fertile en mensonges, sane Me mendaciorum loquacissimus , rapporte dans le même ouvrage que Pompée, après s'être rendu maître de Jérusalem, entra dans le temple pour connaître ce qu'il y avait de plus secret dans la religion des juifs, et qu'il ne trouva point ce simulacre. »

Tacite avait pourtant près de lui la réponse à ces bruits populaires, à ces mensongères tradi- tions. Quand Vespasien, préludant à la soumis- sion de la Judée, que devait achever Titus, s'em- para de Joppé, il remarqua, entre les captifs qu'on lui amena, un homme, prêtre et de race i 3

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sacerdotale. Le captif, regardant avec assurance le général romain , lui dit : « Tu seras empereur, Vespasien. » Vespasien , touché sans doute de cette prophétie qui s'accordait en secret avec ses espérances, n'envoya pas le prisonnier à Néron ; il le garda près de lui et l'attacha à sa personne. Ce prisonnier , dans sa reconnaissance , prit le surnom de la famille impériale qui l'adoptait; il s'appela Flavien Josèphe.

Josèphe, admis par le bonheur de sa prophé- tie à l'amitié de Vespasien, chercha à justifier, aux yeux des Romains, et ses compatriotes et leurs mœurs jusque-là si peu comprises. Un homme, un grammairien, Apion , avait rassem- blé dans un écrit toutes les préventions et tous les bruits répandus contre les juifs. Josèphe répon- dit à ces accusations, et dans plusieurs chapitres qui auraient faire hésiter la plume de Tacite, il réfute à l'avance ces erreurs de l'auteur des Histoires. D'autres ouvrages et plus importants, sortis également de la plume de Josèphe, les Antiquités judaïques surtout, auraient pu éclai- rer Tacite.

Tacite cependant semble quelquefois sur le point de saisir la vérité : « Les juifs, dit-il, ne conçoivent Dieu que par la pensée , et n'en re- connaissent qu'un seul. Ils traitent d'impies ceux qui, avec des matières périssables, se fabriquent des dieux à la ressemblance de l'homme. Leur

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dieu est le Dieu suprême, éternel, qui n'est sujet ni au changement, ni à la destruction. Aussi ne souffrent-ils aucune effigie dans leurs villes , en- core moins dans leurs temples. » Mais sa divina- tion s'arrête là.

Que si Tacite méconnaît ainsi les juifs , on ne s'étonnera pas qu'il n'ait pas mieux connu les chrétiens ; qu'il ait vu, sinon avec plaisir , avec indifférence du moins, la cruauté de Néron qui les faisait enduire de soufre et éclairer, flambeaux vivants , les saturnales de ses fêtes , dans ces mêmes jardins devait plus tard s'élever la demeure des pontifes chrétiens; pour Tacite, comme les juifs, les chrétiens sont une race dan- gereuse et malfaisante.

Du reste, cette ignorance de la doctrine chré- tienne n'est pas particulière à Tacite. Quintilien> chargé de l'éducation des deux jeunes enfants de Flavius Clémens qui souffrit le martyre, lui , sa fem- me et sa mère, n'a pas, mieux que Tacite, aperçu le christianisme, que cependant il touchait pour ainsi dire ; mais il ne faut pas s'en étonner. « Un écrivain capable de porter l'excès de la flatterie jusqu'à reconnaître pour dieu un empereur tel que Domitien, était digne de blasphémer contre Jésus Christ et contre la religion. » C'est la ré- flexion de Rollin.

Ce que Tacite, ce que Quintilien ne voyaient pas, un homme, qui les précéda, l'avait soup-

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çonné; cet homme, c'est Sénèque. Sénècjue a-t-il eu connaissance du christianisme? a-t-il entretenu un commerce ëpistolaire avec saint Paul ? on peut en douter; mais ce qui est incontestable, c'est que le philosophe romain a écrit sons le vent du christianisme, qu'il a de merveilleux instincts de la religion nouvelle, et que sa doc- trine offre de singuliers rapports avec la doctrine chrétienne; c'est enfin qu'il attaquait les supersti- tions que Tacite respectait, et il voyait la res- tauration politique et morale de Rome. Tacite et Sénèque! jamais deux figures n'ont été plus diffé- rentes. De ces deux hommes , l'un a toujours les yeux tournés vers le passé; l'autre vers l'ave- nir ; l'un voit Rome, l'autre , le genre humain.

Tacite, nous l'avons vu , était préoccupé de l'avenir de son pays ; mais c'était l'homme le moins capable d'admettre que le monde pût avoir une autre forme que celle que la conquête et le temps lui avaient donnée : religion , politique , science, morale, tout en lui est romain. Rome avant tout et au-dessus de tout ; c'est ainsi seu- lement qu'il concevait la vie dans les choses hu- maines ; hors de , rien , sinon la mort de l'empire , dont la pensée le troublait comme un pressentiment funeste. Deux circonstances con- tribuèrent à nourrir en lui cette grande et solen- nelle inquiétude : au dedans , les désordres de l'empire; au dehors, les premiers mouvements

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des barbares. Tacite est le Romain qui, déjà frappé , se recueille en lui-même et s'enveloppe dans son manteau pour mourir.

Tel n'est point Sénèque. Sénèque, lui, consent à vivre ou plutôt à revivre; et il ne craint pas de chercher dans la philosophie générale , dans l'humanité , ce qu'il ne trouve plus dans la poli- tique romaine, l'espérance et la foi; il laisse les ruines de l'empire, il s'enquiert d'un monde nouveau. Tacite, au contraire, ne sait que regret- ter et se souvenir; il persiste à voirie monde tout entier dans Rome, et se retourne malgré lui jus- qu'à la république ; pour Sénèque, la république, c'est l'univers tout entier.

Le caractère tout romain de Tacite , son ar- dent et profond patriotisme expliquent suffi- samment comment ses yeux sont restés fermés à la lumière nouvelle. L'ami de Tacite, Pline le Jeune , a mieux connu que lui la doctrine chré- tienne, et lui a été plus indulgent. Unis par une étroite et constante amitié, Tacite et Pline le Jeune étaient deux caractères bien différents. Sans renier la liberté, Pline le Jeune ne la voyait pas fatalement clans le retour à la république; il l'acceptait volontiers d'un prince juste et magna- nime; et je serais tenté de croire que c'est lui, et non Tacite, qui à la fin du Dialogue des orateurs, dit : « Puisque personne ne peut obtenir à la fois une grande renommée et une grande tranquil-

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liie , que chacun use des biens que lui offre son siècle. » Tacite ne se résignait pas ainsi; et même sous Nerva Trajan, son âme sent encore le poids dont Domilien a pesé sur elle. Inflexible aux es- claves , inflexible aux chrétiens, Tacite appar- tient tout entier au passé et à la tradition; Pline, au contraire, leur est bienveillant aux uns et aux autres. Ses esclaves sont-ils malades, il veille sur eux avec sollicitude; il veut qu'ils se nourrissent du même pain que lui , et précurseur pour ainsi dire de l'apôtre des gentils, il intercède pour un esclave fugitif. A l'égard des chrétiens, c'est un témoin impartial, un juge humain. Il a tracé d'eux ce tableau que l'on dirait peint par un apo- logiste chrétien : « Au reste, ils assuraient que leur faute ou leur erreur n'avait jamais consisté qu'en ceci : ils s'assemblaient à jour marqué avant le lever du soleil; ils chantaient tour à tour des vers à la louange du Christ, comme d'un dieu; ils s'engageaient par serment, non à quelque crime, mais à ne point commettre de vol, de brigandage, d'adultère, à ne point man- quer à leur promesse, à ne point nier un dépôt. Après cela ils avaient coutume de se séparer, et se rassemblaient de nouveau pour manger des mets communs et innocents. » Voilà le témoignage que Pline le Jeune rend à Trajan , des chrétiens.

Mais si juste et si éclairé que fût Pline le Jeune , il n'échappait pas entièrement aux préventions

du peuple à l'égard des chrétiens , et surtout aux exigences de la politique ; et si , à ceux qui avouaient être chrétiens, il faisait une seconde et une troisième fois la même demande, comme pour leur donner le temps et l'envie de se ré- tracter, il finissait, sur leur persistance, par les envoyer au supplice; et pour lui, après tout, comme pour Tacite , le christianisme était « une superstition ridicule et excessive. »

Faut-il s'en étonner? Longtemps après Tacite, et quand le christianisme était beaucoup plus répandu dans l'empire, un historien aussi, le continuateur exact et curieux de Tacite, Suétone ne le connaissait guère mieux, le connaissait moins peut-être. 11 confond les juifs avec les chrétiens ; et dit que pendant le règne de Claude , ils se révoltèrent sous la conduite d'un certain Chrestus (est-ce le Christ qu'il désigne?) Chresto quodam duce rebellantes. Du reste , pour Sué- tone comme pour Tacite , les chrétiens sont une race méprisable et malfaisante.

Ceux même d'entre les païens, et c'était le petit nombre, qui ne confondaient pas les chré- tiens avec les juifs, les prenaient pour une secte nouvelle de philosophes : Non utique dwinum negotium existimant , sed magis philosophise ge- nus , et à ce titre même, ils s'en inquiétaient peu ; car Rome, on le sait, fut toujours assez in- différente à la philosophie.

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Ainsi vécurent longtemps les chrétiens dans le monde romain : haïs du peuple , proscrits par les empereurs, inconnus ou dédaignés des phi- losophes. L'entrevue , si longtemps retardée du christianisme et de la littérature romaine, eut lieu enfin ; mais ce n'est pas à Rome qu'elle se fit, ce fut en Afrique,

CHAPITRE III.

FRONTON. APULÉE. MINUCIUS FELIX.

Depuis le jour elle avait héroïquement suc- combé sous les armes et les perfidies de Rome, l'Afrique avait cherché dans les lettres et dans les sciences une consolation et une autre gloire. Son génie y était merveilleusement propre; Gaton l'Ancien en vantait déjà la vivacité et la pénétra- tion. Amoureux des lettres et delà philosophie, réunissant a la subtilité grecque F ardeur afri- caine , le génie carthaginois se développa avec une vigoureuse et rapide fécondité. Quand la vie nouvelle, qu'était venue donner à la littérature latine fatiguée, l'école espagnole, s'épuisa, l'ima- gination africaine la ranima : Fronton fut le maître de Marc Aurèle. Ce fut donc en Afrique que s'engagea, sous les yeux du monde romain, le duel entre le christianisme et le paganisme; ce furent Carthage et Cirta qui avertirent Rome du danger qu'elle courait.

On ne peut se défendre d'une certaine admi- ration en présence de cette grande et nouvelle destinée qui s'ouvre pour Cartilage, et se rattache

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à Rome. Quand, interprète des ressentiments de Didon , le poète demandait que des cendres du bûcher elle expirait, s'élevât un vengeur, qui l'eût dit que ce vengeur dût être le christia- nisme ? Et d'un autre côté , qui n'admirerait la fortune plus merveilleuse encore de Rome? car cette victoire que Carthage va remporter sur le paganisme romain, sera en définitive un triom- phe pour Rome, à laquelle elle donnera un em- pire nouveau, cet empire vraiment éternel qu'elle s'était prédit. Regardez-y en effet : qui a combattu pour l'Église romaine? qui Ta fait vaincre? Le génie de l'Église africaine. L'Église grecque combat bien aussi pour Rome, mais non sans penser un peu à elle-même, et sans lui contester les fruits de la victoire : Constanti- nople est rivale de Rome, Sainte-Sophie de Saint-Pierre. Mais l'Église africaine, elle, s'ou- blie entièrement. Aussi soumise qu'ardente et dévouée, elle ne voit que le siège de l'unité pontificale. Rome, du reste, a mérité cette for- tune ; elle a eu mieux que l'imagination de l'É- glise grecque, mieux même que l'invincible génie des Pères africains ; elle a eu l'action et cette sa- gesse de conduite à qui tout vient à point. A l'Église grecque donc la parole, la gloire à l'É- glise africaine , à Rome la chaire de Saint-Pierre. Ce fut de l'Afrique, ainsi que nous l'avons dit, que partit le signal de celte guerre à mort, entre le

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christianisme et le paganisme. L'attaque vint du paganisme. Ce fut le maître de Marc Aurèle, Fron- ton, qui la commença. Fronton était à Cirta , ancienne capitale des rois numides. Soigneuse- ment élevé dans les lettres grecques et latines , il vint à Rome chercher un théâtre digne de ses talents. Au rapport de Dion, sous Adrien il te- nait déjà le sceptre de l'éloquence. Ce prince l'ap- pela à diriger l'éducation de Marc Aurèle. Les lettres, de nos jours retrouvées, de Marc Aurèle et de Fronton, montrent quelles étaient, entre le maître et l'élève, les sympathies littéraires et philo- sophiques. Ces lettres, qui démentent plus qu'elles ne confirment la réputation d'écrivain de Fron- ton, témoignent parfois , dans Marc Aurèle, des préoccupations et des inquiétudes nouvelles de la pensée : Fronton semhle ne les avoir pas res- senties. Rhéteur, philosophe, historien, orateur, îa littérature , en occupant son esprit, ne paraît pas avoir troublé son âme. Comme tous les rhé- teurs , ses contemporains , la forme était son étude principale. Les chrétiens que l'on repré- sentait comme des hommes ignorants, grossiers, méprisant les lettres et les arts, ne devaient donc point lui plaire. Son éioignement pour eux alla même jusqu'à la haine; et le premier des Latins, il composa contre eux une accusation. M. Angelo Mai, l'éditeur de Fronton, a cru reconnaître une phrase de ce discours perdu de Fronton dans ces

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mots tirés d'Isidore de Séville, mots Fronton se rit, en v insultant, de cette résignation des chrétiens qui leur faisait trouver dans l'horreur des prisons, autant de joie que lui, philosophe, en aurait eu à se promener dans les jardins de l'Académie! Pergrœcari pothis amœnis lacis quatn coerceri carcere viderentur. Cette conjec- ture ne manque point de vraisemblance ; et elle se peut , selon nous , confirmer par un passage célèbre de Fronton , que Minucius Félix et Ter- tullien rapportent en le combattant. Les savants auteurs de notre Histoire littéraire veulent, et cette conjecture se peut aussi admettre , que les paroles citées par Minucius Félix soient les ex- pressions mêmes de Fronton ; tous nos auteurs , disent-ils, en font mention, et la harangue de l'orateur de Cirta l'atteste également. C'est donc bien Fronton qui, le premier, a recueilli et con- sacré, en les répétant, ces bruits populaires, ces accusations infâmes sur les chrétiens; Fronton qui les désignait au mépris et à l'animadversion, quand il les montrait se livrant, dans leurs se- crètes assemblées, à d'horribles débauches, à d'incestueux embrassements , auxquels le sang d'un enfant servait de prélude et de consécration. (( Dans un jour solennel, tous se rendent au ban- quet avec leurs enfants, leurs femmes et leurs sœurs ; là, après un long repas, lorsque les vins dont ils se sont enivrés commencent à exciter en

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eux les feux de la débauche, ils attachent un chien au candélabre et le provoquent à courir sur un morceau de viande qu'on lui jette à une certaine distance. Les flambeaux renversés s'éteignent; alors , débarrassés d'une lumière importune , ils s'unissent au hasard, au milieu des ténèbres, par d'horribles embrassemenls. » Nous retrouvons les imputations odieuses qui seront éloquemment refutées par les apologistes. Qu'elles eussent cours parmi le peuple, on le conçoit; mais on s'étonne de les rencontrer sous la plume de Fronton.

L'Afrique suscita contre le christianisme un au- tre ennemi , et plus redoutable que Fronton , ce fut Apulée. à Madaure, l'an 114, Apulée fut, de bonne heure , saisi du goût le plus vif pour la philosophie. Dans son désir ardent de s'in- struire, il visita l'Italie, la Grèce, l'Orient, recher- chant les différentes théologies, se faisant initier à toutes sortes de cérémonies religieuses , « par amour de la vérité, dit-il, et par devoir envers les dieux. » Ces initiations religieuses et philosophi- ques ne purent satisfaire son inquiète curiosité, sa maladive imagination. Il s'occupa de malé- fices, d'enchantements et d'opérations surnatu- relles. Ce goût étrange pour le merveilleux faillit lui être fatal. Il avait épousé une veuve fort riche, beaucoup plus âgée (pie lui. La famille de cette veuve accusa Apulée d'avoir employé des sorti- lèges pour se faire aimer de Pudentilla; c'était le

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nom de cette veuve. Apulée repousse cette accu- sation, mais faiblement, et en homme qui n'est pas fâché qu'on lui croie une science mystérieuse et surnaturelle. S'il nie, en effet, avoir employé, à l'égard de Pudentilla, les secrets de la magie, il déclare que la recherche et la possession de cette science lui paraissent seules dignes d'une âme qui veut entrer en commerce avec les dieux.

Tel a été, en Afrique, le second adversaire des chrétiens; celui que les Pères de l'Église ont flétri de leurs anathèmes. Au premier coup d'œil, on ne comprend pas bien cette horreur des Pères pour Apulée.

Apulée, en effet, n'a pas une seule fois pro- noncé le nom des chrétiens, et Ton pourrait croire qu'il les ignore, si un passage, un seul passage de ses Métamorphoses , ne venait trahir son mépris et sa colère mal dissimulés. Apulée y fait le portrait, fort peu édifiant, de la femme d'un boulanger. « Femme malicieuse, dit-il, cruelle, débauchée, ivrognesse; querelleuse, en- têtée, aussi avare dans ses infâmes rapines que prodigue dans ses hideuses dépenses , étrangère à toute bonne foi, ennemie déclarée de la pu- deur, elle méprisait et foulait aux pieds les sain- tes divinités; puis, en guise d'une sorte de reli- gion , elle feignait le culte mensonger d'un dieu qu'elle disait seul et unique. » L'allusion est évidente; et si le nom ne paraît point au bas du

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portrait, c'est qu'il n'est pas nécessaire. On a cru aussi reconnaître un chrétien dans un des accu- sateurs qu'Apulée combat dans son Apologie; on l'a cru , à l'image affreuse qu'en trace Apulée et à la colère avec laquelle il l'attaque. Emilianus ne serait pas seulement la partie adverse du philo- sophe dans un procès important, mais un ennemi religieux, et, sous ce débat privé se cacherait un intérêt général ; ce serait un duel religieux autant que judiciaire. « Je sais bien , dit Apulée , que quelques esprits forts, et entre autres cet Emilia- nus, se font un jeu de tourner en dédain les cho- ses saintes. » Quoi qu'il en soit de cette supposi- tion, toujours faut-il reconnaître qu'Apulée fut, à la fin du 11e siècle, un des ennemis les plus ardents et les plus redoutables du christianisme , et en l'examinant de plus près, on comprend le juge- ment qu'en ont porté les Pères de l'Église.

Apulée attaqua le christianisme de deux ma- nières contraires, mais également perfides ; d'un côté, en contrefaisant les miracles; de l'autre, en ressuscitant , en restaurant , en spii itualisant , autant que faire se pouvait , les symboles gros- siers et vides du paganisme.

Apulée avait mis le sceau à toutes ses initiations théologiques , en se faisant pontife païen ; il se fit prêtre de Mithra , et il nous a laissé, sous un nom supposé, un récit curieux de sa consécration religieuse. Pastophore, c'était son titre de )rêtre

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païen, Apulée était aussi un ardent néo-platoni- cien ; il mêlait la philosophie à la magie , les so- phismes aux miracles; c'est à ce double point de vue de pontife et de philosophe qu'Apulée entreprit la restauration du paganisme. La science d'Apulée, comme magicien, fut célèbre; elle avait laissé en Afrique des souvenirs qui, du temps même de saint Augustin , n'étaient point entièrement effacés; on l'opposait au Christ, si même on ne le lui préférait. « Ils veulent, dit saint Augustin, opposer à notre Seigneur Jésus- Christ, placer même au-dessus de lui Apollonius, Apulée et les autres magiciens habiles. Comment ne pas rire de prétentions semblables? »

Attaquer le christianisme en cherchant à lui ôter, en lui disputant du moins la puissance des miracles, ce n'était là, nous le savons, qu'un des moyens employés par Apulée pour ruiner la doc- trine nouvelle. Afin d'y mieux réussir, il tenta de transformer, de spiritualiser le paganisme. Dans ce dessein, il ne s'adresse pas au paga- . nisme romain qui n'avait jamais été qu'un sym- bole vide et stérile ; il s'adresse à l'Orient ; il de- mande au culte de Cybèle qui, au 111e siècle, s'é- tait approprié quelques-unes des pratiques du culte de Mithra, des formules, des rites et des prières que le polythéisme romain et grec seuls ne lui eussent pas donnés. Cette restauration re- ligieuse, où l'a-l-il consignée? daus le moins

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grave de ses ouvrages au premier coup d'œil, mais dans celui qui en réalité, malgré des détails plus que singuliers , et indignes non-seulement d'un philosophe , mais de tout homme sérieux, contient sa vraie doctrine , dans le XIe livre des Métamorphoses .

Qu'on ne s'y trompe pas : ce livre est tout entier mystique ; Apulée y étale, en rivalité de la religion nouvelle, les cérémonies, les prières, les pompes, les rites, tout le culte enfin du paga- nisme; les allusions, les imitations se trahissent à chaque instant ; citons-en quelques traits : « Insensiblement les premières parties du cor- tège commencèrent à se mettre en marche ; des femmes vêtues de blanc, couronnées de guir- landes printanières et tenant toutes d'un air joyeux différents attributs , jonchaient de petites fleurs le chemin par s'avançait le cortège sa- cré. On voyait à la suite un chœur de jeunes gens d'élite , vêtus d'un costume blanc du plus grand prix, et qui chantaient alternativement une cantate composée sous l'inspiration des Mu- ses par un poëte habile. Après eux venaient, en troupes nombreuses et à flots pressés , les gens initiés aux divers mystères; des hommes, des femmes de tout rang, de tout âge, couverts de robes de lin d'une blancheur éblouissante. Les femmes portaient un voile transparent sur leurs cheveux parfumés d'essence ; les hommes i 4

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avaient la lête entièrement rasée et le haut de la tête tout luisant. Quant aux pontifes sacres, ces grands personnages étaient vêtus d'une longue robe blanche qui leur couvrait la poitrine , leur serrait la taille, et leur tombait jusque sur les talons. Immédiatement à la suite s'avançaient les dieux daignant se laisser porter par des créatures humaines. Dès que nous eûmes touché le seuil du temple, le grand prêtre, ceux qui portaient les saintes effigies et ceux qui étaient depuis Ion- temps initiés aux mystères vénérables, entrèrent dans le sanctuaire de la déesse , ils placèrent en ordre ces vivantes images; puis un d'entre eux, que tous appelaient le Scribe, se tenant de- bout à la porte , appela comme à une assemblée toute la secte des pastophores ; ensuite il monta dans une chaire élevée et récita, dans un livre, des prières pour le sublime empereur, pour le sénat, pour les chevaliers, pour tout le peuple romain, pour la navigation, pour la marine, pour la prospérité de ce qui compose généralement notre empire ; et terminant par la formule d'usage qui se prononce en grec, il cria : « Le peuple peut « se retirer. »

Apulée décrit ensuite l'initiation : « Le vieillard, mettant sa droite sur moi, me conduit avec tou- tes sortes d'égards à l'entrée même du vaste temple ; il procède dans le rit accoutumé à l'ou- verture des portes, et il achève le sacrifice du

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matin. Il tire ensuite du fond du sanctuaire cer- tains livres écrits en caractères inconnus, qui représentaient par abréviation les formules con- sacrées. Le prêtre écarte ensuite les profanes, et, couvert comme j'étais d'une robe de lin grossier, il me prend par la main pour me conduire dans le sanctuaire même du temple. Les cérémonies étant achevées, je m'avançai vêtu de douze robes sacerdotales; j'avais une magnifique robe de lin enrichie de belles fleurs peintes ; sur mes épaules pendait derrière moi et jusqu'à mes ta- lons une précieuse clilamyde. De quelque côté qu'on me regardât, j'étais chamarré d'animaux de toutes sortes de couleurs; les prêtres donnent à ce vêtement le nom d'olympiaque. De la main droite, je tenais une torche enflammée; j'avais sur la tête une belle couronne de palmier , dont les feuilles se dressaient autour de ma tête en forme de rayons. » Apulée, en donnant ces dé- tails, déclare qu'il en est d'autres qu'il ne peut révéler aux profanes.

A ces formes pompeuses, mais vides et mortes du polythéisme, pour les ranimer et les remplir, Apulée mêle les doctrines panthéistes du culte oriental de Sérapis. Ce culte, qui de bonne heure avait cherché à s'introduire à Rome, y avait tou- jours été proscrit; il triompha enfin de cette ré- sistance, et à la faveur de l'indifférence romaine, et de cette influence que chaque jour l'Orient

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et ses cultes bizarres exerçaient sur les imagina- tions, il s'établit dans l'empire; à partir de Tra- jan, et en particulier sous le règne des Antonins, il fut publiquement pratiqué en Italie; uni au culte de Cybèle, il réveilla le paganisme endormi. La religion persane, dont ces cultes étaient l'ex- pression , offrait avec le christianisme d'appa- rentes analogies, et quelques-uns de ses rites semblaient rappeler certains rites chrétiens ; on conçoit donc avec quelle ardeur Apulée devait embrasser et surtout célébrer une doctrine qui , par le vague même de ses initiations et le mys- tère de ses cérémonies, venait offrir au poly- théisme mourant une apparence de force et de vie qu'il n'avait plus. Aussi cette doctrine orien- tale est - elle présentée , développée dans le xie livre des Métamorphoses avec une exalta- tion singulière de piété ; les prières d'Apulée à la déesse, prières empreintes de tout le vague du panthéisme oriental, sont presque des hymnes ; sa reconnaissance, du délire ; il a des apparitions : « A très-peu de jours de là, le premier des grands dieux, le plus saint d'entre les augustes, le plus auguste d'entre les saints, le roi des immortels, se présenta pendant mon sommeil , non pas sous un déguisement étranger , mais en daignant me faire jouir de sa bienheureuse présence; pour que je ne pratiquasse pas son culte, en étant confondu avec le reste de ses adorateurs, il

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m'admit dans le collège des pastophores. Aussi, à partir de ce moment, je me fis raser les che- veux pour remplir mon ministère dans cette corporation sacrée. » Apulée était initié ; le voilà consacré.

On le voit : Apulée est un païen fervent, un illuminé ; il est en quelque sorte le pontife de deux cultes , du polythéisme et de la philosophie. S'il fait ou prétend faire des miracles, ce n'est pas seulement par un orgueil et une hallucina- tion de philosophe; ses miracles ont un autre but, celui de faire croire à ses dieux : en un mot, le pastophore en lui efface le philosophe. Ces mystères peints par Apulée avec une si ar- dente imagination , ces cérémonies si pompeuse- ment retracées avaient-ils un sens? Au fond de ce sanctuaire dont l'initié franchissait si pénible- ment les différents degrés, trouvait-on la vérité, ou quelque chose qui y ressemblât ? Arnobe , Clément d'Alexandrie, Eusèbe de Césarée nous le diront; ils nous donneront le secret qu'Apulée ne voulait , et pour cause , divulguer. Nous n'a- vons parlé que du magicien ; nous retrouverons ailleurs le néo-platonicien.

L'Afrique , qui avait produit les premiers adver- saires du christianisme, lui donna aussi ses pre- miers défenseurs. Minucius Félix et Tertullien furent compatriotes de Fronton. , comme Fronton , à Girta , comme lui probablement Mi-

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nucius Félix vint, jeune encore, à Rome, et s'il fallait admettre une conjecture assez vraisembla- ble, il y aurait même été disciple du maître de Marc Aurèle. A Rome, Minucius Félix exerça la profession d'avocat. dans le paganisme, il fut converti au christianisme par un de ses amis, un compagnon d'études, élevé lui aussi dans les ténèbres de l'idolâtrie, mais dont les yeux s'é- taient plus tard ouverts à la lumière nouvelle. Minucius, gagné au christianisme, s'en fit bien- tôt le défenseur. Les apologistes grecs devaient sortir des écoles des philosophes; les apologistes latins sortirent presque tous des rangs des avo- cats ; différence heureuse qui appropriait mer- veilleusement les ressources aux besoins : l'Église grecque avait à répondre a la science , l'Eglise latine devra répondre à la loi.

L'ouvrage que nous a laissé Minucius Félix, et qui a pour titre Octave , est en forme de dia- logue. Octave est Fami auquel Minucius avait sa conversion , et c'est en souvenir de ce bien- fait qu'il a donné son nom au dialogue que nous allons faire connaître. En voici le plan. Un ami de Minucius Félix, Octave, est venu passer au- près de lui le temps des vacances du barreau. Ils se rendent ensemble a Ostie , pour y prendre les bains de mer; ils sont accompagnés de Cécilius. S'il fallait adopter une ingénieuse conjecture do l'illustre savant Ansrelo Mai, nous aurions ici un

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lien précieux entre la littérature païenne et la lit- térature chrétienne. M. Angelo Mai pense que le Cécilius du dialogue est le même que le Cécilius dont le nom se trouve au milieu de lignes bri- sées, dans une lettre de Fronton. 11 se fonde sur ce que dans le dialogue , Cécilius appelle Fron- ton : Civlensem nostrum, et qu'Octave lui ré- pondant dit : et tuus Fronto. Quoi qu'il en soit de cette conjecture, chemin faisant, les trois amis, Minucius Félix, Cécilius et Octave, ren- contrent une statue de Sérapis. Cécilius, selon l'usage des païens, porte la main à sa bouche, et la baise. Octave prend de occasion d'adresser un reproche à Minucius Félix: « Pourquoi laisse-t-il si longtemps dans Terreur un homme tel que Céci- lius? » Cécilius est frappé de ces paroles ; et tandis que Minucius et Octave s'amusent à contempler les jeux innocents auxquels se livrent au bord de la mer quelques enfants , lui , silencieux et soli- taire, il paraît absorbé dans de profondes ré- flexions. Il n'accepte cependant d'abord, ni pour Minucius ni pour lui-même, le reproche d'Octave ; il saura bien justifier ce qu'on appelle son erreur; il ne recule point devant le défi qu'en sa per- sonne on porte au paganisme. L'engagement ainsi pris de part et d'autre, les trois amis vont s'asseoir sur le parapet qui défendait les bains des assauts de la mer dans laquelle il s'avançait. Et là, ayant pour fond la ville d'Ostie , pour per-

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spective l'immensité de la mer , ils commencent un solennel entretien. Ostie , ville prédestinée aux pieuses méditations , ce n'est pas le seul im- mortel entretien dont tu seras témoin ! On aura plus d'une fois lieu de le remarquer : les écri- vains chrétiens, quand ils encadrent leurs dis- cours dans une scène empruntée à la nature , choisissent de préférence les aspects de l'océan et la solitude mélancolique de ses rivages:

Pontum aspectabant fientes.

Ainsi, c'est au bord de la mer que saint Justin placera la rencontre du vieillard avec lequel il s'entretient et qui le convertit à la foi nouvelle; comme si le calme profond de l'océan et son im- mensité convenaient seuls, par l'idée qu'ils don- nent de l'infini, à la gravité et à l'étendue des es- pérances chrétiennes.

Mais laissons Minucius lui-même nous retracer cette scène pleine de charme et de fraîcheur.

« Nous résolûmes d'aller à Ostie, ville char- mante. Une douce température avait alors suc- cédé aux chaleurs de l'été, et les vacances d'au- tomne me permettaient de m'éloigner du barreau. Nous partîmes donc à la pointe du jour pour nous rendre à la mer, en suivant le bord du libre ; l'air qu'on y respire donnait de la vigueur à nos corps, et nous éprouvions une volupté inexprimable à laisser sur le sable une légère

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empreinte de nos pas. Arrivés à 1 endroit les vaisseaux sont à sec , nous vîmes des enfants qui s'amusaient à faire des ricochets. Octavius et moi nous prenions le plus grand plaisir à ce spectacle ; mais Cécilius , loin de sourire à l'ar- deur de ces enfants, n'y faisait pas la moindre attention; inquiet, silencieux, solitaire, et, pour ainsi dire, séparé de nous, son visage annonçait en lui je ne sais quelle douleur secrète. «Qu'avez- « vous, lui dis-je ? Qu'est devenue cette gaieté « qui ne vous abandonnait pas même dans les c< affaires les plus graves ? Ce que vous a dit « Octavius , me répondit-il , m'a piqué au vif; « mais je n'en resterai pas là, j'aurai satisfaction « entière.... Allons nous asseoir sur le parapet « qui défend les bains et s'avance dans la mer ; « nous pourrons, en nous délassant des fatigues « du chemin, argumenter plus à notre aise. » Nous acceptâmes sa proposition.

Alors donc s'engage la discussion entre Octave qui représente le christianisme, et Cécilius qui soutient le paganisme. Minucius Félix est juge du débat. Cécilius commence : « Le monde, dit-il, est l'œuvre du hasard ; tout ici atteste l'absence ou l'indifférence des dieux , les misères morales de l'homme comme les désordres physiques de l'u- nivers. Pourquoi donc l'homme se fatiguerait-il à vouloir pénétrer des mystères qui lui échap- peront toujours , et que le plus sage des Grecs,

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Socrate, a dédaignés? L'homme est condamné à un doute éternel, à une profonde ignorance; et ce sont les chrétiens, hommes sans études et sans connaissances, qui auraient la prétention de péné- trer de tels secrets! Ah! dans une telle incertitude, ne vaut-il pas mieux s'en tenir à la croyance de nos ancêtres ? La religion des Romains a fait la pros- périté de leur empire ; leur négligence envers les dieux a au contraire toujours été pour Rome une source de revers. Et pourquoi d'ailleurs aban- donneraient-ils leurs dieux? pour embrasser la croyance de gens qui se livrent à d'infâmes dé- bauches , à d'horribles initiations , qui adorent une tête d'âne et croient à une résurrection chi- mérique ; gens qui vantent la toute-puissance de leur Dieu et sont malheureux et souffrants? De deux choses l'une : ou votre Dieu ne veut pas venir au secours de ses enfants, ou il ne le peut pas; il est donc impuissant ou injuste. » Ces ob- jections, on le voit, tiennent tout à fait du scep- ticisme philosophique. Cécilius est incrédule; il est en même temps intolérant et dédaigneux à l'égard des chrétiens.

Octave éprouve quelque embarras à répon- dre à Cécilius, à le suivre au milieu de toutes ses incertitudes. Cécilius d'abord a proclamé qu'il n'y a point de dieux, puis, il croit a leur exis- tence; enfin, selon lui, les dieux sont les auteurs de la fortune de Rome ! les dieux auraient donc

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récompense ceux qui les ont outragés; car les Romains comptent autant d'impiétés que de vic- toires ; mais ces dieux, auxquels les Romains at- tribuent leurs victoires , ont-ils jamais existé ? Octave , reprenant à leur origine la naissance, l'établissement, le culte de toutes ces divini- tés, ouvrages des ignorances et de la main de l'homme, prouve qu'elles ne furent jamais. Minu- cius Félix ne se borne pas à montrer la vanité des dieux en général; il attaque les dieux de Rome , les dieux indigènes; il fait voir aussi, mais non sans quelques ménagements, le vide des cérémo- nies et des sacrifices nationaux. Or, si l'on se rappelle que les sacrifices et les cérémonies étaient toute la religion romaine, on verra qu'il y avait dans ces attaques beaucoup plus de har- diesse qu'il n'y en aura à confondre le poly- théisme grec, qui n'était guère que la religion des poètes et n'intéressait pas l'Etat.

« Mais si les dieux de Rome ne furent jamais, faut-il en conclure qu'il n'existe pas d'être su- prême, et que le monde est l'œuvre et le jouet du hasard? Non; tout atteste l'existence de Dieu et sa sollicitude : la beauté de l'univers, l'ordre et la régularité des saisons, l'harmonie des éléments, en un mot, toute l'économie du monde. Que si l'existence d'une divinité est incontestable, son unité ne l'est pas moins. Mais, dit-on, ce sont les chrétiens, gens pauvres, ignorants et grossiers,

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qui prétendent pénétrer des mystères impéné- trables. Je ferai remarquer a Cécilius que tous les hommes sans distinction d'âge, de sexe et de rang, sont nés capables de connaître Dieu. Dieu se doit chercher par l'âme , et non par l'esprit; des- cendons au dedans de nous-mêmes, nous le trou- verons au fond de notre conscience. » Ce point de vue est nouveau; il change toute la philoso- phie ; il met l'instinct moral au-dessus de l'intel- ligence, et pour ainsi dire à la portée de tous les hommes, ce qui semblait réservé aux plus su- blimes esprits. Octave répond ensuite aux accu- sations populaires de festins homicides, d'unions incestueuses, par le tableau des mœurs chrétien- nes qu'il oppose à la corruption des mœurs ro- maines. Mais vous n'avez pas de temples, pas d'autels? « Quelle image pourrions-nous faire de Dieu, puisqu'aux yeux de la raison, l'homme est l'image de Dieu lui-même? Quel temple lui élèverai-je, lorsque le monde qu'il a construit ne peut le contenir? Ne vaut-il pas mieux lui dédier un temple dans notre esprit et le conserver dans le fond de notre cœur?

« Vous nous reprochez l'impuissance ou l'in- justice de notre Dieu, qui ne peut ou ne veut nous sauver de ces misères qui vous révoltent ; nous ne concevons pas comme vous le bonheur et le malheur; Dieu ne nous abandonne pas, il nous éprouve ; celte vie pour nous est un coin-

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bat, dont la palme est au ciel. Eh ! quel plus beau spectacle pour la Divinité que de voir un chré- tien aux prises avec la douleur, bravant les sup- plices et les tourments, défendant sa liberté con- tre les princes et les empereurs , ne cédant qu'à Dieu seul, et triomphant, même dans la mort, du juge qui le condamne! » Ce défi à la loi termine la réponse d'Octave. Cécilius est convaincu, et victorieux même dans sa défaite , il triomphe de Terreur, si Octave a triomphé de lui.

VOctaw'us, on a pu le remarquer, présente, et dans le style, et dans les pensées, d'assez nom- breux souvenirs de la littérature latine profane. Ce que Minucius Félix met dans la bouche de Cécilius sur le destin, est, en grande partie , em- prunté au traité de Cicéron, qui porte ce titre. La conclusion de Cécilius est celle du De Fato. Le tableau des calamités, qu'à diverses époques, et surtout sous la république, a attirées sur Rome sa négligence envers les dieux, rappelle d'une manière frappante le discours que sur le même sujet Tite Live prête à Camille; enfin le tableau du chrétien qui, aux prises avec le mal- heur, offre ici-bas à la Divinité le plus beau spec- tacle qu'elle puisse contempler, ce tableau ne nous reporte-t-il pas involontairement à celui que Sénèque trace de Caton inébranlable au mi- lieu des revers de son parti et des ruines de l'u- nivers? A ces imitations, ainsi qu'à l'élégance du

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langage, on reconnaît donc que XOctcwius a été écrit à Rome; on voit aussi que dans Minucius Félix, le christianisme retient encore quelque chose de philosophique; la discussion y est plus morale que théologique; la foi y est, le dogme n'y est pas encore dans toute sa rigueur ; nous le trouverons dans Tertullien.

CHAPITRE IV.

TERTULLIEN.

Tertullien naquit à Carthage, sous l'empire de Sévère et de Caracalla , vers l'an 1 60. Sa jeunesse nous échappe; on sait seulement qu'il était païen. Comment le païen devint-il l'apologiste habile et éloquent du christianisme ? On l'ignore. Tertullien porta-t-il les armes? Suivit-il la car- rière du barreau ? On hésite entre ces deux opi- nions qui trouveraient dans ses écrits des preuves égales; car il emploie aussi fréquemment des expressions , des métaphores prises à l'art mili- taire, qu'il emprunte des termes au langage ju- diciaire. Quoi qu'il en soit, jamais encore le christianisme Savait fait une si importante con- quête; jamais le paganisme n'avait rencontré un si redoutable adversaire.

Tertullien réunit en lui plusieurs caractères * apologiste , docteur, controversiste , il a défendu la religion, établi la discipline chrétienne, et combattu l'hérésie. Nous le considérerons sous ces trois faces différentes; et d'abord voyons en lui l'apologiste.

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L' dpologcliqueàe Tertullien se distingue à deux Irails profonds : au peu de ménagements qu'il garde envers le paganisme, et à la hardiesse avec laquelle il s'attaque aux empereurs et à la loi. Mais avant de marquer ces deux caractères , fai- sons connaître le plan de V apologétique. Tertullien y répond d'abord, mais d'une manière vive et neuve, à ces accusations calomnieuses que l'on répandait contre les mœurs des chrétiens, et sur- tout à cette odieuse imputation que portait contre eux Fronton. Mais après s'être arrêté un instant et avec dédain à repousser ces bruits infâmes , il laisse de côté les vaines raisons qui de part et d'autre masquaient, entre le paganisme et le christianisme, la véritable cause de la guerre; il s'adresse directement aux dieux et à Rome; il montre l'origine mortelle et souvent honteuse de ces divinités; leur histoire burlesque ou cruelle; leurs cérémonies impies ou ridicules , sanguinai- res ou scandaleuses, et semble épuiser déjà un texte qu'après lui, Àrnobe, Lactance et saint Augustin sauront pourtant rajeunir.

Les attaques de Tertullien contre le paganisme sont, on le voit, beaucoup plus hardies et plus di- rectes que ne l'avaient été celles de Minucius Félix. Dans Minucius, la question philosophique domine la question politique; si les dieux y sont atteints, les empereurs y sont respectés; Minucius effleure le paganisme. Tertullien va le frappera mort.

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On a recherche si \\4pologëtique était adresse au sénat romain ou aux magistrats carthaginois ; qu'il s'adresse à ceux-ci et non aux sénateurs romains, je n'en voudrais d'autre preuve que les attaques de Tertullien contre ces dieux na- tionaux, di patriœ i/idigetes, qui étaient en même temps des dieux domestiques. À Rome, les dieux sont nés avec l'empire ; ils ont leur place au foyer comme dans les temples; les attaquer, c'est renverser l'empire. Tertullien le sait bien ; et à la hardiesse avec laquelle il les détrône, on dirait qu'il accomplit la vengeance de Carthage sur Rome.

Il y avait quelque chose que Rome vénérait à l'égal et presque au-dessus des dieux , c'était la loi. Tertullien ne la respecte pas davantage. Il la montre toujours variable, toujours modifiée. On comprendra sans peine la vigueur que Tertullien porte dans ses attaques. Plus que les empereurs, en effet, la loi, nous le savons, était impitoya- ble à l'égard des chrétiens; et autant que la loi, le sénat chargé de la maintenir; les jurisconsul- tes ne leur étaient pas plus indulgents.

Pourtant ni les attaques des chrétiens contre le paganisme, ni leur révolte contre la loi, n'étaient, au fond, le véritable grief qu'on avait contre eux; les Romains eussent encore fait bon marché de leurs lois et même de leurs dieux : les véritables dieux, c'étaient les empereurs, aussi

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laissant de côté et les dieux et la loi, Tertullien aborde-t-il la véritable question : « Écartons, s'é- crie-t-il, les vains prétextes; notre crime , le voici : nous n'adorons pas les empereurs; » ce crime, si c'en est un, il l'avoue, et c'est alors que dépouillant les empereurs de ce caractère de divinité qu'on leur avait injurieusement prêté, il les réduit à n'être que des princes placés comme tous les hommes sous la main de Dieu; attaque bien hardie , car ces empereurs sont aussi des pontifes. Ainsi hrise-t-il du même coup entre leurs mains le glaive et le lituus. Tertullien touche ici à la révolte; il l'a compris, et bientôt delà même voix dont il rabaisse les empereurs comme dieux, il les relève comme princes. Il fait plus; il résout le problème terrible qui, depuis que la république est devenue l'empire , agite Rome et l'ébranlé jusqu'en ses fondements. Cette grave question vaut qu'on s'y arrête , et qu'on la re- prenne de plus haut.

L'empire avait été en quelque sorte une sut- prise. Auguste ne s'était point ouvertement porté comme héritier de la république ; c'est au nom du peuple, c'est sous le titre modeste de tribun qu'il gouverna. Sa victoire semblait être celle du peuple. Les patriciens ne s'y trompèrent pas; aussi , non-seulement sous Auguste et dans celte domination récente, mais même sous les succes- seurs de ce prince, on entend tantôt les sourds

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frémissements , tantôt les publiques impréca- tions du sénat contre les empereurs. Quoi qu'ils fassent, les empereurs ne parviennent jamais à donner à leur pouvoir, tout ensemble violent et craintif, une parfaite sécurité.

Et il ne faut pas croire que les folies et les cruautés de quelques princes causassent seules ces haines et ces révoltes. Non; pour contenir, pour se concilier les Romains, quelques empe- reurs, et même des plus mauvais, employèrent des moyens aussi prudents qu'habiles, et qui eussent désarmé le ressentiment des Romains , s'il n'eût eu des racines que l'on ne pouvait atteindre. Pane m et circenses : ce trait du sati- rique a été trop pris à la lettre. En effet, pour satisfaire et captiver les Romains, la politique des empereurs ne se bornait pas à leur procurer de frivoles distractions; ils y employaient de plus nobles prévoyances : veiller à l'entretien des édi- fices publics de Rome, en construire de nou- veaux ; tenir rigoureusement , dans les affaires civiles à la stricte exécution des lois, dans les cala- mités imprévues venir au secours des citoyens; relever par d'habiles et généreuses mesures le crédit public, multiplier tous les objets d'art qui pouvaient charmer les regards du peuple et élever son imagination , ce ne fut pas seu- lement le soin d'Auguste, mais de Tibère, cl de Claude lui-même. Inutiles précautions! la

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lutte n'en durait pas moins au fond des cœurs. Aussi quand Néron, s'abandonnant plus lui- même qu'il ne fut abandonné des soldats, se donna la mort, le sénat profitant avec une promptitude hardie des hésitations des préto- riens, chercha-t-il à ressaisir le pouvoir; il nomma l'héritier de Néron. Mais alors la lutte entre le principe populaire et le principe patri- cien , recommença plus ardente et plus terrible. Galba, Othon, Yitellius furent les candidats éphémères du sénat ou du peuple. Vespasien sembla, par une heureuse transaction, réunir en lui les vœux des soldats et du sénat. Le sénat octroie une espèce de charte , donne une espèce d'investiture que Vespasien semble accepter. Sous Domitien, le sénat se tait. Avec les Anto- nins, il reprend son autorité, quelquefois con- testée par les soldats, mais le plus souvent invo- quée et reconnue par les prétendants à l'empire; et pour ces prétendants, selon qu'ils acceptent ou méconnaissent sa suprématie, le sénat a des apothéoses ou des anathèmes.

Vainement les empereurs cherchaient- ils à donner à leur pouvoir une légitimité qui les mît à l'abri des révoltes des soldais ou des dé- chéances du sénat ; ils ne savaient la pren- dre , et. surtout la fixer. La famille des Jules la demanda au souvenir d'Auguste; Vespasien, à cette investiture du sénat que nous avons rap-

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pelée. Les Antonins semblèrent la créer par leurs vertus; aussi , leur nom est-il pendant longtemps invoqué par leurs successeurs , comme une pro- messe de bonheur en même temps qu'un droit. Les familles africaines et syriennes qui leur succè- dent, cherchent dans la tolérance ou plutôt dans la confusion des cultes divers , dont ils se font les pontifes, une espèce de sanction religieuse. Mais la gloire des Jules, la sagesse des Antonins, la ma- gie des superstitions étrangères n'y peuvent rien. Il n'était donné qu'à la parole chrétienne de con- cilier ces deux principes ennemis , ou plutôt de les remplacer par un principe nouveau.

Tertullien tranche résolument la question. 11 se prononce contre le sénat pour l'empereur et pour le peuple. Cette décision était d'une grande importance; elle terminait un conflit de plusieurs siècles ; elle mettait définitivement le droit déjà étaient le pouvoir et la responsabilité. Il est bien vrai que l'intérêt des chrétiens et, le dirai- je, une certaine parenté les portaient était la justice. Comme l'empire, le christianisme sortait du peuple ; et tous deux , sans doute , par des moyens bien différents, et à l'insu l'un de l'autre, accomplissaient la même œuvre. Tous deux rem- plaçaient le vieux principe patricien, principe qui avait justement péri. Le séuat leur était d'ailleurs plus ennemi que les empereurs. En défendant ses anciennes superstitions, le sénat combattait

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pour ses pénates; car presque toutes les fonctions sacerdotales étaient pour lui honneur en même temps que profit.

Il ne faudrait pas croire néanmoins que cet intérêt secondaire fût la cause de l'adhésion que les chrétiens donnaient aux empereurs. Non, entre les empereurs et. les chrétiens , il y avait des motifs plus relevés et plus forts d'heureuse harmonie. Celte défiance réciproque étaient les empereurs du sénat , le sénat des empereurs, n'existait pas entre les empereurs et les chré- tiens. En respectant dans les princes, quels qu'ils fussent, l'image et le pouvoir de Dieu, les chrétiens donnaient de la dignité à leur obéis- sance, en même temps qu'ils assuraient aux empereurs une sécurité qui les devait rendre plus doux. C'était le grand mal de l'empire que la soumission ne pût se séparer de la servitude, l'indépendance de la révolte. Les empereurs n'étaient si cruels que parce qu'ils étaient ef- frayés ; ils ressentaient la terreur qu'ils inspi- raient : Pavebant terrebantque , a dit Tacite. La parole chrétienne fit cesser cette fâcheuse al- ternative. Elle rendit la dignité à l'obéissance, en rendant la sécurité au pouvoir; elle mit le respect de l'homme à côté delà crainte de Dieu. Alors même qu'ils repoussent une dégradante ido- lâtrie, et refusent de rendre à l'empereur l'hom- mage qui n'appartient qu'à Dieu, les chrétiens

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placent l'empereur clans un sanctuaire bien plus inviolable que celui les reléguait, à côté des dieux, la servilité des païens : « La vie des em- pereurs commença donc à être plus assurée; ils purent mourir dans leur lit, et cela sembla avoir un peu adouci leurs mœurs; ils ne versèrent plus le sang avec tant de férocité : » la remarque est de Montesquieu. Voici quelle était , si je puis ainsi parler , dans Tertullien , la formule de l'o- béissance et tout à la fois de l'indépendance des chrétiens à l'égard des empereurs : « Nous invoquons, pour le salut des empereurs, le Dieu éternel , le vrai Dieu , le Dieu vivant. Les yeux levés au ciel, les mains étendues , parce qu'elles sont pures, la tête nue, parce que nous n'avons à rougir de rien , nous demandons pour les empe- reurs une longue vie, un règne tranquille, la sû- reté dans leurs palais, la paix dans tout le monde, enfin, tout ce qu'un homme, tout ce qu'un em- pereur peut désirer. Si nous ne jurons point par le génie des empereurs, nous jurons parleur vie, plus auguste que tous les génies, qui ne sont que des démons; nous respectons, dans les empe- reurs, les jugements de Dieu qui les a établis pour gouverner les peuples. Mais pourquoi par- ler davantage de nos sentiments religieux pour l'empereur? Pourrions -nous ne pas les avoir pour celui que notre Dieu a placé sur le trône , et qu'à ce titre , nous sommes fondés à recon-

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naître spécialement pour notre empereur; mais je n'égalerai point l'empereur à Dieu ; c'est bien assez pour lui d'avoir le titre d'empereur , litre auguste qu'il tient de Dieu. » Opposant ensuite à cette noble fierté qui, dans l'empereur, respecte, sans le craindre, le représentant de Dieu, les perfi- des adulations des Romains : «D'où sont sortis, demande-t-il, les Cassius, les Nigers, les Albinus ; ceux qui assassinent leur prince entre deux bos- quets de lauriers ; ceux qui s'exercent dans les gymnases pour les étrangler habilement; ceux qui forcent le palais à main armée , plus auda- cieux que lesSigerius et les Partbenius ! Si je ne me trompe, tous ces gens-là étaient Romains, c'est- à-dire qu'ils n'étaient pas chrétiens. » Et dans un autre traité : « Nous respectons la personne de l'empereur; tous, nous lui rendons l'honneur que permet notre conscience, que réclame sa dignité. Reconnaissant en lui un homme qui vient après Dieu, qui tient de Dieu tout ce qu'il est, nous sacrifions pour son salut ; mais ces sacrifices, nous les offrons à Dieu, notre maître et le sien. » Ces paroles portèrent leurs fruits. Tertullien annonce la royauté chrétienne de Constantin, et dans la royauté de Constantin , la royauté mo- derne. « L'Église leur a ouvert (aux rois) une place plus vénérable ; elle les a fait régner clans la conscience; c'est qu'elle les a fait asseoir sur un troue, en présence et sous les yeux de

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Dieu même. Quelle merveilleuse unité! Elle a fait un des articles de la foi, de la sûreté de leur personne sacrée ; un devoir de la religion, de l'o- béissance qui leur est due. » Ainsi avait parlé Bos- suet, avant Montesquieu. On conçoit que cette doctrine dut plaire aux empereurs ; aussi Bossuet, dit-il encore avec la même justesse : « Les empe- reurs auraient été chrétiens, s'ils avaient pu être chrétiens et empereurs. » C'est-à-dire, si le sénat, dans son intérêt, n'eût retardé, autant qu'il était en lui, cette alliance salutaire qui, commencée sous Constantin, ne s'achèvera que sousThéodose. En proclamant ainsi le principe nouveau de l'obéissance des sujets envers les princes , repré- sentants delaDivinité dont ils relèvent, Tertullien se réserve et réclame un droit qui n'est pas moins nouveau et important, la liberté de conscience. Rien dans le monde ancien , le culte n'était qu'un symbolisme vide, ne faisait sentir le be- soin, ne donnait l'idée d'un tel droit; âme et corps , l'homme était livré au pouvoir politique , et sans communication intellectuelle avec la Divi- nité, il recevait ses croyances sans examen. Les auteurs chrétiens ne peuvent accepter cette servi- tude de la pensée. Ils revendiquent hautement le droit nouveau , droit qu'a tout homme de ne con- sulter que sa conscience dans le commerce qu'il établit avec Dieu et dans le culte qu'il lui rend : proprietas religiohis ; c'est l'énergique expression

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deïertullien. Cette doctrine nouvelle et féconde qui renferme en elle seule toutes les libertés qui avaient péri, et celles que devait donner l'avenir, cette doctrine exprimée dans Y apologétique et mise, comme une compensation, en regard de l'inviolabilité impériale, se trouve encore et plus fortement développée dans la requête àScapula.

(( Chaque homme, ditTertullien, reçoit delà na- ture la faculté d'adorer Dieu comme il l'entend? Qu'importe à un autre qu'à moi la religion que je professe? La religion n'admet aucune violence , aucune tyrannie ; elle est libre ; jamais elle ne doit être embrassée par contrainte, mais librement; tout sacrifice veut être fait volontairement. » Cyprien sera dans les mêmes sentiments. Cette liberté de conscience dont le germe est ici déposé , ira se développant, grandissant avec une mer- veilleuse puissance; elle n'est rien moins que la grande et future question du spirituel et du tem- porel, le démembrement, si je puis dire, de la puissance impériale ; Tertullien déjà sépare l'em- pereur du pontife; à côté du trône nouveau qu'il élève aux empereurs, il place l'autel : il y aura bientôt le pape en regard de l'empereur.

Nous venons de voir Tertullien aux prises avec les dieux , la loi et les empereurs ; il le faut main- tenant contempler dans la guerre qu'il fait à la partie sensible du paganisme, qu'il attaque dans ses plaisirs, les spectacles ; dans ses intérêts et ses

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arts, l'industrie; dans sa sagesse enfin, la philo- sophie.

Ceux mêmes d'entre les païens qui avaient passé au christianisme, ne pouvaient entièrement s'arracher aux riantes fêtes du paganisme, et même à ses jeux sanglants ; ils y tenaient par des liens nombreux , par les souvenirs , les habitudes , par toutes les faiblesses humaines. Il faut pourtant rompre ces liens, couper les derniers nœuds qui attachent encore au monde païen les néophytes chancelants. Ces liens sont, de tous les liens, les plus difficiles à briser : liens des plaisirs, de Fart, des spectacles surtout. Les spectacles, c'était toute la vie des Romains, et, dans les derniers siècles, leur unique privilège : chassés du forum , ils ré- gnaient à l'amphithéâtre ; ils pouvaient s'y ras- sasier de sang. Ces spectacles, que la politique avait établis, avait multipliés, étaient devenus les seules consolations de la servitude, dont ils étaient un des moyens. Les Romains n'avaient pas de foyer domestique; ils vivaient, pour ainsi dire, en plein air, sur la place publique. Les spectacles satisfaisaient donc toutàla fois à leurs goûts , à leur oisiveté , à leur imagination ; ils remplissaient le vide que laissait l'absence de la tribune et du foyer domestique. Ce sont ce- pendant les enchantements que le christianisme vient rompre. Le paganisme engraissait et tenait en haleine, par de rudes exercices, les athlètes

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qu'il destinait au cirque. Dans le duel spirituel que la religion nouvelle livre au monde romain, c'est par la solitude, le renoncement à la société, l'abstinence , qu'elle se prépare à la victoire. Ainsi initié à la mort par un exercice journalier, par une mort de tous les jours, une mort mys- tique, le chrétien la contemple avec un visage liant; elle ne lui est pas inconnue ; et il va déjà trop longtemps qu'il s'est familiarisé avec elle , pour être étonné de ses approches ; les jeûnes et la pénitence la lui ont déjà fait voir de près , et l'ont souvent avancé dans son voisinage. Il sor- tira du monde plus légèrement, s'il s'est déjà dé- chargé d'une partie de son corps, comme d'un empêchement importun à Pâme, dit Tertullien traduit par Bossuet. Aussi le chrétien doit-il être toujours prompt et alerte à la mort. Mais l'homme souvent renonce plus difficilement aux plaisirs qu'à la vie. Les nouveaux chrétiens avaient peine à se détacher de ces fêtes païennes, si tumul- tueuses et si brillantes; et, pour les justifier, ils trouvaient de ces raisons spécieuses qui ne man- quent jamais pour excuser les plaisirs, ou légi- timer les faiblesses : Dieu est auteur de toutes choses; il en a fait présent à l'homme : elles sont donc bonnes, puisqu'elles viennent d'un principe essentiellement bon; or, parmi les créations qui sont des dons du ciel, il faut compter tout ce qui entre dans l'appareil et la pompe des spec-

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tacles. Enfin, les spectacles et les jeux, se passent-ils? sous la voûte du ciel, qui est aussi l'ouvrage de Dieu. Les spectacles, dites-vous, sont la demeure du démon ; mais le dëmon , n'est-il pas? dans les rues, sur les places pu- bliques, dans les hôtelleries , dans nos maisons même; donc pourraient vivre les chrétiens, s'il ne leur fallait nulle part rencontrer les ves- tiges et les images de l'idolâtrie ? Tels étaient les prétextes par lesquels les chrétiens mai affermis, les catéchumènes , cherchaient à se tromper eux- mêmes. Tertullien y répondit par le traité des Spectacles , composé d'abord en grec. Suivant, pas à pas, les objections que l'on présentait con- tre l'interdiction des spectacles, et les prétextes que l'on donnait en leur faveur, Tertullien, tout en reconnaissant que toutes choses viennent de Dieu , dit qu'on ignore le véritable usage que l'on en doit faire. « Ne considérez pas seulement par qui tout a été créé , mais par qui tout a été cor- rompu. Le fer n'est-il pas l'ouvrage de Dieu? croyez-vous cependant que Dieu lait donné pour la destruction de l'homme? L'homme lui-même, auteur de tant de crimes, n'est-il pas l'ouvrage aussi bien que l'image de Dieu ? Les spectacles ne corrompent point l'âme ! Examinons donc l'origine de chacun d'eux; comment ces jeux di- vers ont été introduits dans le monde ; leurs ti- tres, leur appareil; à quelles divinités ils sont

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consacres; les lieux on les célèbre, et quels ont été les inventeurs des arts qui en sont le principe. » Tertullien, développant cette idée, trace une histoire curieuse et complète de l'ori- gine et du but de tous les spectacles qui se célé- braient dans Rome. Cette partie historique, tout intéressante quelle soit, n'est cependant qu'une introduction à la véritable question. Entre tous les spectacles, il en est un plus coupable que les autres : c'est le théâtre ; sur ce sujet éclate la verve de Tertullien, et se montre le point de vue nouveau du christianisme. Le théâtre, c'est le sanctuaire de Vénus; c'est que naissent, que fermentent les passions ; car partout il y a plaisir, il y a passion ; partout il y a passion, il y a désir ; car c'est le désir qui rend la passion attrayante; or:le désir mène à la fureur, mène à l'emportement, à la colère, au chagrin. Cette ana- lyse de l'impression que produisent les spectacles, ces gradations habiles des sentiments dangereux qu'ils nourrissent et fortifient, sont développées avec une finesse singulière , une connaissance par- faite du cœur humain , excellent les Pères de l'Église ; tact délicat qui se retrouvera dans les orateurs sacrés du siècle de Louis X1Y, et que Bos- suet a conservé dans ses Réflexions sur la comédie. L'ouvrage se termine par une magnifique et pathé- tique péroraison, Tertullien met en regard des joies coupables et enivrantes du paganisme,

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la satisfaction que donne au chrétien la victoire sur ses passions , et le mépris même des plaisirs du monde; la fuite précipitée du temps, et l'é- ternité qui s'avance; puis, par un admirable mouvement, assistant à la consommation des siècles, au jugement dernier, il précipite dans les enfers les monarques , les dieux , les philo- sophes, les magistrats, tous ceux qui ont persé- cuté le nom chrétien ; et faisant , de toutes ces puissances foudroyées, une effrayante tragédie, leur oppose, par un dramatique contraste, le triomphe du Christ, maintenant méconnu, in- sulté; spectacle, ajoute-t-il , infiniment plus agréable que les spectacles du cirque , du théâ- tre, de l'amphithéâtre et du stade. Ces mou- vements hardis ne sont plus pour nous qu'un écho affaibli, et l'oserai-je dire, une magnifi- que figure de rhétorique. Mais qu'on se re- porte au temps écrivait Tertullien ; qu'on se transporte en idée au milieu de cette Église naissante , toujours placée entre l'apostasie et le martyre , et on se représentera facilement l'ef- fet que devait produire sur des imaginations en- thousiastes ce tableau des joies de la vertu et des béatitudes célestes ; ce contraste du bonheur des chrétiens, et du supplice de leurs persécu- teurs. Cette immolation des rois, des philoso- phes, de tous les heureux et de tous les puissants du siècle, et cette perspective des éternelles ré-

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compenses, n'étaient-elles pas une sublime con- solation et un vif encouragement au martyre ? N'y a-t-il pas aussi, dans ces flammes anticipées de l'enfer, Tertullien précipite les dieux du siècle, une image de ces feux, de ces cercles vengeurs Dante plongera ses ennemis? Dante est du christianisme, plus encore que du moyen a^e.

Ainsi donc, pour combattre cette passion des spectacles, si ancienne à Rome, si vive, si en- traînante, qu'emploie Tertullien? la peinture des dangers qu'y court la pureté, et l'espérance des récompenses du ciel ou la crainte des supplices éternels : ces deux motifs lui suffisent. Rous- seau les a trouvés faibles , et il a demandé à l'é- conomie politique et domestique un autre frein et d'autres scrupules. Rousseau a-t-il mieux vu? on peut en douter.

Les spectacles n'étaient, à Rome, qu'un effet de la corruption ; ils n'en étaient pas la cause première. Les mœurs avaient reçu une autre blessure et plus profonde. La famille ou n'exis- tait pas , ou était corrompue ; elle périssait , nous lavons montré , par ce qui aurait la sauver. Les femmes avaient perdu, avec la soli- tude du gynécée , la pureté des mœurs ; injuste- ment bannies de la société, elles y rentraient violemment, et trop souvent, par la débauche et le crime. Qu'imaginera, pour réparer tant

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de maux , la discipline chrétienne ? débutera-t-elle par des théories, par des traités sur l'éducation? Non ; pour refaire la société, elle réformera la fa- mille, et la réformera par la mère; et la mère, elle ira la préparer dans la Vierge. Deux traités de Tertullien sont consacrés à cette œuvre nou- velle et difficile : ce sont les deux livres sur Y Or- nement des femmes 9 et un traité sous ce titre : Que les Vierges doivent être voilées.

Des deux livres sur X Ornement des femmes , le premier a particulièrement pour but de com- battre la toilette, le dernier la coquetterie : l'un s'adresse uniquement aux femmes; l'autre, le plus important, se rapporte aux hommes comme aux femmes. Ces deux traités sont pleins de pen- sées piquantes, fines et délicates, où, au milieu de maximes familières à la philosophie morale païenne, à Sénèque surtout, percent des idées qui trahissent le point de vue nouveau du chris- tianisme. « La simplicité des premiers âges ne connaissait pas ces raffinements d'orgueil ; la cu- pidité n'avait pas imaginé d'arracher l'or des entrailles de la terre, ni la vanité de sourire à un miroir. » Voilà les premières réflexions de Ter- tullien ; c'étaient aussi les sentences de la sagesse païenne. Voici les conseils et les reproches de la morale nouvelle : « O ambition ! que tu es forte de pouvoir porter sur toi seule ce qui pourrait faire subsister tant d'hommes mourants! » Tel i 6

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est le texte inépuisable que développeront les Basile, les Ambroise, les Jérôme. Continuons : « Si vous avez reçu la beauté en partage, femme chrétienne, oubliez-la; du moins, ne cherchez pas à la rehausser; effacez-la, s'il se peut , car le propre de la beauté et ses conséquences inévi- tables , c'est de nourrir les passions. Et quelle honte pour le chrétien, de farder son visage, de mentir dans ses traits , quand il ne lui est pas permis de mentir dans son langage ! » C'est déjà une teinte chrétienne plus prononcée ; mais nous n'avons pas encore toute la pensée de Ter- tullien, et le but il veut ramener tous ses conseils, « Réduisons , ajoute-t-il , réduisons en servitude l'appétit de ces voluptés qui, par leurs délicatesses, rendent molle et efféminée cette mâle vertu de la croix . Des mains accoutumées à porter de riches bracelets , seront-elles bien ca- pables de porter le poids des chaînes? Cette jambe, qui se complaît dans de brillants tissus , consentira-t-elle à livrer passage au tranchant du glaive? Ah ! tenons-nous prêts aux plus violentes menaces ; loin , bien loin de nous ces vains or- nements, ai nous aspirons à des parures immor- telles ; toujours, mais aujourd'hui plus que ja- mais , c'est le fer et non l'or que doivent connaître les chrétiens. » Voilà comment, dans Tertullien, les maximes de la morale s'animent des espérances et des obligations de la foi ; com-

ment, dans cette lutte vive? continue, que la religion nouvelle soutient contre le paganisme, elle entretient et enflamme le courage de ses soldats ; comment elle rompt avec les séductions de la beauté, plus dangereuses que les épreuves du martyre.

Le traité : Que les Vierges doivent être voilées, a le même but que les deux livres sur les Orne- ments des femmes ; on y voit commencer cette longue éducation de la vierge chrétienne, qu'a- chèveront Cyprien , Ambroise, Jérôme. La co- quetterie se défendait, contre les sages prescrip- tions de l'austérité chrétienne, par les mêmes prétextes que la passion pour les spectacles : nulle part l'Écriture n'ordonnait aux vierges d'être voilées ; en outre, la coutume était ici d'accord avec le silence des livres saints. Tertullien ré- pond : « Piien ne peut prévaloir contre la vérité ; » et c'est seulement après avoir habilement déve- loppé cette pensée préliminaire, qu'il entre dani la discussion elle-même, et la réfutation des prétextes qu'on lui oppose. Il fait alors ressortir, avec un tact délicat et une science profonde du cœur humain, tous les périls, évidents ou cachés, que court, à se montrer aux regards, la pudeur virginale. Des conseils pleins de grâce, de naïveté, de finesse, voilà, ainsi que pour la mère, tout ce que Tertullien, tout ce que le christianisme a fait pour achever l'image pure et sublime de la Vierge,

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pour coque nous appellerions aujourd'hui l'édu- cation de la femme. Était-ce trop peu? cette éducation n'est-eîle pas complète? et la femme aurait-elle à réclamer , à attendre une antre émancipation? nous ne le pensons pas. Le ca- ractère admirable du christianisme, c'est, entre autres traits, son bon sens et sa sagesse pratique. Il n'a rien fait, rien bâti sur des généralités, par synthèses, par théories. Il a saisi, il a changé la société et le cœur humain insensiblement, et, pour ainsi dire, en détail; remontant de l'esclave au maître, de l'ignorant au savant, du pauvre au riche , allant du cœur à l'esprit , de l'âme à la raison. La famille était corrompue; par y faire entrer la pureté et les mœurs qui en ont été bannies ? par l'innocence, ou le repentir ? par la mère, ou par la Vierge? Le christianisme a choisi la Vierge; il en a fait l'objet de ses complai- sances. S'est-il trompé? la Vierge chrétienne n'a- t-elle pas préparé les chastes épouses ? n'est-ce pas devant l'image de la Vierge que se sont ar- rêtés les Barbares? n'est-ce pas l'idéal de la Vierge, qui a créé ce spiritualisme de tendresse, cette mysticité rêveuse, qui sont un des plus grands charmes et la plus féconde inspiration de la poésie et des arts, et qui ont produit les son- nets de Pétrarque et les têtes de Raphaël ? Sup- primez les idées chastes et tendres que réveille dans l'imagination l'idée de la V ierge chrétienne,

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et voyez si vous iVotez pas au culte de la femme son plus doux, son plus puissant prestige. D'où sont nées toutes ces créations délicieuses de la poésie et de la peinture, sinon de ce type virgi- nal du christianisme. Le christianisme a donc bien vu, même poétiquement; se serait-il trompé dans le fond, dans la réforme morale? n'aurait-il point assez fait pour le bonheur et pour la dignité de la femme, en la faisant simple et pudique, igno- rante et chaste?

Laissons donc la femme à ses enfants , à son foyer , à ses vertus naturelles , à son véritable et indestructible empire.

Mais la prévoyance chrétienne ne s'arrête pas à l'éducation de la jeune fille, pas même à celle de la mère ; elle embrasse la femme dans tous ses âges et toutes ses conditions; dans le mariage, comme dans le célibat. C'est ainsi que Tertullien, dans deux Traités , donne à sa femme , dans le cas il mourrait avant elle, des conseils que la sagesse de l'Église n'a pas entièrement adoptés , mais se trouvent, avec des détails intéressants, de salutaires préceptes. Dans le premier , qui a pour titre : De la monogamie , Tertullien l'en- gage, si elle devenait veuve, à ne se point rema- rier. Au premier coup d'œil, cette recommanda- tion paraît inquiète et jalouse; elle a pourtant un côté juste , une raison légitime. Que l'on réflé- chisse à l'abus, que sous le nom de divorce, la

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société païenne faisait du mariage, et alors ne Irouvera-t-on pas bon que le mariage, si profané par les païens, fût réhabilité par la sévérité chré- tienne ? n'était-il pas utile que les inconstances du cœur humain fussent enchaînées par l'inflexi- bilité du précepte? Au point de vue moral, le précepte était donc fondé. Le conseil de s'abste- nir des secondes noces , qu'est-ce en effet autre chose que la condamnation du divorce, sous un autre nom ? Et quand Tertullien donne ce con- seil , ne se rencontre-t-il pas avec Tacite qui, en contraste et en critique des femmes romaines, louait ies femmes des Germains de leur fidélité à un premier hymen ?

Dans le second Traité, Tertullien semble s'être un peu relâché de sa sévérité; il permet, quoi- qu'à regret, à sa femme de contracter, lui mort, un second mariage ; mais à cette condition que ce ne sera pas avec un païen. Les raisons qu'il donne à l'appui de ses conseils sont aussi déli- cates que touchantes ; tirées des devoirs mêmes imposées à la femme chrétienne par l'Église, elles présentent un tableau aussi vrai qu'éloquent des vertus qui alors retrouvaient, au sein de la fa- mille régénérée, leur exercice et leur but :

« L'épouse fidèle est tenue d'obéir à la loi de Dieu ; attachée à un époux qui ne la respecte pas, comment pourra-t-elle servir à la fois Dieu et son époux, et encore un époux païen! Par dé-

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férence pour son ëpoux , il faudra donc qu'elle suive avec lui des coutumes profanes , qu'elle consente à des parures et à toutes les vanités mondaines? trouvera-t-elle le loisir de va- quer aux exercices de la piété chrétienne, asser- vie qu'elle sera aux volontés d'un maître qui la traîne il veut? Ira-t-elle, avec sa permission, assister ses frères, visiter et parcourir les réduits de l'indigence, s'arracher, durant la nuit, à ses côtés, pour aller se réunir à la célébration de la Pâque , participer, soit à la table du Seigneur, soit à ces fraternelles agapes que le païen ne con- naît que pour les calomnier ? Quel mari païen y consentira? En est-il qui permît à sa femme de descendre dans les cachots pour y baiser les chaînes de nos saints confesseurs, leur laver les pieds, donner et recevoir le baiser de paix , rem- plir tous les devoir de l'hospitalité envers les étrangers? La voilà donc réduite à la dangereuse alternative , ou de violer sa foi en la dissimulant, ou de troubler la paix domestique , en excitant les soupçons et les persécutions de son époux. »

À ce tableau du mariage, ou plutôt du divorce entre la femme chrétienne et l'époux païen, Ter- tullien oppose, par un admirable contraste, la peinture d'un mariage, de part et d'autre, chré- tien :

« Quelle alliance que celle de deux époux chrétiens unis dans une même espérance, dans

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un même vœu, dans une même règle de con- duite et la même soumission ! Ils ne forment bien véritablement qu'une seule chair, qu'anime une même âme. Ensemble, ils prient, ensemble, se livrent aux saints exercices de la pénitence et de la religion. L'exemple de leur vie est une in- struction, un encouragement, un support mutuel. A l'église, à la table du Seigneur, vous les voyez de compagnie; tout est commun entre eux, sol- licitudes, persécutions, joies et plaisirs; nuls se- crets ; confiance égale, réciproques empresse- ments; ils n'ont point à se cacher l'un de l'autre pour visiter les malades , assister les indigents , répandre leurs charités , offrir le sacrifice. Rien ne les oblige à dissimuler ni le signe de la croix, ni l'action de grâces ; leurs bouches libres comme leurs cœurs, font retentir ensemble les pieux cantiques, »

Veut-on, dans une seule image, voir les diffé- rences profondes de la société chrétienne et de la société païenne? que l'on compare, à ce ta- bleau d'un mariage chrétien, le tableau d'un ma- riage païen que trace Apulée dans son Apologie : les deux mondes si opposés du spiritualisme nouveau et du sensualisme ancien sont là.

Ces raisons sont délicates et profondes, et pour- tant l'Église ne les approuva point. Elle redouta moins, pour la femme, la contagion d'un époux païen, qu'elle n'espéra pour cet époux la douce

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et puissante influence de la femme chrétienne. L'Eglise s'est-elle trompée? non; les femmes ont été, clans leur famille, les prédicateurs de l'Évan- gile, comme elles en ont été les messagères dans le monde. A. côté de son époux indifférent, ou même païen, la femme chrétienne élevait un en- fant chrétien : Monique veillera sur Augustin.

Nous avons vu le monde romain attaqué dans la loi , dans la religion , dans le prince , dans ses plaisirs et dans ses mœurs ; il va l'être mainte- nant dans l'industrie , dans l'art , dans les lettres, dans les sciences, dans la philosophie.

La puissance des empereurs ne fut pas, nous Pavons montré plus haut, fondée uniquement sur des moyens matériels; elle ne se maintint pas seulement par la terreur ; elle s'appuya aussi sur des hases plus solides, sur de plus nobles pré- voyances. La protection accordée aux arts, la conservation des monuments de Rome , l'embel- lissement de la ville éternelle, les chefs-d'œuvre de la sculpture et de la peinture, multipliés, ras- semblés dans son sein , furent aussi un des soins et des secrets de la politique. Auguste avait fait de la Rome de brique , une Rome de marbre ; ses successeurs ajoutèrent aux beautés de la ville, en réparèrent les monuments, en élevèrent de nouveaux, et l'enrichirent des merveilles du ci- seau grec et latin. Les plus mauvais empereurs, Caligula, Claude, Néron, ne négligèrent point

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cette popularité des magnificences publiques. Comme les palais des princes , les maisons des particuliers rassemblèrent les chefs-d'œuvre des arts, que l'ignorante opulence des Trimalchion savait si mal apprécier, et dont les ruines nous ravissent encore d'admiration. Rome, quand elle n'est plus éloquente, est encore artiste. Le goût pour les arts était une des dernières jouissances de ces esprits blasés sur tous les plaisirs; c'était, en même temps , une dernière ressource pour les populations appauvries et esclaves. Les grands, dans leurs villas , retrouvaient , par la contem- plation des statues antiques, quelque sentiment de ce beau idéal qui avait péri dans la littérature. Entourés de ces chefs-d'œuvre, les Romains se croyaient moins seuls dans ces palais déjà trop grands pour eux. Ce peuple des divinités de la Fable , qui remplissait leur atrium , comblait le vide de leurs heures et de leur solitude. L'art et ses chefs-d'œuvre étaient donc la distraction de la vie opulente et la ressource des prolétaires, comme les spectacles étaient le dédommagement de l'absence de la vie politique.

Eh bien , ce sont ces jouissances de l'imagina- tion , ces sources de l'industrie, que Tertullien vient combattre et anathématiser ; et ici, il ne gardera plus aucun de ces ménagements que jusque-là il avait observés ; il déclarera une guerre ouverte à l'industrie, à l'art et aux lettres. Toutes

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ces attaques sont contenues dans le traité de l'Idolâtrie. L'idolâtrie est proscrite, et, avec elle, tout art, tout commerce , toute profession qui s'y rattache. Et d'abord l'industrie : « 11 n'est pas plus permis de fabriquer une idole , que de l'a- dorer. — Mais c'est mon état; je n'en ai point d'autre. Eh quoi! mon ami, est-il nécessaire que tu vives? Tu seras pauvre, dis-tu? eh bien, tu seras de ceux que Jésus-Christ appelle bien- heureux. — Je n'aurai pas de quoi me nourrir. Dieu y pourvoira. De quoi me vêtir? Pense au lis des champs. » Étrange et terrible dialogue , se trahit cette lutte qui n'est point encore terminée, entre le principe sévère de l'ab- négation chrétienne, et le génie actif de l'huma- nité! Ainsi est condamnée l'industrie. L'art sera- t -il mieux traité? « Eh quoi! vous sacrifiez aux idoles, non pas avec le sang des victimes, mais avec votre âme; vos veilles, vos sueurs, votre génie , telle est l'offrande que vous leur présen- tez. Vous êtes pour elles plus qu'un sacrificateur, plus qu'un pontife ; car vous leur créez des ado- rateurs. » Je ne sais si l'intimité de l'artiste et de son œuvre , si les profondes et pénibles études du génie qui s'abîme et se perd dans ses créations , en un mot , si le labeur de la pensée qui veut se reproduire et se manifester dans l'objet matériel qu'elle forme à son image , je ne sais , dis-je , si les inquiétudes, les joies, les inspirations, les

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découragements de l'art et ses sacrifices, ont ja- mais été peints avec plus d'âme et de vivacité qu'ils le sont ici par Tertullien.

L'art sera longtemps à se relever de ces at- taques : il lui faudra dix siècles ; mais ce repos ne sera pas stérile. Dans le silence , l'art se trans- formera; il passera de l'esprit à l'âme, du phy- sique au moral. 11 allait du monde extérieur à l'homme; de l'homme maintenant, il se réflé- chira dans le marbre ou sur la toile. Quand, au moyen âge, il reparaîtra, l'art se montrera avec un caractère profondément distinct de celui qu'il avait dans l'antiquité. Il était intellectuel; il sera spiritualiste. Peut-être donc, même dans l'intérêt seul de l'art, cette proscription momentanée a-t-elle été utile ; au point de vue chrétien , elle était nécessaire. Comment, en effet, le christia- nisme aurait-il pu pénétrer dans les esprits, tant que les symboles du culte païen frapperaient les regards du peuple? Comment le peuple, en ayant sous les yeux les images de l'Olympe, pouvait-il s'en détacher, et s'élever à l'adoration intellec- tuelle de la Divinité , quand les sages mêmes avaient peine à la concevoir sous cette pureté in- visible; quand , déchirant le voile du temple de Jérusalem, Tacite s'étonne de n'y point trouver de simulacre? Et voyez combien l'existence du paganisme était liée à l'art païen : au xve siècle, Rome se crut assez bien établie pour ne plus crain-

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dre les presliges de l'art profane, qu'elle avait autrefois proscrit. Léon X l'amnistia ; il l'appela à partager, avec l'art chrétien , le génie de Michel- Ange et de Raphaël. Eh bien, pourrait-on assu- rer qu'alors même les illusions de l'art païen ne furent pas fatales au christianisme; que l'art chré- tien, devenu païen , n'affaiblit pas, dans l'imagi- nation des peuples, cette majesté du catholicisme, déjà atteinte par les révoltes de la pensée ; et qu'enfin Léon X, je ne dis pas seulement par les prodigues munificences de son pontificat , mais par ce retour au paganisme , n'ait aplani les voies à Luther et à Calvin?

L'industrie, l'art, sont répudiés; les lettres, les sciences ne trouveront pas davantage grâce aux yeux de l'inflexible ïertullien ; elles seront aussi comprises dans l'anathème. Pour interdire les lettres profanes , Tertullien se fonde sur la né- cessité où serait le maître chrétien de se sou- mettre à des formalités, qui sont autant d'hom- mages rendus au polythéisme. Il lui faudra avoir dans son école les images des dieux , célébrer les fêtes de Minerve, lui offrir les prémices du sa- laire qu'il reçoit de ses élèves.

De ces anathèmes contre l'industrie, contre l'art, contre les sciences et les lettres, à la pro- scription de la philosophie, il n'y a qu'un pas. Que dis-je? moins que l'art, moins que la litté- rature, la philosophie pouvait trouver grâce aux

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yeux de Tertullien ; car, pour lui, la philosophie, c'est l'hérésie. Les apologistes grecs accepteront, en l'épurant, la philosophie, la philosophie de Platon du moins ; Tertullien rompt avec Platon , comme avec le Lycée et le Portique. Dans les systèmes des plus sages philosophes, il ne voit que des plagiats adultères des Écritures. Tertul- lien a donc combattu la philosophie ; il l'a com- battue dans les Prescriptions , dans ses divers traités contre Marcion , Valentin, Praxéas, véri- tables ouvrages philosophiques sous forme théo- logique. Ce n'est pas là, toutefois, que nous irons chercher sa véritable pensée ; ces ouvrages, que nous examinerons tout à l'heure, et à un autre point de vue , se rapportent à la métaphysique plus qu'à l'histoire morale du christianisme. Nous avons deux ouvrages se dessinent mieux le caractère de Tertullien et le jour sous lequel l'Église latine considérait la philosophie; ces deux ouvrages sont : les traités du Témoignage de Tdme, et de T Ame.

Dans le premier de ces ouvrages , du Témoi- gnage de Pâme , le caractère particulier de Ter- tullien et son dédain pour la philosophie se trahissent tout d'abord. Dès le début, Tertullien rappelle qu'avant lui, plusieurs apologistes de la religion chrétienne ont confondu le paganisme par ses propres aveux , par les nombreuses et perpétuelles contradictions de ses philosophes,

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et que cependant ces travaux si pénibles , ces profondes et laborieuses recherches n'ont pas produit les fruits qu'on en devait attendre. Il faut donc frapper à une autre porte; évoquer, non pas des preuves obscures, mais en appeler à des témoignages évidents; en un mot, demander à la conscience ce que, jusque-là, on avait inutile- ment demandé à la raison. L'âme sera donc ap- pelée à témoigner sur elle-même, à parler de son origine , de sa dignité , de son avenir ; non point l'âme telle que l'ont faite l'Académie, le Lycée, ou le Portique; mais bien l'âme dans sa naïveté et sa beauté primitives; l'âme telle qu'elle se révèle dans ces moments sublimes, dans ces élans involontaires, elle semble la voix de Dieu même. Qu'elle vienne donc, cette âme rude et franche , qu'elle vienne rendre d'elle- même un témoignage irrécusable, témoignage d'autant plus vrai, qu'il est plus simple; d'au- tant plus simple, qu'il est plus populaire; d'au- tant plus populaire et commun, qu'il est plus naturel et, par conséquent, divin. Eh bien, cette âme ainsi interrogée dans ses soudaines illuminations , dans ses brusques ravissements ? que dit-elle? Elle proclame l'existence de Dieu, son unité, sa bonté; elle proclame aussi sa propre immortalité par la crainte de la mort, par l'intérêt qui s'attache , au delà du tombeau , à ceux que l'on a chéris sur la terre , par l'espé-

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rance de vivre dans la mémoire des hommes , tous instincts admirables, pressentiments su- blimes, échos divers d'une même et indestruc- tible croyance. On le voit : aux yeux de Tertul- lien , la certitude n'est plus dans l'esprit, elle est dans l'âme : c'est toute la distance qui sépare la foi de la métaphysique. C'est ainsi du reste que , dans tous les temps, on a combattu les opinions anciennes; attaquant tour à tour la raison par la foi. ou la foi par le doute. Singulier retour des choses humaines ! La philosophie, un jour, s'em- parera de ces armes du christianisme naissant ; Rousseau invoquera, contre la tradition , cette voix de la conscience que ïertullien fait parler contre la philosophie.

La philosophie, indirectement attaquée dans le Témoignage de l'âme. Test ouvertement dans le traité de ï Ame. Tertullien tout d'abord la prend a partie dans son représentant le plus grave, dans Socrate. Le faste de ses derniers moments ne l'étonné point; et, plus sévère que le philosophe de Genève, dans le fils de Sophro- nisque, même mourant, il ne voit qu'un so- phiste. Qui jamais, en effet, a découvert la vérité, si Dieu ne la lui a révélée? Mais quelques philosophes, dira-t-on, se rencontrent quelque- fois avec les chrétiens. « 11 n'est pas étonnant, reprend Ter lullien, que celte longue et terrible tempête d'opinions et d'erreurs les ait quelque-

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fois jetés au port par aventure, et par un heu- reux égarement. » Puis, repoussant la sagesse païenne par une superbe ironie : « Sans doute la sagesse divine se serait trompée , en établis- sant son berceau et son école dans la Judée, plutôt que dans la Grèce ! » Il quitte cette véhé- mence cependant, et entre dans des discussions métaphysiques sur les sens, leurs organes, sur nos sensations, sur le sentiment et l'intelligence, sur la vie dans les plantes et dans les animaux. Ces détails, purement philosophiques , ne lui sau- raient longtemps convenir; aussi, satisfait d'a- voir attaqué , en passant , Lucrèce et Platon , il revient, dans le reste de ce traité, à des idées morales qui se rattachent au témoignage de Vaine, et le complètent. Il a sur le sommeil de ces pensées profondes qui ne pouvaient sortir que des méditations chrétiennes. Le sommeil, avait dit la sagesse profane dans ses plus douces consolations, le sommeil, c'est l'image de la mort. Le sommeil, reprend la philosophie du christianisme, c'est l'image et la preuve de l'im- mortalité. L'ame, par son activité pendant le sommeil, révèle hautement sa divine et immor- telle essence. À cette preuve de l'immortalité do l'âme par son activité pendant le sommeil, Ter- tullien en ajoute d'autres : « Cette àme a ses souffrances, ses joies à elle; joies et souffrances indépendantes de l'action du corps , et qui sou- i 7

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vent le contrarient; elle montre, même au mi- lieu de ses douleurs, qu'elle est maîtresse du corps qu'elle anime : voyez l'âme de Mucius, quand il livre aux flammes du bûcher la main qui a manqué Porsenna. »

Nous avons considéré Tertullien comme apo- logiste et comme moraliste, il nous reste à mon- trer en lui l'adversaire de l'hérésie.

Le plus célèbre des traités de Tertullien contre les hérésies et celui qui contient en quelque sorte tous les autres, ce sont les Prescriptions.

Tertullien s'y montre tout d'abord avec une vigueur singulière de raisonnement. L'hérésie est nécessaire ; elle est la pierre de touche de la foi ; il ne faut donc pas s'en scandaliser ; c'est la pensée de l'apôtre. Puis , s'adressant aux hérétiques du même et superbe ton dont il répondait aux païens, il n'accepte pas la loi , il la fait. Ainsi, en face de l'hérésie, il est, pour ainsi dire , défendeur et non demandeur ; il ne descend pas à prouver la légitimité de ses titres , il lui demande les siens. Pour lui, il est en pos- session de la vérité , c'est à elle , à l'hérésie , si elle a des droits plus anciens, à les produire. Jusque-là, Tertullien n'a point à discuter avec elle; il lui oppose la prescription. Déjà, dans son Apologétique, il avait dit : « A tous les corrupteurs de l'Évangile nous opposons l'argument invin- cible de la prescription, » c'est-à-dire du droit,

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du droit de vérité confirmé par la possession : «Qui êtes-votis, vous qui me venez disputer mon héritage? Depuis quand et d'où êtes-vous venus? à quel titre, Marc-ion, coupez-vous ma forêt? Qui vous a permis, Valentin, de détour- ner mes canaux? Qui vous autorise, Apelle, à ébranler mes bornes ? comment osez-vous semer ici et vivre à discrétion? ceci est mon bien ; j'en ai depuis longtemps et la première, la posses- sion; je descends des anciens possesseurs, et je prouve ma descendance par des titres authen- tiques. » Cette solennelle déclaration , cette fin de non-recevoir tout d'abord opposées à l'héré- sie, et les droits de l'Église réservés, Tertullien consent à discuter les objections des hérétiques. 11 les confond par leurs erreurs, mais principale- ment par leurs mœurs; il ne leur demande pas seulement compte de leurs opinions, mais de leurs vices ; puis , opposant à leurs perpétuelles inconstances, à leurs dérèglements , la fixité des doctrines et la pureté des mœurs chrétiennes , le tableau des Églises naissantes, leur concorde, leurs traditions immuables, il s'écrie : « Parcou- rez les Églises apostoliques président encore et aux mêmes places les chaires des apôtres. Eles-vous près de PAchaïe, vous avez Corinthe; de la Macédoine, vous avez Philippes et Thessa- lonique. Passez-vous en Asie, vous avez Ephcse. Etes-vous sur les frontières de l'Italie, vous avez

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Rome , heureuse Eglise dans le sein de laquelle les apôtres ont répandu leur sang et leurs doc- trines! »

Enfin, après avoir, par les mœurs, parla tradi- tion, par les doctrines, convaincu les hérétiques de nouveauté et par conséquent d'illégitimité, Tertullien termine par cette réflexion : « Les hé- rétiques varient dans leurs règles ; chacun parmi eux se croit en droit de changer et de modi- fier par son propre esprit ce qu'il a reçu, comme c'est par son propre esprit que Fauteur de la secte Ta composé. L'hérésie retient toujours sa propre nature en ne cessant d'innover, et le progrès de la chose est 'semblable à son origine; ce qui a été permis à Valentin, l'est aussi aux valenti- niens Les marcionites ont le même droit que Marcion , et les auteurs d'une hérésie n'ont pas plus le droit d'innover que leurs sectateurs ; tout change dans les hérésies; et quand on les pénètre à fond, on les trouve dans leur suite différentes en beaucoup de points de ce qu'elles ont été dans leur naissance. » Ces paroles, dont nous em- pruntons la traduction àBossuet, qui y a puisé le litre et l'idée de ses i aviations , résument le traité de Tertullien.

Cette réfutation générale des hérésies ne pou- vait toutefois suffire ni au besoin de la vérité, ni à l'ardeur du génie de Tertullien ; aussi à la fin même des Prescriptions ', prenait-il l'engagement

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qu'il a tenu, d'une lutte plus vive et plus longue. « Nous venons, y dit-il, de donner des armes pour combattre généralement toutes les hérésies ; dans la suite, si Dieu nous en fait la grâce, nous répondrons à quelques hérésies en particulier. » 11 y a répondu en effet.

Le premier et le principal de ces traités parti- culiers de Tertullien est dirigé contre Marcion. Marcion admettait deux dieux différents ; de ces dieux, le créateur est le second, le dieu inférieur; aussi prétendait-il que quand le créateur avait dit : « Quela lumière soit faite, » c'était moins un commandement qu'il adressait à la nature, qu'une prière au Dieu suprême qui était au-dessus de lui. L'erreur de Marcion, on le reconnaît, venait du dualisme oriental. Frappé des imperfections apparentes de l'univers, et ne les voulant point attribuer à un dieu parfait, Marcion en faisait auteur le dieu inférieur. Tertullien montre que la sagesse et la puissance du créateur éclatent partout dans cette nature si vile et si imparfaite aux yeux de Marcion. « Ne remontez pas si haut, abaissez vos regards sur ce qui semble leur échap- per : la fleur cachée dans le buisson comme celle qui émaille nos prairies; le plus petit des coquil- lages aussi bien que celui qui nous donne la pourpre; l'aile du dernier des insectes non moins que la magnifique parure du paon, vous mon- trent-ils dans le créateur un si misérable ouvrier ?

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vous qui regardez en pitié ces mêmes insectes en qui la merveilleuse main qui les a faits a ré- paré la faiblesse par l'adresse dont elle les a doués, imitez, si vous le pouvez, les construc- tions de l'abeille, les greniers de la fourmi, le venin de la cantharide, l'aiguillon de la mouche, la trompette et la lance du moucheron. Si d'aussi faibles créatures, ou servent à vos besoins, ou vous préservent des ennemis, quels sentiments avez-vous pour de plus grandes, vous qui refu- sez de reconnaître le créateur dans ses moindres ouvrages? ne sortez pas de vous-mêmes; consi- dérez l'homme, au dedans, au dehors de lui- même; trouve-t-il plus grâce à vos yeux, cet ou- vrage de Dieu? »

Tableau brillant et simple tout à la fois qu'il termine par ce trait plein de fraîcheur et de grâce. « Si je vous présente une rose ; oserez- vous encore calomnier le créateur ? » Bernardin de Saint-Pierre a décrit , avec infiniment de charme, l'histoire du rosier qui ornait sa très- modeste fenêtre du faubourg Saint-Marceau; mais cette anatomie descriptive vaut-elle la vive et courle pensée de Tertullien? Remarquons comment, à des époques si éloignées l'une de l'autre, le besoin des douces et fraîches ima- ges saisissait et le génie sévère de Tertullien et la tendre rêverie de l'auteur des Etudes de la na- ture.

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Tertiillien n'est pas moins admirable quand , combattant par l'ironie et le raisonnement le dou- ble principe de Marcion , il termine par ce di- lemme qu'il développe avec une invincible lo- gique : « Dieu est un ou il n'est pas ; et il y aurait un moindre blasphème à nier son existence qu'à le supposer autre que ce qu'il doit être. Or, Dieu est l'être souverainement grand , nécessairement éternel, sans principe, sans commencement, sans fin. Avoir de Dieu une autre idée, c'est le méconnaître; c'est le nier en lui ôtant ce qui le constitue essentiellement. Et comment , s'il avait un égal, seraiî-il souverainement grand ? or , il y a un égal , s'il y a un second être souverainement grand. Deux êtres souverainement grands ne sau- raient exister à la fois , parce que l'essence de l'être souverainement grand est de n'avoir point d'égal, et la prérogative de n'avoir point d'égal ne peut convenir qu'à un seul. L'être souverainement grand efface nécessairement tout être , tout rival que vous prétendrez lui égaler, par la raison même qu'il est souverainement grand; et que dès lors ce second être, quelque grand que vous le supposiez, ne peut plus être souverainement grand. Dieu est donc essentiellement un; et s'il n'était un, il ne serait point du tout. »

D'autres hérétiques tombèrent sous les coups de Tertiillien. Après Marcion , après Hermogène, il combattit les valentiniens et Praxéas qui niait

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l'unité de l'essence de la Divinité. Nous ne le suivrons pas plus loin dans ces controverses nous aurions toujours à admirer la vigueur de sa dialectique et les vives couleurs dont il sait revê- tir des idées qui s'y prêtent difficilement. Dé- plorable fragilité de l'esprit humain! le défen- seur intrépide de la morale et de la discipline chrétienne, le rude adversaire des hérétiques, va nous donner le spectacle de ses propres er- reurs.

Dans un bourg de la Mysie , dans Arbadan , était un de ces esprits ardents et inquiets qui apparaissent surtout aux époques de fermenta- tion religieuse. Après Marcion , après Apelle , après Yalentin., parut Montan. Montan était un libérateur. 11 prétendait que Dieu avait voulu sauver le monde d'abord par Moïse et par les prophètes; qu'ayant échoué dans ce dessein, il était descendu en lui Montan par le moyen du Saint-Esprit, et dans deux prophétesses , Priscille et Maximille, toutes deux fort riches et fort at- tachées à sa doctrine. Montan et ses sectateurs s'accordaient toutefois à reconnaître que l'Es- prit saint avait inspiré les apôtres; mais ils dis- tinguaient le Saint-Esprit du Paraclet. Le Para- clet , selon eux , avait inspiré Montan , et avait dit par sa bouche des choses bien supérieures à celles que Jésus-Christ avait enseignées dans son Évangile. Sa morale du reste était austère :

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il ordonnait plusieurs carêmes , condamnait les secondes noces; recommandait de ne point fuir la persécution , et de refuser la pénitence à ceux qui étaient tombés. Les montanistes remplirent presque toute la Phrygie , se répandirent dans la Galatie, s'établirent à Constantinople et pénétrè- rent jusque dans l'Afrique. Leur morale rigide et leur imagination exaltée séduisirent le génie ar- dent et sombre de Tertullien. D'autres motifs, la jalousie et les affronts du clergé romain , l'au- raient aussi, selon saint Jérôme, poussé dans le camp de l'erreur.

L'hérésie de Montan était double : elle portait sur la tradition et sur la discipline. Si la pre- mière révélation avait été, pour ainsi dire, in- complète; si Dieu pouvait se manifester à chaque homme par de soudaines illuminations; si au- dessus et en dehors de l'Église , une voix inté- rieure parle à chacun de nous , et nous fait juge de notre foi, que devient la tradition, que de- vient l'autorité de l'Église? Or, le Paraclet de Montan , c'était l'imagination et les écarts substi- tués à l'autorité , à la parole de l'Église ; chez lui, la règle suprême, c'était l'inspiration. Dans la discipline, Montan n'errait pas moins. L'Église honorait la chasteté ; Montan proscrit les secondes noces; l'Église conseillait le jeûne et la sobriété ; Montan condamne les repas quotidiens; l'Église enfui recommandait la constance dans les tour-

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menls, Montan veut que de soi-même on coure au-devant delà mort.

Ces exagérations séduisirent l'imagination na- turellement enthousiaste de Terlullien. Plein de dédain pour la philosophie et ses vaines subtilités, avant même de connaître Mon! an, il en avait ap- pelé des sophismes au témoignage naïf de l'âme; du savoir, à l'inspiration; le prétendu Paraclet de Mon tan lui offrait donc une voie agréable vers ces communications intimes de Dieu avec l'âme, qui, selon lui, devaient remplacer les incerti- tudes de la science; il s'y jeta avec ardeur. Mais nous n'insisterons pas sur ces erreurs d'un grand génie ; il les faut oublier en présence de tant de services rendus à l'Eglise, et hors de l'Église, à la liberté et à la dignité de la conscience humaine.

Terlullien mourut dans un âge avancé; il mourut non pas loin, mais en dehors de l'Église. Toutefois les erreurs de son zèle n'ont pu effacer la grandeur de ses services. Cyprien, et ce fut une partie de la gloire de Tertullien , Cyprien le reconnut, tout d'abord, pour le fondateur du dogme et de la discipline : m: Donnez-moi le maître, » disait-il. Oui, Tertullien est le maître de la vie chrétienne; et l'Eglise, qui n'a pu in- scrire son nom dans ses fastes glorieux, le cite souvent dans ses chaires. Car si l'Eglise n'a pu placer dans ses temples l'image de celui qui , d'une main si ferme , en avait posé les solides

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fondements 9 elle ne pouvait non plus oublier que cet homme avait prépare sa victoire ; qu'il avait créé, en regard de la puissance impériale, de la puissance temporelle, une puissance mo- rale et spirituelle qui la devait détrôner; qu'il avait rompu les liens qui attachaient encore au vieux monde païen la société chrétienne ; qu'il avait terrassé les hérésies, et que tour à tour apologiste ou docteur, le bouclier ou l'épée d'Israël , il avait , de ses mains triomphantes , élevé le péristyle de ce temple chrétien vien- dront s'abriter les barbares et le moyen âge. Bossuet, comme Gyprien , faisait de Tertullien sa lecture habituelle. Cette prédilection de Bossuet est presque une consécration.

CHAPITRE Y.

SAINT CYPRIEN.

Cyprien, comme Tertul lien, naquit à. Carthage, vers le commencement du 111e siècle, d'une fa- mille qui tenait un rang considérable. Elevé au sein du paganisme, il suivit d'abord la carrière du barreau , ses talents et ses succès fixèrent sur lui l'attention des Carthaginois qui le vou- lurent avoir pour professeur d'éloquence. Dans cette nouvelle carrière , Cyprien ne tarda pas à se faire un grand nom; mais cette gloire ne devait pas rester aux lettres profanes. Un saint prêtre de Cartbage , Cécilius , le convertit au christia- nisme. Cécilius est-il l'interlocuteur païen de YCctavius, gagné lui-même à la foi par son ami? On aimerait à adopter cette conjecture, qui a été hasardée par M. Angelo Mai, et à prolonger ainsi la chaîne qui rattacherait Cécilius a Minucius Félix, et Cyprien à Cécilius; mais il est difficile de croire à cette succession. Ce qui est certain, c'est qu'en reconnaissance du Cécilius, quel qu'il soit, auquel il avait d'ouvrir les yeux à la lu- mière de l'Évangile, Cyprien prit le surnom de Thascius Cyecilianus.

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Les chrétiens avaient accueilli avec joie la conversion de Cyprien. Ils se hâtèrent de l'atta- cher à l'Eglise. En un même jour, Cyprien reçut une double consécration; il fut ordonné prêtre et évêque. On a cru, et non sans vraisemblance, que Cyprien nous avait laissé, dans l'épître à Donat , la peinture des agitations de sa vie pre- mière, et les motifs qui, l'y faisant renoncer, l'a- vaient conduit des tempêtes du monde et des écueils de la gloire au port de la religion. Celte lettre à Donat forme donc ainsi une introduction naturelle et intéressante au caractère et aux œuvres de Cyprien.

Par un souvenir de rhétorique, ou plutôt par ce tour nouveau et gracieux de l'imagination chré- tienne, que nous avons déjà remarqué, Cyprien place dans un cadre ingénieux et neuf les confi- dences qu'il fait et les conseils qu'il donne à Do- nat. C'est pendant le repos des vendanges, au fond d'une grotte tapissée de pampres jaunissants dont le feuillage flexible s'entrelace en festons au-dessus de leurs têtes, que Cyprien et Donat se donnent le spectacle des erreurs, des vanités et des gran- deurs humaines. L'entretien commence avec une simplicité charmante : « Vous faites bien , mon cher Donat, de me rappeler ma promesse; je ne lavais point oubliée; et d'ailleurs la saison et la liberté desprit qu elle nous donne, l'à-pro- pos des vendanges et l'usage Ton est de cou-

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sacrer au repos la dernière période de l'année, le lieu même nous sommes, une certaine mollesse, qu'avec les douces vapeurs qui s'ex- halent de nos jardins, l'automne répand dans chacun de nos sens, tout nous invite à ces con- versai ions qui occupent si agréablement les journées, et dont le charme secret pénétrant tous les cœurs, les dispose à l'amour de la vérité et a la connaissance des préceptes divins. Pour qu'aucun témoin étranger ne trouble, qu'au- cun bruit importun n'interrompe notre entre- tien, allons, loin de la maison, nous retirer sous ce berceau; nous y trouverons une solitude à souhait, protégée contre les ardeurs du soleil par l'épais feuillage de cette vigne dont les ra- meaux se jouent en serpentant le long de cette treille qui la soutient, et nous présentent un portique de verdure; nous pouvons ici commo- dément méditer et conférer ensemble : le riant aspect de ce verger récréera nos regards, en même temps que notre esprit se nourrira agréablement de vérités utiles. »

Viennent ensuite sous forme de conseils, des confidences touchantes :

« Du temps j'étais plongé dans les ténèbres et dans une profonde obscurité, flottant sur la mer orageuse du siècle, errant ça et là, sans roule fixe, etm'ignorant moi-même, je regardais comme bien difficile à croire , difficile à espérer

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que l'on pût, sans changer cie corps, devenir un homme tout nouveau. Le moyen, me disais-je à moi-même, de renoncer tout à coup soit à des penchants naturels, soit à des habitudes invété- rées, dont les impressions se sont profondément gravées dans Tâme? de devenir sobre, quand on est accoutumé à la bonne chère et au luxe des festins ; de ne se montrer que sous l'extérieur le plus simple , quand on ne paraissait en public qu'avec une riche parure, éclatante d'or et de pompe ? Demanderez-vous à cet homme, nourri dans les dignités et dans les honneurs il met- tait son bonheur, lui demanderez-vous de des- cendre à la vie privée? Non ; qui s'est laissé, pen- dant toute la vie , enchaîner par les liens de la volupté, devient, sous l'empire de l'habitude, es- clave des sensualités , de l'orgueil , de la colère , de l'ambition. Telles étaient les pensées qui ve- naient souvent s'offrir h mon esprit ; je me sentais de toutes parts enlacé dans les passions qui me captivaient autrefois; je cédais avec complai- sance à leur douceur qui me paraissait invin- cible; je désespérais de pouvoir jamais m'arra- cher à des maux qui avaient pris sur moi l'empire de l'habitude. »

Après ce préambule , déjà si pittoresque et si intéressant par l'émotion contenue qui en colore les expressions et en anime les sentiments, après cette confidence voilée, qui est en même temps

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un avertissement chrétien, doux et grave, Cy- prien sait encore trouver un tour dramatique et nouveau pour exciter et soutenir l'attention de ])onat. Par une vive et heureuse supposition, de- puis, souvent et diversement imitée, il se trans- porte en imagination, lui et son auditeur, sur un lieu élevé d'où se découvre à eux Garthage tout entière , avec ses cirques , ses forum , ses palais , avec tous les théâtres des passions et des luttes humaines; et de là, mettant sous les yeux de Donat tout le spectacle de la vie humaine , dans l'intérieur des maisons comme sur la place pu- blique, il lui étale toutes les misères réelles ca- chées sous des bonheurs apparents : poursuite des honneurs , de la gloire , des plaisirs ; jeux sanglants du cirque , jeux des théâtres plus tran- quilles, mais non moins dangereux pour l'âme. Bossuet s'est emparé de cette dramatique peinture, et comme toujours, il a été original en traduisant. Mais laissons parler Cyprien lui-même : « Voici que se préparent les jeux des gladiateurs; vous y pourrez, par des spectacles de sang, repaître vos féroces regards. Cet athlète fut longtemps nourri des sucs les plus substantiels : on l'engraissait, pour qu'il mourût, à plus grands frais. Quoi! un homme froidemenl égorgé pour le plaisir des veux, le meurtre érigé en science, devenu une élude, un usage! il faut commettre le crime, que dis-je! il en faut tenir école; c'est un état de

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tuer, une gloire de mourir. » Notons cette pro- testation de la conscience chrétienne contre des jeux parricides ; répété par Prudence, et par lui porté jusqu'à Salvien , ce cri ébranlera les am- phithéâtres de Trêves et de Cologne , jusqu'au jour où, vengeurs de leurs frères égorgés dans le cirque, les barbares viendront le renverser.

Cette lettre àDonat, si belle par les sentiments, n'est pas exempte de quelques traces de mauvais goût ; le rhéteur s'y reconnaît quelquefois : dé- sormais nous ne verrons plus que l'évêque.

Les premiers temps de l'épiscopat de Cyprien furent tranquilles. Depuis quarante ans environ, depuis Maximin et depuis Sévère , l'Église jouis- sait d'un calme assez profond. Mais la persécu- tion, ralentie et non éteinte, devait se rallumer plus vive et plus étendue : Dèce publia un édit contre les chrétiens. Gibbon donne pour motif à cette persécution, je ne veux pas dire pour ex- cuse, la prévoyance de Dèce qui, dans les chré- tiens , aurait deviné les futurs héritiers des Césars ; je doute que Dèce, quelle que fût sa pé- nétration, ait vu d'aussi loin. Quoi qu'il en soit, dans l'intérêt de son troupeau et fidèle au pré- cepte de l'apôtre, Cyprien crut devoir fuir. Cette fuite lui fut reprochée; voici, à ces reproches, la réponse de Cyprien :

« Conformément à l'ordre que nous en donne le Seigneur, an premier signe de la persécution, i S

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entendant un peuple furieux demander ma tête à grands cris, je pensai, moins dans l'intérêt de ma sûreté personnelle que dans celui de la tran- quillité publique , à me retirer pour quelque temps. J'aurais craint que ma présence ne parût téméraire , et ne donnât de nouveaux prétextes à la sédition ; mais, quoique éloigné de mon trou- peau, mon esprit, mes conseils, mes actes étaient avec vous; je n'ai cessé, autant qu'il était en moi, de veiller aux besoins de mes frères. »

Cyprien, en effet, n'oubliait point son peuple; il encourageait , soutenait et glorifiait les martyrs , et ne cessait de prodiguer à son troupeau , non- seulement les conseils d'une vive sollicitude, mais les secours d'une inépuisable charité. Il le faut contempler dans cette situation, gouvernant et soutenant, du fond de l'exil, la société chré- tienne. Il écrit aux prêtres qui ont confessé la foi; aux chrétiens qui souffrent dans les mines.

« Cyprien aux prêtres et aux diacres de son Eglise :

K De la tranquille retraite que la faveur divine m'a ménagée, je vous écris, mes très-chers frères, pour vous témoigner d'abord ma joie d'apprendre que vous-mêmes n'avez rien à craindre pour votre liberté ; mais, les circonstances me tenant éloigné de Carlhage, je vous conjure, par votre foi et votre piété, de remplir fidèlement vos fonctions et les miennes, en sorte que Tordre et l'exactitude-

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de la discipline n'aient point à souffrir de mon absence. Notre premier devoir est de fournir aux besoins des confesseurs, prisonniers pour îa cause de Jésus-Christ, et des pauvres qui persé- vèrent dans la foi; je demande que rien ne leur manque. Je ne réclame pas moins pour eux tous les ménagements et les délicatesses d'une sage et paternelle sollicitude à leur procurer les conso- lations qui leur sont nécessaires. Je recommande spécialement à vos soins les veuves et tous ceux qui sont dans l'indigence, les malades, les étran- gers; distribuez-leur ce que j'ai laissé de mon fonds entre les mains du prêtre Rogatien ; et comme je crains que cela ne suffise point , je lui fais passer une autre somme. »

Cyprien, en soutenant son troupeau, ne veut point braver ses ennemis ; à la charité de Tévêque, il joint la prudence du chef de gouvernement :

« Ceux que la charité portera à visiter nos saints confesseurs , le doivent faire avec précau- tion f ne pas se présenter dans les prisons en grand nombre, pour ne point porter ombrage à nos ennemis, qui finiraient par leur en refuser l'accès. Prenez garde aussi que les prêtres qui vont y offrir le saint sacrifice, n'y paraissent que tour à tour, accompagnés d'un seul diacre. Nous devons en tout être doux et humbles, comme il convient à des serviteurs de Dieu , nous accom- moder au temps, et procurer le repos au peuple. »

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Telle est, sous la main del évêque, même per- sécutée, même privée de son chef, la société chrétienne. Ainsi, tandis que dans le monde ro- main tombent de toutes parts les liens qui en avaient fait la force ; que le sénat a perdu son autorité, le peuple, sa soumission, la majesté im- périale, son prestige, les lois, leur empire ; à côté de ce monde, au milieu de lui s'est élevé, gran- dit, se répand un peuple chrétien, uni, soumis et libre tout à la fois ; qui trouve dans la voix de son évêque, sa règle, ses franchises et un appui ; qui, dans l'organisation hiérarchique de l'Eglise, a tout un ordre civil et politique : assemblées, représentants , voix publique. Ce peuple, s'il souffre, a qui veille sur lui , qui le conseille, s'il est persécuté, qui lui donne du pain, s'il en manque. Comparez à ce peuple si dévoué et si fort , quoique peu nombreux encore , la société païenne, délaissée et languissante, également malade de ses misères morales et matérielles, et vous devinerez facilement est l'avenir.

L'Eglise pourtant avait ses mauvais jours. La persécution ne trouvait pas tous les chrétiens également inébranlables ; elle intimidait quelque- fois la faiblesse; elle amenait le schisme. Ce fut la douleur qui pour Cyprien se joignit aux cha- grins de l'exil. Deux prêtres, Novat et Novalien, se déclarèrent contre lui; voici à quelle occasion ou plutôt sous quel prétexte. Fendant la persécu

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tion, tous les chrétiens n'avaient pas montré la même fermeté ; quelques-uns avaient faibli, ceux- ci à la vue seule , ceux-là aux premières attein- tes des tourments ; d'autres avaient sacrifié aux idoles, thurifœati ; d'autres enfin avaient abjuré sur l'ordre du magistrat, et ils en avaient reçu un certificat de polythéisme , libellati. Quelle con- duite fallait-il tenir à l'égard de ces chrétiens faibles ou parjures? Cyprien inclinait à l'indul- gence ; il faisait la part de la faiblesse humaine, et à côté des sévérités nécessaires, des expiations légitimes , il plaçait les miséricordes de l'Église. Ainsi ne pensaient pas Novat et Novatien.

Novat, prêtre de Cartilage , d'abord attaché à Cyprien, s'en sépara; il voulait prévenir l'ex- communication que ses crimes avaient méritée. 11 entraîna dans sa défection quelques prêtres et entre autres Félicissime , prêtre violent et déré- glé dans ses mœurs. A Rome, Félicissime et Novat rencontrèrent Novatien. Philosophe d'abord , Novatien avait plus tard et avec ardeur em- brassé le christianisme; il jouissait d'une haute réputation de savoir et d'éloquence. On a de lui un traité sur la Trinité, ordinairement inséré à la suite des œuvres de Tertullien. A Rome, un intérêt commun de haine et d'ambition réunit Novatien et Novat. Saint Fabien , évêque de Rome, venait de mourir. On élut pour le rem- placer Corneille , prêtre de l'Eglise de Rome.

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Corneille s'était montré indulgent à ceux qui étaient tombés durant la persécution. Novatien soutenait que, même à l'heure de la mort, on ne devait pas admettre à la réconciliation, non-seule- ment ceux qui étaient tombés dans les trois grands crimes de l'idolâtrie, de l'homicide et de la for- nication , mais ceux même qui s'étaient rendus coupables de péchés mortels ; il ne reconnaissait à l'Église le pouvoir d'en remettre aucun de cette nature. Ce fut sur ce prétexte que Novat et Nova- tien s'élevèrent contre lui. Ils nommèrent d'abord à sa place un faux évêque, appelé Fortunat; puis Novatien finit par gagner quelques évêques, et par eux il se fit ordonner prêtre de Rome. Du schisme, il arriva bientôt à l'hérésie, et fut le chef de la secte des novatiens.

Un moment Novat et Novatien intimidèrent ou surprirent la religion de Corneille; mais ils ne purent ébranler le courage et la modération de Cyprien. D'accord sur le but, la condamna- tion et le renversement de Cyprien, Novat et No- vatien au fond ne s'entendaient pas ; car si No- vatien trouvait Cyprien trop indulgent, Novat le trouvait encore trop rigoureux; mais, par deux chemins opposés, ils arrivaient au même but. A Rome, Novatien prêchait une excessive sévérité ; à Cartilage, Novat, une extrême indulgence. Ces deux moyens, en apparence contraires, en réalité s'accordaient parfaitement. A Carthage, le génie

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du peuple était plutôt porté an rigorisme; à Rome, il inclinait à la modération. En prenant ainsi à rebours Rome et Carthage, on les excitait également contre Cyprien et contre Corneille, contre l'évêque et contre le pape.

Cyprien ne se départit point d'une sage mo- dération. Tout en s'affligeant sur ceux de ses frères qui ont failli, il se demande s'il faut les tenir à jamais exclus de cette Eglise qu'ils ont un moment abandonnée. Ne doit-on pas faire la part de l'infirmité humaine et la part surtout de la charité ? Cette persécution , à laquelle quel- ques-uns ont succombé, n'a-t-elle pas été en dé- finitive salutaire à tous? n'a-t-elle pas ranimé des vertus assoupies, et parle péril commun ramené la concorde? Toutefois, si l'Eglise doit accueillir le repentir, elle doit craindre aussi d'encourager la tiédeur ou la faiblesse ; elle ne refusera donc pas le pardon à des chutes réparables quoique tristes; mais ce pardon, le repentir le doit pré- céder et justifier; une indulgence sans expiation serait tout à la fois et une faiblesse inexcusable et un dangereux exemple.

Tel est le sage tempérament que garde Cy- prien ; tels sont les sages conseils qu'il donne dans son traité : Des relaps,

« A Dieu ne plaise que je cherche à charger les coupables! non, je veux seulement exciter un frère à la peine et à la satisfaction. Flatter le pé-

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cheur par une indulgence à contre-temps, c'est lui ménager de nouvelles occasions de pécher; mais reprendre son frère et lui donner de géné- reux conseils, c'est lui ouvrir la porte du salut; ainsi le prêtre du Seigneur ne doit point tromper le coupable , mais le guérir par de salutaires re- mèdes. Ce n'était donc pas assez de tous les maux delà persécution! Voici que pour comble d'infor- tune, un poison séducteur s'est glissé parmi nous sous le nom spécieux de miséricorde. Contre la rigueur de l'Evangile, et au mépris de la loi de Dieu, l'on donne et l'on reçoit indiscrètement la paix et la communion ; inutile et fausse paix, per- nicieuse à ceux qui la donnent, inutile à ceux qui la reçoivent! Pour vous, bien-aimés frères, que la crainte du Seigneur retient encore sur le bord du précipice, vous qui, dans votre unité même, n'avez point perdu le souvenir de votre blessure, envisagez vos fautes d'un œil pénétré de douleur et de repentir ; écoutez les reproches sévères que vous adresse votre conscience, et sans trop légèrement préjuger votre pardon, ne dés- espérez point de la divine miséricorde. »

On ne peut trop admirer la sage fermeté de Cyprien ; il sait concilier avec les ménagements de l'humaine faiblesse les sévérités de la disci- pline chrétienne, et faire du repentir un engage- ment plus fort à la foi un moment trahie. On sent du reste combien ces questions étaient vives

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et importantes pour la société chrétienne, au mo- ment où elles s'agitaient. La société chrétienne était alors, au sein de l'empire, en état perma- nent de défiances et d'alarmes; elle avait à se défendre tout à la fois des pièges du dehors et des embûches du dedans. 11 lui fallait garder entre tous ses membres la pureté et l'union qui faisaient sa force et sa sûreté ; ouvrir ses rangs à ceux qui y voudraient entrer, et pourtant exiger d'eux des garanties sévères. La société païenne, si elle était troublée par quelques-uns de ses membres, avait, pour les contenir et les réprimer, l'autorité et le secours des lois. Pour exciter le zèle, main- tenir la concorde, encourager la faiblesse, glori- fier le courage, la société chrétienne ne possédait qu'une ressource, la punition ou la récompense morale. Èlre mis, par la bouche de l'évêque, en dehors de la communion chrétienne, ou en rece- voir l'absolution et de publiques louanges, c'était contre le relaps et pour le martyr, toutes les peines et toutes les récompenses dont pouvait disposer l'Église. Avec quelles précautions cette autorité toute spirituelle ne devait-elle pas être exercée ? quel mélange d'habileté et de force ne demandait pas l'exercice d'un tel ministère., et combien est merveilleuse l'influence de cette pa- role qui était tout à la fois la règle, le châtiment et la couronne du chrétien !

Au milieu de ces luttes contre le schisme , des

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douleurs de l'exil, Cyprien trouvait encore du temps pour des ouvrages plus calmes et de plus douces exhortations : il confirmait les maximes de Tertullien contre les hérésies ; il donnait aux vierges chrétiennes de sages conseils; il répon- dait au paganisme qui rejetait sur les chrétiens le désastre des saisons et les fléaux qui en étaient la suite ; il élevait en faveur des malheureux une voix éloquente , et faisait entendre en faveur de l'esclave des accents pleins de courage et de gé- nérosité.

Le premier de ces traités de discipline et de morale est le traité snrY Unité de V Eglise catho- lique, auquel on donne quelquefois le titre : De la simplicité des pasteurs. Ce traité se distingue des prescriptions de Tertullien par un caractère particulier. Tertullien expose les hérésies et les discute ; Cyprien n'entre point dans ce détail; il se contente d'opposer à leurs erreurs , à leurs variations, à leurs contradictions, le tableau de la constante tradition de l'Eglise, de son unité ; cette marche est plus haute et plus ferme :

« 11 n'y a qu'un épiscopat, et comme il n'y a qu'un épiscopat , ainsi n'y a-t-il qu'une seule Église, répandue dans la vaste multitude des membres qui la composent. Du soleil sort une foule de rayons, mais il n'y a qu'un seul centre de lumière ; du corps d'un arbre s'élèvent des ra- meaux en grand nombre, mais le corps tout entier

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tient à un tronc fortement attaché à la terre par sa racine. D'une même source s'épanchent divers courants d'eau qui, malgré l'abondance des ruis- seaux qui les partagent, remontent à leur com- mune origine. Séparez un rayon du corps du soleil; plus de lumière le rapport est in- terrompu avec le principe de la lumière ; déta- chez une branche de l'arbre; la branche rom- pue ne prendra point racine; isolez un ruisseau de sa source , il va tarir et disparaître : telle est l'image de l'Église ; la divine lumière qui la pé- nètre embrasse dans son rayon le monde tout entier; mais elle vient d'un point unique qui distribue la clarté dans tous les lieux , sans que l'unité du principe soit divisée ; son inépuisable fécondité propage ses rameaux sur toute la terre, elle épanche au loin ses eaux abondantes : c'est partout le même principe , partout la même ori- gine. »

L'unité de la doctrine chrétienne, à ne la pren- dre même qu'historiquement , est une des plus belles conquêtes de l'esprit humain. Réunir toutes les intelligences, toutes les âmes dans un même symbole et une même foi; donner à tous les peu- ples, à tous les âges, à toutes les sociétés un point fixe put se ramener et se rattacher la pensée humaine ; réaliser pour le monde ce que la philo- sophie osait à peine demander pour quelques disciples, n'est-ce pas ce qu'a fait l'Eglise, quand,

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repoussant de son sein Jes hérésies à mesure qu'elles naissaient, elle a opposé, dans l'unité de ses croyances, une tradition impérissable et une immuable barrière aux continuelles inconstances et aux inquiétudes de l'esprit humain.

Une des préoccupations constantes de Tertul- lien avait été, nous l'avons vu, de régler la vie de la vierge chrétienne ; c'est aussi la sollicitude de Cyprien. Il a fait un traité remarquable sous ce titre : Comment les vierges doivent se conduire. Le calme qui avait suivi la persécution de Dèce, et surtout la paix dont l'Église jouit pendant plu- sieurs années, sous le règne de Philippe, avaient singulièrement relâché , parmi les chrétiens , les liens de la discipline et la sévérité des mœurs. C'est pour remédier à ces désordres que Cyprien composa le traité sur la conduite des vierges. Avec le caractère d'indulgence et de délicatesse qui lui est propre, tout en indiquant les fautes, il insiste particulièrement sur les vertus. Il se plait à tracer de la vierge chrétienne un idéal qui pourra devenir un portrait : « Fleurs odorifé- rantes des églises, le plus bel ornement de la grâce divine, l'image de Dieu , sa sainteté se réfléchit avec le plus d'éclat , les vierges chré- tiennes sont la portion la plus illustre du trou- peau de Jésus-Christ. » Comme Tertullien, il s'é- lève contre ces artifices de la coquetterie, qui font mentir l'âge ou le visage de la femme. Il le fait

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par un magnifique mouvement que saint Augus- tin citera comme un exemple de l'éloquence su- blime : « L'on vient changer et intervertir ce que Dieu a fait ; mais c'est s'attaquer à Dieu même que d'entreprendre de réformer son ouvrage! Dites-moi : voici un portrait sorti des mains d'un peintre excellent, l'art, rival de la na- ture, a parfaitement exprimé les traits de son ori- ginal. L'ouvrage achevé, si un autre, sous le prétexte de le corriger et de le perfectionner, s'avisait d'y porter le pinceau , ne serait-ce pas faire au premier un sensible affront contre lequel il pourrait, à bon droit, témoigner son indigna- tion ? Et vous , vous croyez pouvoir retoucher à l'image de Dieu, sans qu'il vous punisse d'une si étrange témérité. » Il donne ensuite aux vierges riches, sur l'emploi de leurs richesses, des con- seils où ne perce pas moins la charité de l'é- vêque que la prudence du directeur : « Vous êtes riche, et vous vous croyez le droit d'user des biens que Dieu a voulu mettre à votre dis- position. Usez-en, à la bonne heure, mais faites- en un usage utile et salutaire ; que les indigents éprouvent que vous êtes riche ; que ceux, à qui manque le nécessaire, se ressentent de votre opu- lence. Regardez un grand patrimoine comme une grande tentation. » Ainsi la parole chrétienne prépare ces détachements aux plaisirs, ces renon- cements au monde et à ses biens, qui feront un

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jour des richesses des Fabius et des Paul Emile, le patrimoine des pauvres.

La charité était, h proprement parler, la vertu dominante de Cyprien ; il y a consacré sous le titre de : V Aumône, un traité tout entier. Au mi- lieu d'excellents préceptes , se trouve ce pathé- tique mouvement : « Pour achever de confondre les cœurs arides et froids, dans qui l'amour des richesses étouffe en leurs germes tous les fruits du salut, pour forcer les âmes dégradées par l'avarice, à rougir de leur bassesse, que chacun de vous, mes frères , se figure le démon osant paraître tout à coup au milieu de nous, sous les yeux de Jésus-Christ; opposant à ses disciples, les disciples qu'il s'est faits, s'adressant à Jésus- Christ lui-même, et le prenant pour juge de la comparaison : moi, je n'ai point enduré pour ceux que vous voyez avec moi , les outrages et les verges; moi, je n'ai point souffert pour eux le supplice de la croix, ni versé mon sang; je ne les ai point rachetés au prix de ma vie ; je n'avais point non plus un royaume céleste à leur promettre; point de paradis, point de glorieuse immortalité! Et pourtant, voyez quelle magnifi- cence dans les présents qu'ils m'ont faits! Quel zèle, quel dévouement dans mon service! Pour arriver à quelque poste brillant, rien ne leur coûte, ni dépenses, ni sacrifices! Et vous, ô Christ! montrez-m'en de tels parmi les vôtres!

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Montrez-m'en parmi les disciples formés à votre école , parmi les riches qui regorgent de super- flu ! Montrez-m'en qui vous fassent d'aussi ma- gnifiques présents , qui pour vous vendent ou engagent leurs héritages; qui, pour courir après les trésors du ciel que vous leur promettez, con- sentent à perdre ce qu'ils ont ; et puis , les pré- sents que l'on me fait, à qui profitent-ils ? A quels pauvres donnent-ils du pain, des vêtements, de quoi rassasier leur faim, étancher leur soif? mes frères, qu'avez-vous à répondre ? Ces riches que leur sacrilège dureté jette dans un incurable aveuglement, comment les défendrons - nous ? Hélas! il n'est que trop vrai; nous ne valons pas en nombre les serviteurs du démon ; nous qui n'avons pas le courage de faire le moindre sacrifice pour le Dieu qui nous a donné tout son sang. »

Nous avons , dans la peinture de la société romaine, entendu, au milieu de la joie des con- vives , s'élever tout à coup cette terrible ques- tion : Quid est pauper? et celui auquel on l'adressait, n'y pouvait répondre; c'est qu'en effet, le monde romain n'en avait pas l'explica- tion, car il n'en avait pas le remède; le christia- nisme seul le possédait, ce remède; c'était la charité. Aussi Cyprien peut-il répondre à cetie question qui avait trouvé muets les convives de Tramalchion, à ces craintes que l'on avait de la

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famine : « Vous vous étonnez , vous murmurez de ce que les rosées du ciel ne viennent plus étancher la soif de la terre ; de ce qu'un sol aride et poudreux produit à peine quelques germes bientôt avortés; que vos vignes soient mutilées par la grêle, vos oliviers emportés par des oura- gans impétueux ; mais, je vous le demande, ser- vez-vous Dieu? c'est-à-dire, êtes-vous doux et charitable; charitable envers les pauvres, doux envers vos esclaves. » C'est ainsi seulement que le pauvre et le riche pouvaient cesser d'être en- nemis, et la société romaine regarder en face le fantôme qui lavait troublée.

Cyprien, un des premiers aussi, plaida en fa- veur de l'esclave : « Vous exigez , écrit-il à Dé- métrien , vous exigez de votre esclave qu'il vous soit tout dévoué, homme d'un jour! Cet esclave est-il moins homme que vous? Entré dans le monde aux mêmes conditions, votre égal par la naissance et par la mort, doué, aussi bien que vous, d'une âme raisonnable , il est appelé aux mêmes espérances , soumis aux mêmes lois , et pour la vie présente et pour le temps à venir. » Mais si l'esclavage était l'iniquité de la société romaine, il en était le pivot et la condition. Com- ment le renverser sans détruire la société ? Com- ment proclamer l'égalité sans déchaîner la ré- volte ? Le monde ancienne le savait, et voilà pourquoi Sénèque se borne à conseiller au mai-

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tre, la douceur, plutôt qu'il ne lui demande la liberté de l'esclave. Le christianisme saura, sans secousse , sans péril , résoudre ce difficile pro- blème. On voit déjà il place l'égalité, dans la communauté d'une âme et d'une espérance im- mortelles.

Je ne puis ici encore me défendre d'un rap- prochement. Dans cette même Carthage, Ter- tullien et Cyprien font entendre à Scapuîa et à Démétrien de si fières et si humaines paroles, peu de temps avant eux, Apulée s'adressait aussi à des proconsuls romains, et il épuisait, pour les louer, toutes les formules de sa brillante rhéto- rique. Qu'on rapproche les Florides du traité de la Mortalité, on aura le contraste le plus frap- pant de l'éloquence païenne et de l'éloquence chrétienne au ne siècle.

Ainsi Cyprien employait à instruire, à diriger, à défendre son troupeau , la trêve que le paga- nisme avait accordée aux chrétiens, quand la persécution, un moment assoupie, se ranima. Va- lérien publia contre les chrétiens un édit, plus violent que ne l'avait été celui de Dèce. Cyprien avait prévu le péril , et le péril le trouva prêt. Longtemps à l'avance il prépare, il exhorte, il anime les fidèles au combat.

Lui-même, quand le jour est venu, il veut mourir, non à Utique, le proconsul a envoyé des soldats pour le saisir, mais il peut être i 9

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le plus en spectacle aux infidèles, en exemple à son peuple, sur le théâtre même de son épisco- pat, à Carthage :

« Cyprien aux prêtres , aux diacres et à tout le peuple de Carthage, salut :

« Informé que le proconsul, alors à Utique, y avait envoyé des soldats pour se saisir de moi et m'amener dans cette ville, j'ai céder au con- seil de mes amis , qui m'engageaient à chercher une autre retraite , jusqu'au moment je pourrais me retrouver à Carthage. C'est dans sa propre ville, et non dans une autre, qu'un évêque doit confesser le Seigneur, afin que tout le peuple soit honoré par la confession de son pasteur sur les lieux mêmes. Ce que l'évêque dit dans ce moment , tout son troupeau semhle le dire avec lui. Ce serait flétrir l'honneur d'une Église aussi illustre que la notre, que de recevoir ma sen- tence à Utique. Aussi, dans toutes mes prières, ne cessé-je point de demander au Seigneur qu'il veuille hien m'accorder de confesser son nom dans votre ville, d'y souffrir la mort, et de n'en sortir que pour aller à lui. »

Son vœu fut exaucé. Arrêté àCurube, à douze lieues de Carthage, dans des jardins qu'il avait autrefois vendus pour en distribuer le prix aux pauvres, et que lui avait ensuite rendus la géné- reuse délicatesse de celui qui les avait achetés, Cyprien reçut la mort à Carthage. Sangheurcu-

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sèment répandu ! s écrie saint Jérôme , il fut le baptême cle tout un peuple , felici cruore dam- na tus. « Dans cette même Carthage , dit M. de Chateaubriand , qui rappelait tant d'autres sou- venirs, Cyprien remporte la palme du martyre, due à son éloquence et à sa foi. Ce premier Fé- nelon eut la tête tranchée. Il se banda lui-même les yeux. Justice, prêtre, et Julien, diacre, lui lièrent les mains; les néophytes étendirent des linges pour recevoir son sang. » Faut-il mainte- nant réfuter Gibbon qui, dans le dévouement de Cyprien, trouve un calcul de vanité ?

En résumant la vie et les ouvrages de Cy- prien , on y saisit une physionomie remarquable et profonde , bien qu'au premier coup d'oeil elle n'offre rien d'original. Comme écrivain, en effet, Cyprien n'est pas exempt de recherche et d'en- flure, et dans ses pensées il y a moins de nou- veauté que de justesse. Mais c'est précisément sa gloire : Cyprien est continuateur, continuateur de Terlullien. Mais en le continuant, il le déve- loppe et le corrige. Tertullien donne-t-il des conseils aux vierges chrétiennes , il ne le fait pas toujours avec une discrète délicatesse; Cyprien, au contraire , a la chasteté du langage en même temps que la pudeur des pensées. En fait de dis- cipline chrétienne et de la conduite à tenir dans les circonstances graves à chaque instant se trouvait jetée l'Église , même sagesse dans

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Cypnen. Ainsi celte question si délicate de la fuite en temps de persécution, que Tertullien avait tranchée en un sens extrême, Cyprien lui donne une solution tout ensemble ferme et ha- bile. Une première fois , quand le salut de son peuple lui paraîtrait compromis par un courage déplacé, quand sa présence au milieu de son troupeau ne serait qu'un péril inutile, Cyprien a fui. Mais quand recommence la persécution, quand la fuite cette fois ne serait plus qu'une faiblesse et un scandale pour l'Église, Cyprien s'y refuse, et brave la mort qu'une première fois il eût mieux aimé attendre que fuir. En un mot, autant homme d'action qu'éloquent écrivain , évêque en même temps que docteur, Cyprien est le chef de cette société chrétienne dont Ter- tullien n'était que l'ardent apologiste : Tertullien a détruit, Cyprien a fondé.

CHAPITRE VI.

ARNOBE.

L'Afrique, qui avait déjà donné à l'Église de si puissants docteurs , ne s'épuisait pas : c'est en Afrique, à Sicca, ville de Numidie, que naquit, sous l'empire de Dioclétien , le disciple de Cy- prien, Arnobe. Ainsi que Cyprien, Arnobe était païen, et comme lui encore il fut professeur de rhétorique. Converti au christianisme par des visions miraculeuses , s'il en faut croire Eusèbe , ou plutôt par les inquiétudes morales qui alors travaillaient tous les esprits, Arnobe voulut don- ner un gage à sa foi nouvelle, et protester ouver- tement contre ses premières erreurs. Pour obte- nir plus facilement des évêques d'être admis au nombre des fidèles, il composa, lorsqu'il n'é- tait encore que catéchumène, un ouvrage contre la religion qu'il venait de quitter. L'ouvrage se res- sent de la précipitation avec laquelle il fut écrit ; Arnobe, selon la remarque de saint Jérôme, s'y montre plus habile à attaquer le paganisme, qu'in- struit des vérités de la religion chrétienne. L'ouvrage d' Arnobe est un tableau de toutes

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les impostures, de toutes les superstitions delà religion païenne. Jamais encore les apologistes chrétiens n'avaient pénétré aussi avant dans les sanctuaires païens, n'en avaient arraché aussi hardiment, pour les traîner au grand jour, les idoles qui y étaient cachées. Le secret des mys- tères y est révélé ; les paroles sacramentelles sont livrées à l'indiscrétion des profanes; les for- mules expiatoires, divulguées; le mot des ini- tiations prononcé; le paganisme tout entier est mis à nu : nous avons le secret que gardait si religieusement Apulée.

Arnobe, en même temps qu'il démasque le polythéisme , venge le christianisme des accusa- tions dont il est l'objet. Ces accusations se rédui- saient à deux points principaux : les chrétiens sont des gens grossiers , sans culture d'esprit , et crédules. Dans XOctcudus, on leur avait déjà fait ce reproche. Arnobe y répond et le réfute assez longuement. Nous ne nous arrêterons pas à celte accusation , qui se reproduira plus tard : nous l'examinerons alors.

Le second grief contre les chrétiens, et celui-ci est beaucoup plus grave, c'est qu'ils étaient les au- teurs des calamités qui fondaient sur l'empire; il vaut que nous nous y arrêtions.

Quand le christianisme parut , la société an- cienne, nous l'avons dit, n'était pas seulement malade de toutes les tristesses morales et intel-

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lectuelles ; elle souffrait aussi matériellement: la misère d'un coté, de l'autre l'opulence, les ex- trémités des joies et des douleurs humaines fai- saient du monde romain un étrange et pénible contraste. La société païenne elle-même s'en était vivement émue , et au milieu de la frivolité de ses conversations , elle avait eu des caprices de réforme que Tibère, avec sa rude parole, apprécia à leur juste valeur. Sénèque a sur ce sujet des paroles magnifiques, que malheureuse- ment il ne confirmait pas de son exemple. Pline l'Ancien n'est pas moins éloquent, et il a plus de vraie sympathie pour ceux qui souffrent des excès du luxe et de la débauche , devenus la seule distinction des riches romains. Il ne se borne pas à des plaintes stériles; il s'enquiert des causes de cette choquante inégalité , de ces révo- lutions lentes et terribles qui ont enlevé au pau- vre son antique héritage, ce jardin, patrimoine sacré de tout ancien Romain. Avant Pline un autre écrivain, Columelle, avait été également frappé de cette solitude qui allait s'étendant dans les campagnes romaines. Les grandes pro- priétés remplaçant les petites cultures, le bras des esclaves substitué dans la culture à des mains libres , le luxe et tous ses caprices dévorant en un jour les ressources d'une année, telles étaient les causes de la stérilité et de la dépopulation de l'Italie. « Les païens, dit Montesquieu, ne ces-

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saicnt de crier contre un culte nouveau , inouï jusqu'alors : et comme autrefois, dans Rome flo- rissante , on attribuait les débordements du Tibre et les autres effets de la nature à la colère des dieux, de même, dans Rome mourante, on im- putait les malheurs à un nouveau culte. »

Ainsi depuis longtemps Rome était travaillée par deux fléaux : le luxe et la misère. Sous Ves- pasien et quelques-uns de ses successeurs, les efforts faits pour former et entretenir avec l'O- rient des relations commerciales témoignent d'une prévoyance habile. On cherchait, autant que possible, par des échanges nouveaux à créer ou à appeler au sein de Rome , avec des ri- chesses nouvelles, des moyens plus faciles et plus également répartis d'existence. Mais cette large voie ne servit guère qu'à favoriser le luxe; l'industrie f qui de nos temps répare tant d'iné- galités et de misères, l'industrie n'était pas née. Le monde romain continuait donc à souffrir, quand regardant autour de lui, il aperçut le christianisme. Pour tout peuple, comme pour tout individu, c'est, daus le malaise, une conso- lation de pouvoir s'en prendre à quelqu'un ou à quelque chose.

« Et cruœ sibi quisque timebat,

Unius m miseri exitium conversa tulèrc. »

La récolte est mauvaise, le vin rare, les fruits

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gâtés ; il eût été plus naturel de ne voir dans ces accidents que les effets assez ordinaires de l'in- clémence des saisons ; et si Ton eût ajouté que, les grands se bornant, je ne dis pas au néces- saire, mais au superflu sans aller jusqu'au mons- trueux, si médiocre qu'elle eût été, l'année au- rait suffi, et au delà peut-être, à tout le monde, on eût été bien près de trouver la véritable cause de ces maux dont on chargeait le culte nouveau. Mais on aimait mieux s'en prendre aux chré- tiens. Une telle explication , favorable aux riches, plaisait aussi au peuple. Si donc le nécessaire manque à ce peuple , les chrétiens en seront res- ponsables. Ennemis des dieux dont par leur im- piété ils attirent le courroux sur les Romains , il faut les sacrifier, victimes expiatoires, à la prospé- rité de l'empire; ainsi dès les premiers temps parlent les païens. A ces plaintes, Tertullien avait déjà répondu par ces belles paroles : « Si le Tibre inonde Rome, si le Nil n'inonde point les cam- pagnes , si le ciel est fermé , si la terre tremble , s'il survient une famine, une peste, on entend crier aussitôt : Les chrétiens aux lions ! »

Après lui , Cyprien aussi avait relevé avec une vigoureuse indignation, une éloquente émotion, ces injustes reproches, et les avait renvoyés aux Romains : « J'ai longtemps gardé le silence. Mais aujourd'hui que par tout l'empire retentit une plainte générale contre les chrétiens; qu'on leur

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impute la fréquence des guerres qui s'élèvent, les fléaux de la famine , de la mortalité , des inondations qui se succèdent, le silence n'est plus permis. C'est à nous, dites-vous, qu'il faut imputer les calamités diverses qui accablent au- jourd'hui la société tout entière ; et cela , parce que nous n'adorons pas vos dieux. La cause de ces désordres, ne vient point, comme vous affec- tez de le répandre, ignorants que vous êtes de la vérité, de ce que nous n'adorons pas vos dieux ; elle est en vous , vous qui n'adorez pas le vrai Dieu. Lors donc qu'il arrive de ces évé- nements, auxquels il est impossible de ne pas reconnaître la colère du ciel qui se venge, qui faut-il en accuser, les chrétiens qui l'honorent, ou vous dont les crimes ont provoqué son courroux? Vous vous plaignez que les éléments ne soient pas à l'ordre de vos besoins ou de vos plaisirs; mais, je vous le demande, servez-vous Dieu, vous qui voulez que toutes choses vous servent? lui obéissez-vous, vous qui faites de toute la nature la tributaire de vos caprices? Vous vous plaignez que le ciel vous refuse des pluies fécondes; mais vos greniers s'ouvrent-ils aux besoins de l'indigence? que la terre produise moins de fruits ; mais ceux qu'elle donne, les partagez-vous avec ceux qui n'en ont pas? les mortalités vous assiègent; mais quels secours donnez-vous aux malades ? »

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Arnobe reprend donc cette accusation portée contre les chrétiens, d'être les auteurs des cala- mités qui affligent l'empire. Il la réfute au long, prouvant sans peine qu'avant l'avènement du christianisme des fléaux nombreux et terribles s'étaient fait sentir, et que s'il y a, entre les temps anciens et les temps nouveaux , une différence , elle est à l'avantage du christianisme : depuis qu'il a paru , ces fléaux ont été et moins fréquents et moins désastreux.

Excellent pour battre en brèche le paganisme, pour confondre ses vaines plaintes, Arnobe est moins heureux dans l'exposition des doctrines chrétiennes; il s'égare et se perd dans les ques- tions théologiques.

Arnobe reproduit plusieurs des erreurs du gnosticisme, les erreurs d'Hermogène surtout : Arnobe est le Tatien latin ; il pèche par un excès de respect envers la Divinité. Il trouve la situation et la condition de l'homme si malheu- reuses, qu'il nomme impie, blasphématoire, cette affirmation : « Dieu est l'auteur et l'ordonnateur de l'univers ; » suivant lui, les calamités infinies, les désordres perpétuels de la vie de l'homme ne s'expliqueraient point et ne se justifieraient pas suffisamment par la liberté de la volonté ; car si Dieu, qui connaît tout et qui peut tout, n'em- pêche pas ce qui doit être empêché, la déprava- tion de l'humanité doit lui être imputée; ne pas

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la prévenir, c'est l'autoriser. Ceci seul le rassure, c'est que le mal peut provenir d'une autre source que de Dieu. Il inclinerait donc à penser, sans l'affirmer toutefois, qu'il y a un second principe du monde,la malice. Arnobe, on le voit, est bien près du dualisme oriental. Arnobe ne peut non plus se résoudre à croire que l'âme soit immor- telle, qu'elle soit une image de la Divinité. Des âmes si faibles, si mobiles, si flexibles aux vices, si portées à toutes sortes de péchés, peuvent-elles avoir rien de commun avec la Divinité ? Si elles avaient avec Dieu quelque rapport, les eût-il en- voyées dans un corps qui renferme en lui le germe de tout mal? Non, l'âme n'est point née de Dieu. Mais d'où vient-elle? c'est ici qu' Ar- nobe trahit ses affinités avec le gnosticisme ; ici que, se rattachant à la doctrine des émanations, il donne à l'âme un autre père qui habite , il est vrai , la cour du Dieu suprême , mais qui n'en est pas moins éloigné de la magnificence du Très-Haut. Puis, il assigne à l'âme une place in- termédiaire entre le monde , au delà de nos sens et du monde sensible. A cette âme moyenne, Ar- nobe ne dénie pas absolument l'immortalité , mais il ne la lui donne pas entière. Se séparant ici de Platon, qu'ailleurs il élève quelquefois jus- qu'aux nues , il n'appuie pas l'éloge que ce phi- losophe a donné à l'âme, en la démontrant simple et immortelle. L'immortalité, dans le système

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d' Arnobe, n'est pas l'essence de l'âme, mais un don de Dieu. C'est par l'obéissance à Dieu que les âmes, qui occupent le milieu entre la vie et la mort, obtiennent le privilège de l'immortalité. Arnobe ne redoute pas la mort; car elle n'est que la séparation de l'âme avec le corps ; mais il craint que l'âme, oubliée de Dieu, ne soit anéan- tie complètement dans les flammes. Par ses ver- tus, par son humilité, l'âme doit donc sans cesse se rappeler à Dieu. Suivant lui , croire orgueil- leusement que Dieu a départi au monde le germe d'une vie impérissable, est un principe moins vraisemblable que de regarder cette vie immor- telle comme un don futur de Dieu. On le voit : Arnobe, sous le rapport théologique, est loin d'être irréprochable. Quant au plan de son ou- vrage, il n'est pas non plus très-régulier. Les ma- tières y sont mal distribuées et développées sans proportion. Arnobe évite et confond les ques- tions, les quittant, les reprenant sans règle et sans nécessité; en un mot, en se faisant chrétien, il est resté rhéteur, et rhéteur africain, plein d'em- phase et d'hyperboles , plus habile à étaler les folies et les absurdités du polythéisme , qu'à ex- pliquer les dogmes de la foi nouvelle; aussi Ar- nobe n'a-l-il pas été accepté sans restriction par l'Eglise; il est exagéré et inégal, dit saint Jérôme.

CHAPITRE VII.

PROGRÈS DU CHRISTIANISME, AVENEMENT DE CONSTANTIN.

Le christianisme luttait ainsi depuis trois siècles contre le paganisme, contre sa politique, sa phi- losophie, ses intérêts et ses passions; il avait ré- sisté aux persécutions et aux sophismes : ce L'É- glise commence par la croix et les martyrs. Fille du ciel, il faut qu'il paraisse qu'elle est née libre et indépendante dans son état. Quand après trois cents ans de persécutions , parfaitement établie et parfaitement gouvernée, il paraîtra clairement qu'elle ne tient rien de l'homme ; venez main- tenant, 6 Césars, il est temps. » Constantin parut, et fit asseoir avec lui le christianisme sur le trône. Avant de rechercher quels furent les motifs qui déterminèrent Constantin à ce grand chan- gement, il est à propos de revenir sur nos pas, et de voir quels obstacles le christianisme avait eu à surmonter pour arriver à cette victoire.

Nous avons dit que longtemps les chrétiens avaient été inconnus et confondus avec les juifs. Tant qu'ils furent ainsi ignorés , le mépris qu'on avait pour les juifs leur fut en quelque sorte une

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sûreté; mais quand on les reconnut pour une religion nouvelle, la loi leur fut impitoyable : on eût dit que la Rome des Césars pressentait en eux ses futurs héritiers. Alors commencèrent les persécutions ; Néron le premier en donna le signal : « Date glorieuse pour nos martyrs , s'é- crie Tertullien ; car assurément ce que proscri- vait le cruel tyran, ne pouvait être que la vertu même. »

Dès lors la guerre est déclarée aux chrétiens. Domitien reprend contre eux les vengeances de JNéron. Marc Aurèle même est pour eux sans jus- tice. 11 prive ceux qui sont accusés de christia- nisme du privilège qu'ils ont, en qualité de citoyens romains, d'être envoyés à Rome; il or- donne au gouverneur de les faire exécuter dans la province. Trajan se montre plus juste envers eux , mais d'une justice incomplète encore. Quand Pline lui écrit pour le consulter sur la conduite qu'il doit tenir à l'égard des chrétiens que l'on défère à son tribunal , Trajan répond : « 11 ne faut pas faire de recherches contre eux; s'ils sont accusés et convaincus, il faut les punir. » « Or- donnance impériale, s'écrie à ce sujet Tertullien , pourquoi vous combattez-vous vous-même? si vous ordonnez la condamnation d'un crime, pourquoi n'en pas ordonner la recherche ? et si vous en défendez la recherche , pourquoi n'en pas ordonner l'absolution ? »

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A partir des Antonins, cette sévérité envers les chrétiens s'adoucit. Des empereurs étrangers à Rome v introduisirent avec leurs dieux des idées nouvelles de tolérance religieuse. Le pre- mier, Adrien, prince philosophe et littérateur, se montra très-disposé à une fusion religieuse. La famille syrienne des empereurs se fit de cette tolérance religieuse et philosophique , comme un système politique. Septime Sévère con- struisit un panthéon dans Alexandrie ; il leva l'interdit qui excluait les juifs des charges pu- bliques. Julia Domna reçoit dans son palais tou- tes les sectes ; plus tard Héliogabale essaye une réunion orientale de tous les cultes. Il y eut alors dans le monde romain une espèce de syncré- tisme religieux , comme en Grèce , à Alexandrie , il y aura eu un syncrétisme philosophique.

Les chrétiens eurent part à cette tolérance. Septime Sévère les protégea contre la populace des grandes villes , toujours acharnée à leur perte. Son fils, Caracalla, élevé par une nourrice chrétienne, se montra pour eux bienveillant. Alexandre Sévère suivit celte politique , bien que sa tolérance fût plus philosophique que reli- gieuse. 11 avait fait placer et adorait, dans une espèce de sanctuaire domestique, les âmes saintes au nombre desquelles il avait mis le Christ entre Abraham et Orphée. 11 fut égale- ment indulgent aux chrétiens. Le peuple ayant

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demandé la destruction d'une église que les chrétiens avaient bâtie sur un emplacement du domaine public , Alexandre voulut qu'on la lais- sât subsister, disant que mieux valait un temple qu'une taverne. Il aurait, ajoute-t-on, eu la pen- sée d élever un temple au Christ ; mais il en aurait été détourné par ceux qui, chargés de consulter les auspices, déclarèrent que bientôt, si l'on don- nait au culte des chrétiens cette marque d'adhé- sion, tout le monde serait chrétien. Philippe l'Arabe , s'il ne fut chrétien , fut du moins favo- rable aux chrétiens.

A la faveur donc de cette tolérance générale , religieuse ou philosophique, et surtout par la sagesse de ses évêques, l'Église grandit prompte- ment.

Tacite atteste que du temps de Néron les chré- tiens étaient déjà nombreux à Rome; Pline le Jeune écrivant à Trajan, dit : « La chose m'a paru digne de consultation , principalement à cause du nombre de ceux qui se trouvent exposés; car on met en péril un grand nombre de personnes de tout âge , de toute condition et de tout sexe , celte superstition ayant infecté non-seulement les villes, mais les bourgades et les campagnes. » Aussi Tertullien pourra-t-il bientôt dire : « Nous ne sommes que d'hier, et nous remplissons tout, vos villes, vos îles, vos conseils, vos camps, vos tribus, le palais, le sénat, la place publique, nous i 10

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ne vous laissons que vos temples; » et ailleurs il trace de la propagation rapide du christianisme ce magnifique tableau que Bossuet a reproduit dans son Discours sur Vhisloire universelle : « En ces temps 1 Eglise encore naissante rem- plissait toute la terre, et non-seulement l'Orient elle avait commencé, c'est-à-dire la Pales- tine, la Syrie, l'Egypte, l'Asie Mineure et la Grèce; mais encore dans l'Occident, outre l'Ita- lie, les diverses nations des Gaules, toutes les provinces d'Espagne, l'Afrique, la Germanie, la Grande-Bretagne, dans les endroits impéné- trables aux armes romaines ; et encore hors de l'empire, l'Arménie, la Perse, les Indes, les peuples les plus barbares, les Sarmates, les Daces, les Scythes, les Maures, les Gétuliens, et jusqu'aux îles les plus inconnues. »

En même temps qu'elle s'étend dans tout l'univers, l'Eglise s'affermit et s'organise; ainsi que sa hiérarchie , sa constitution est complète. Vers le commencement du nc siècle, se for- ment les diocèses, réunions de plusieurs petites églises de campagnes avec une église de ville ; plusieurs villes se réunissent à leur tour : ce sont les métropoles. Vers la fin du 11e siècle, des synodes s'étaient tenus à Éphèse, à Jéru- salem, dans le Pont et à Rome. Mais ces con- ciles n'étaient assujettis à aucune forme régulière , à aucun retour périodique. Les synodes provin-

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ciaux, qui d'abord aussi avaient paru sous une forme et à des époques irrégulières, se fixent et se régularisent. Les synodes provinciaux étaient formés de la réunion des évéques d'un district soumis au métropolitain. Ainsi l'Église avait son gouvernement public en même temps que sa discipline intérieure ; elle élevait le pouvoir qui devait hériter de la société romaine et la sauver.

A côté de ce mouvement général de la foi chrétienne, de ce progrès universel, il ne sera pas sans intérêt de marquer par quelques traits particuliers, par des noms, la révolution secrète qui, troublant et renouvelant la société, faisait monter insensiblement à la surface ce qui jus- que-là avait été au fond : l'esclave, la femme, les pauvres et les malheureux. C'était à eux que l'Évangile s'était surtout adressé, bien qu'il ne fit acception de personne ; ce furent eux qui les premiers y répondirent. Les premiers aussi, ils en sont les martyrs, martyrs connus que l'Église a consignés dans ses fastes; martyrs inconnus, comme ces malheureux sur lesquels Néron re- jeta le crime d'avoir incendié Rome , et que par un supplice, flétri par Juvénal , il fit périr au milieu des flammes que nourrissait le vêtement de soufre dont il les avait fait envelopper.

L'Evangile n'était pas accueilli du peuple seu- lement \ dans le sénat , à la cour des empereurs ,

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il allait chaque jour gagnant du terrain. Si de Néron date la première persécution , de son règne aussi datent les premiers noms qui, célèbres dans l'histoire de Piome, le sont devenus éga- lement dans celle de l'Église. C'était une chré- tienne sans doute que Pomponia Grécina, qui, accusée de superstitions étrangères, mais recon- nue innocente par le tribunal marital , vécut pendant quarante ans dans la tristesse; son ha- billement annonçant le deuil, son esprit l'afflic- tion. Sous Domitien, on compte au nombre des chrétiens et des martyrs Flavius Clemens, son cousin germain et son collègue dans le consulat; les deux Flavie Domitille, l'une femme et l'autre nièce de Flavius Clemens. Flavius Cle- mens fut mis à mort; Flavia, sa femme, relé- guée dans l'île de Pandatarie , dans la baie de Pouzzoles; sa nièce, exilée dans l'île de Pontia. Trois cents ans plus tard, une descendante des Scipions , des Gracques et des Paul Emile, sainte Paule, rejoignant saint Jérôme dans la so- lilude de Bethléem, s'arrêta à l'île de Pontia, pour visiter les cellules sainte Domitille avait passé son exil. Ainsi se rencontraient, ainsi s'expiaient, dans le sacrifice volontaire de la piété , les grandeurs de la Rome ancienne.

Mais, si rapides que fussent les progrès du christianisme, le paganisme ne cédait pas sans résistance : il luisait appel aux passions, aux in-

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térêts, aux souvenirs. La politique tâchait aussi de rendre aux cérémonies, aux rites, aux solen- nités du paganisme, une autorité qu'ils avaient depuis longtemps perdue.

Il y a dans un écrivain de Y Histoire Auguste, dans Vopiscus, deux témoignages importants de cette tentative de restauration païenne. L'une est une proposition, dans le sénat, de Fulvius Sabi- nus, prêteur urbain ; l'autre, une lettre d'Auré- lien. Voici la proposition de Sabinus : « Nous soumettons à vos lumières, pères conscrits, l'avis des pontifes et la lettre de l'empereur, ordonnant l'inspection des livres sibyllins ; vous savez déjà que, dans toutes les guerres importantes, on les a consultés, et que le terme des calamités publiques est ordinairement dans les sacrifices qu'ils pres- crivent. » Alors Ulpius Sylîanus, qui opinait le premier, se levant : « Pères conscrits, dit-il, nous avons trop tardé à nous occuper du salut de l'État, trop tardé à consulter les arrêts du destin, sembla- bles à ces malades qui n'envoient, qu'en désespoir de cause, chercher les grands médecins. Vous vous souvenez sans doute, pères conscrits, que depuis longtemps déjà , quand on nous an- nonçait l'invasion des Marcomans, je vous ai conseillé d'ouvrir les livres sibyllins , d'user des bienfaits d'Apollon et d'obéir à l'ordre des dieux immortels. Hâtez-vous donc, pontifes; montez au temple, avec la pureté, la sainteté, avec

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J'esprit et dans l'appareil qu'exigent de telles cérémonies. Alors que les banquettes auront été couvertes de lauriers , vos mains vieillies au ser- vice des dieux ouvriront les livres sacrés , et leur demanderont les destinées de l'État, dont la durée doit être éternelle. Aux jeunes enfants que la nature n'a privés ni d'un père ni d'une mère, apprenez les chants qu'ils doivent réci- ter. Nous, nous voterons les frais des cérémo- nies, l'appareil pour les sacrifices, et les victimes ordinaires. »

Cet avis est adopté ; on rédige le sénatus- consulte. Puis on se rendit au temple ; les livres sibyllins furent examinés, les vers publiés; l'eau lustrale purifia la ville; on chanta les hymnes pieux ; on fit une procession solennelle autour des murs, on immola les victimes promises, et ainsi furent accomplies les solennités prescrites. On voit quelle magie et quelle pompe conser- vait encore le paganisme. Voici la lettre d'Auré- lien au sénat, non moins' importante comme témoignage historique :

« Je m'étonne, sénateurs, que votre sainteté ait tardé si longtemps à ouvrir les livres sibyl- lins , comme si vous délibériez dans une assem- blée de chrétiens, et non dans le temple des dieux immortels. Hâtez-vous donc, et, parla purification des prêtres, par les cérémonies im- posantes de la religion , assistez l'empereur qui

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souffre de la position difficile se trouve la ré- publique. Que l'on examine les livres sacrés , que Ton s'acquitte envers les dieux des devoirs qui auraient leur être déjà rendus. Toutes les dé- penses , les captifs de toute nation, les victimes royales , loin de les refuser , je vous les offre avec empressement ; car il ne peut y avoir de honte à vaincre avec l'aide des dieux. C'est ainsi que nos pères ont entrepris, ainsi qu'ils ont terminé tant de guerres. Quant aux dépenses, j'y ai pourvu en écrivant au préfet du trésor. D'ailleurs vous avez à votre disposition la caisse de l'État, et je le trouve plus riche que je ne le désire. »

Nous pouvons mieux maintenant apprécier la hardiesse des apologistes chrétiens, de Minucius Félix et de Tertullien, quand, en présence des païens qui attribuaient à la protection de leurs dieux les victoires de Rome , ils déclaraient que ces dieux n'y étaient pour rien.

Si les oracles sibyllins conservaient tant de crédit qu'un empereur, tel qu'Àurélien, crût de sa politique et du salut de l'empire de les consulter dans la guerre contre les Marcomans, les céré- monies païennes dont nous venons déjà de voir une image ne conservaient pas un moindre éclat, comme on le voit par la description qu'un autre historien, Zosime, fait de la célébration des jeux séculaires sous Dioclétien.

Ainsi veillait la politique et la philosophie à

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combattre les progrès du christianisme; la loi non plus ne sommeillait pas. De Marc Aurèle à Dioclé- tien , on peut suivre, clans le code, à la trace du sang des martyrs , les conquêtes du christianisme, et les obstacles qu'il rencontrait. Au me siècle en- core, un jurisconsulte célèbre, Ulpien, rassem- blait en sept livres , sous le titre de V Office du proconsul, lesrescrits des princes pour faire voir à quel supplice on devait condamner les chré- tiens , et il déclarait que la religion chrétienne était l'innovation la plus dangereuse, et qu'elle détruirait l'empire.

Il semblait qu'ainsi défendu par la politique, la loi, la philosophie, le paganisme eût long- temps encore à vivre; son heure pourtant était venue. Des catacombes, son berceau et sa gloire, l'Église allait paraître au grand jour; elle allait prendre possession du monde qu'elle avait changé , mais non conquis encore, et avec Con- stantin monter sur le trône; double triomphe pour elle , car en même temps que l'empire , la croix avait subjugué l'empereur.

Quels ont été les motifs de la conversion de Constantin? Selon Zosime, il aurait cherché dans la religion chrétienne une absolution à des crimes que le paganisme se refusait a absoudre, pour lesquels il n'avait point d'expiation. Si, au contraire, on consulte Eusèbe, la conversion de Constantin seraii duc tout entière à un coup de

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la giace. Tout en reconnaissant la sincérité de la conversion de Constantin , on peut admettre aussi que la politique n'y fut point étrangère. Il est permis de penser que l'exemple de Constance Chlore, chéri dans son gouvernement, la force et la discipline des chrétiens , l'appui qu'il en pou- vait recevoir, disposèrent Constantin à un chan- gement où le porta aussi sans doute le spectacle contraire de la cour sanglante de Nicomédie. Le principe politique du christianisme qui conciliait la liberté avec la soumission, et qui tendait à l'u- nité, lui devait aussi convenir; enfin la lutte, la lutte décisive qu'il eut à soutenir contre Licinius, qui se posait comme le représentant du paga- nisme, acheva de vaincre ses dernières hésita- tions, s'il en avait encore; il dut voir, dans un parti nombreux, actif, ardent, une force qui ferait pencher la victoire en sa faveur. A ne juger donc le changement de religion de Cons- tantin qu'au point de vue politique, on trouvera qu'il indiquait dans ce prince autant d'intel- ligence de l'avenir que de courage et de déci- sion. En effet, si d'un côté l'on réfléchit à la haine ou au mépris qu'avait jusque-là excités la religion chrétienne^ proscrite par les empereurs, repoussée par le sénat, combattue ou tournée en dérision par les philosophes et les autres écrivains païens; de l'autre coté , au respect, aux préven- tions nationales qui entouraient encore le paga-

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nisme , aux racines profondes qu'il avait clans les intérêts, dans les passions des grands et du peuple, dans les souvenirs historiques de Rome, on sera frappé de la fermeté et de la hardiesse d'esprit qui poussa Constantin à faire monter avec lui sur le trône une religion nouvelle.

Quoi qu'il en soit, cette résolution fut différem- ment jugée : les païens lui ont reproché ses pré- férences pour le culte nouveau, les chrétiens ont quelquefois hlâmé ses ménagements pour l'ido- lâtrie ; ces reproches étaient également fondés ; car dans Constantin, devenu chrétien, il y eut toujours un peu du païen. Néanmoins, Constan- tin protégea la religion nouvelle avec amour. L'é- dit de Milan n'est pas un simple acte politique, c'est aussi une profession de foi ; Constantin s'y exprime non-seulement en prince qui veille au bien de ses sujets, mais en chrétien qui prend un tendre intérêt à des chrétiens. En tout , il montra un grand zèle pour la foi nouvelle; il proscrivit les cérémonies païennes, en même temps qu'il accordait des privilèges aux ministres de l'Église chrétienne. Il leur permit d'affranchir leurs esclaves dans l'église, en présence du peuple et du clergé ; ordonnant, en outre, qu'une simple attestation de la part de l'évêque suffirait à rendre valables, devant les magistrats, ces sortes d'affranchissements. Plus tard, chaque chrétien put donner la liberté a son esclave, sans avoir,

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pour cela, besoin de se présenter devant l'évêque. Ainsi les réclamations éloquentes des docteurs de l'Église en faveur des esclaves, se traduisaient en faits; l'humanité était réhabilitée.

La conversion de Constantin fut donc pour le christianisme une grande conquête. Assurément, cette conversion ne détruisit pas à l'instant même le paganisme. Outre qu'un changement soudain et complet ne se pouvait faire , la politique de Constantin s'attacha à tenir la balance, sinon égale, incertaine du moins entre les deux cultes; néanmoins c'était, pour la religion nouvelle, un avantage immense que cette prédilection du prince; le reste devait lui venir d'elle-même et de sa seule vertu.

Après la conversion de Constantin , le plus grand événement de son règne , c'est la transla- tion du siège de l'empire à Constantinople.

Deux villes se présentèrent un jour devant l'em- pereur Claude, pour en obtenir la remise d'impôts onéreux. L'une d'elles faisait valoir humblement les services qu'elle pouvait avoir rendus à Rome. Elle rappelait « son alliance avec Rome dans le temps Rome combattait contre le roi de Ma- cédoine , qui fut surnommé le faux Philippe , à cause même de son indigne origine; puis les troupes envoyées contre Antiochus, contre Per- sée, contre Aristonicus; Antoine, secouru dans la guerre des pirates; l'assistance offerte à Sylla, à

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Lucullus, à Pompée; enfin, ses services pins ré- cents rendus aux Césars. » Cette ville, c'était la rivale future de Rome, c'était Byzance, qui de- vait être Constantinople.

La résolution que prit Constantin de donner à l'empire romain une capitale nouvelle, n'a pas été moins diversement jugée que sa conver- sion même. c< L'envie qu'eut Constantin, dit Montesquieu , de faire une ville nouvelle , la vanité de lui donner son nom le déterminèrent à porter en Orient le siège de l'empire. » Tacite ne jugeait pas cette position de Byzance si défavo- rable : (( Byzance est située à l'extrémité de l'Eu- rope, sur le point qui présente le plus étroit es- pace, entre l'Europe et l'Asie; elle jouit d'un sol fertile, d'une mer féconde. » Gibbon, si peu fa- vorable à Constantin , parle ici comme Tacite : « 11 (Constantin) avait eu souvent l'occasion d'ob- server, comme capitaine et comme homme d'É- tat, l'incomparable position de Byzance, et de remarquer combien la nature, en la mettant à l'abri d'une attaque étrangère, lui avait prodigué de moyens pour faciliter et encourager un com- merce immense. La nature semblait l'avoir for- mée pour êlre la capitale et le centre d'un grand empire. Le spectacle de la beauté , de la sûreté et de la richesse réunies dans un coin de la terre, suffisait pour justifier le choix de Constantin. » En lui-même, et comme siège de l'empire, le

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choix de Byzance était donc heureux. Les faits ne sont pas toujours, il est vrai, des témoignages irrécusables de sagesse, et le succès ne suffit pas à absoudre la témérité ; néanmoins, il en faut te- nir quelque compte ; et quand les événements confirment les prévisions, il est juste de penser qu'elles étaient sages ; or, en reportant, de l'I- talie aux rives du Bosphore, le centre et la garde de l'empire, Constantin n'en a-t-il pas, en réa- lité, reculé les limites, et éloigné les dangers de l'invasion ? N'était-il pas plus à même de se porter partout l'appellerait le péril? et si, à l'égard de l'Italie , sa prévoyance a pu être en défaut, à l'égard de l'Orient, n'a-t-elle pas été justifiée? Cet empire grec , cet autre empire ro- main , fondé par Constantin , a duré dix siècles. La pensée même de transférer à Byzance le siège de l'empire n'a donc point été un mouve- ment de vanité, le simple désir de donner son nom à une ville nouvelle; le motif même de ce changement serait-il celui que lui prête Zosime? Serait-il vrai que ce serait pour se dérober à la haine du sénat, qui voyait avec peine en lui le déserteur et l'ennemi du culte païen, que Con- stantin aurait transporté loin de Rome le siège de l'empire; qu'après avoir songé à l'établir dans un lieu situé entre la Troade et l'ancienne llion , il aurait abandonné ce projet commencé, pour fixer son choix sur Bvzance ?

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Constantin ne fuyait point, ainsi que le dit Zo- sime, devant les mécontentements du sénat, alors, comme depuis longtemps, peu rebelle aux empereurs. Cependant dans ce que dit Zo- sime , il y a quelque chose de vrai; au fond, dans le dessein de Constantin . il y avait un motif qui tenait à la religion. Rome était trop pleine des souvenirs, des intérêts, des passions du paga- nisme, pour que le christianisme n'en fût pas , même malgré la protection de l'empereur, gêné et combattu; il était donc sage de lui chercher un théâtre plus favorable , un ciel nouveau et pur, ses regards ne fussent pas, malgré eux, bles- sés du contact et du spectacle du paganisme. Constantin avoue lui-même ce motif : « Nous l'avons, dit-il, fondée par l'ordre de Dieu; » et saint Augustin confirme et développe cette pen- sée : « Il (Constantin) a fondé une ville , com- pagne de l'empire romain , et qui est comme la fille de Rome, mais il n'y a pas un temple de faux dieux , ni une seule idole ! » Singulière pré- voyance de la sagesse humaine! Constantin, en croyant déshériter Rome , lui laissait plus qu'il ne lui enlevait; elle n'était plus le siège de l'em- pire; elle sera la capitale du monde chrétien : au lieu du trône impérial, elle a la chaire de Saint- Pierre. Toutefois, il le faut dire, si la translation du siège de l'empire à Constantinople fut plus tard un avantage pour Rome; si, moins voisine des

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empereurs 7 elle put mieux conserver son indé- pendance et son pouvoir, le séjour même de l'Asie, le contact de l'Orient et de l'Occident ne furent pas pour l'Église latine sans quelques in- convénients. Le luxe de l'Orient y pénétra; et le temps n'est pas loin, saint Jérôme pourra dire qu'en s'enrichissant des biens de ce monde, l'Eglise est devenue plus pauvre en vertus : Postquatn ad principes christianos venit, potentia quidem et divitiis major, sed virtutibus minor. Cependant s'il faut donner à cette résolution de Constantin, à côté d'un dessein religieux, un motif politique , en voici un qui ne contredit ni Zosime ni saint Augustin, et qui peut les con- cilier. A proprement parler, la monarchie de Constantin n'était plus une monarchie romaine ; avant la translation du siège de l'empire à Con- stantinople , cette monarchie était déjà plus orientale que latine. Dioclétien le premier avait entouré , avait rehaussé la majesté impériale de cet éclat extérieur qui devait, mieux que les prétoriens, protéger l'empereur. Le cérémonial nouveau mis en usage et en honneur par le fu- tur solitaire de Salone , n'était pas , que je sa- che, une satisfaction de la vanité, mais un ar- tifice de la politique. Constantin suivit cet exemple : par la hiérarchie domestique et mili- taire du palais, il constitua les dignités et les garanties extérieures de la royauté ; et à cette

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royauté parte des pompes orientales, le chris- tianisme ajouta une autre et plus inviolable majesté. Cependant, au sein de Rome, cette doc- trine de respect devait trouver des résistances dans les souvenirs et les prétentions des soldais et du sénat ; et les formes nouvelles de la monar- chie , le cérémonial de l'Orient , introduits dans l'Italie, v pouvaient paraître déplacés. Transpor- ter ailleurs, sous le ciel et aux portes de l'Asie, la majesté impériale, c'était la placer dans un lointain favorable et sous un plus heureux jour, dans des conditions meilleures et pour le prince et pour la religion. Ainsi donc au point de vue politique, ainsi qu'au point de vue chrétien, cette translation avait ses raisons et sa légitimité.

CHAPITRE VIII.

LACTANCE. FIRMICUS MATERNUS .

La littérature fut pour beaucoup dans le ca- ractère et le respect nouveaux que prit et garda la rovauté de Constantin.

La littérature chrétienne, au temps de Constan- tin , présente une étude intéressante : soit que dans sa victoire, elle se repose d'un combat long et opiniâtre; soit que les grands génies lui man- quant au moment même ils ne semblent plus aussi nécessaires, elle quitte le champ des hautes questions religieuses, pour entrer, à la suite du prince, dans des voies de modération et de tolé- rance politique : c'est le caractère que me pa- raissent surtout offrir les écrits de Lactance.

en Afrique , Lactance étudia l'éloquence à Sicca , sous Arnobe , et en donna bientôt lui- même des leçons à JNicomédie, il avait été appelé. Lactance avait été élevé dans le paga- nisme, et il y persévéra longtemps; il ne fut converti que par le spectacle même des persé- cutions qui, sous Dioctétien, s'exercèrent au nom de la philosophie. La persécution, par un de ses

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effets assez ordinaires , lui fit embrasser le parti des victimes : ce Lorsque j'enseignais la rhéto- rique, en Bithynie, nous raconte-t-il lui-même, et que le temple de Dieu y fut abattu, il se trouva deux hommes qui insultèrent à la vérité persé- cutée , et qui le firent d'une manière la cruauté le disputait à l'arrogance. »

Quels sont les deux philosophes dont parle ici Laclance ? On peut, à des traits certains, recon- naître Hiéroclès dans le second; quant au pre- mier, on ne peut que former des conjectures in- certaines. Est-ce Maxime? est-ce Porphyre?

Lactance fut choisi par Constantin, et par lui, envoyé, vers 317, dans les Gaules pour présider aux études de Grispus , son fils. Au sein de la cour, Lactance vécut pauvre , pauvre jusqu'à manquer quelquefois du nécessaire : c'est l'ex- pression d'Eusèbe, son contemporain.

Nous avons de Lactance plusieurs ouvrages : le plus important, ce sont ses Institutions divi- nes, remarquables et comme apologie de la reli- gion chrétienne , et comme témoignage de cette tolérance sage et habile qui fut, sous Constantin, le caractère particulier de la littérature. Considé- rons-le d'abord comme apologiste.

Les Institutions divines forment sept livres ; les trois premiers sont consacrés à montrer les contradictions et les monstruosités du poly- théisme; Lactance y résume avec force et bon-

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lieur tout ce que jusque-là avaient dit les apolo- gistes grecs et latins. Après avoir renversé le paganisme dans ses bases, Lactance élève le temple nouveau de la vraie religion ; c'est le sujet des quatre derniers livres. Ainsi donc l'ouvrage de Lactance se partage en deux grandes divisions : la réfutation de Terreur, l'enseignement de la nouvelle religion ; d'un côté, Lactance rassemble et confond toutes les erreurs du polythéisme; de l'autre côté, il cherche à doucement amener à la vraie religion les esprits droits et sincères. Aussi y emploie- 1- il les considérations morales plus que les raisons théologiques; apologiste plutôt que docteur.

Les Institutions divines sont précieuses et im- portantes à un autre titre : elles peuvent être re- gardées comme un manifeste officieux de cette politique sage et tolérante que Constantin garda et à l'égard du paganisme et envers les chrétiens. « Nous avons cru devoir travailler à bannir du monde cette double erreur, en faisant connaître aux savants la sagesse qu'ils doivent suivre , au peuple la religion qu'il doit embrasser. » Ainsi commence Lactance, et il finira en disant : « Il ne me reste plus qu'à exhorter tout le monde à em- brasser la véritable religion. » Lactance s'adresse à tous les hommes de bonne foi qui, comme lui, engagés autrefois dans l'erreur, sont revenus à la religion par la raison et la justice. L'appel

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qu'il leur fit, fut entendu. On voit par l'ouvrage même combien les progrès du christianisme furent rapides; la préface et la fin, dédiées toutes deux à Constantin , en sont un éclatant témoignage. En commençant son ouvrage, Lac- lance exprime des vœux et des espérances pour le triomphe de la foi ; il le termine par des actions de grâces : « Maintenant, dit-il en s'a- d ressaut à l'empereur, maintenant que vous gou- vernez l'empire romain avec une si haute sagesse et une si parfaite équité, les serviteurs de Dieu ne sont plus traités comme des scélérats et des impies; maintenant la vérité est découverte, el elle paraît avec éclat; on ne nous reproche plus le nom de Dieu. »

Après les Institutions divines, l'ouvrage le plus important de Lactance est le Traité de la mort des persécuteurs , traité que la critique lui a quelque- fois contesté, mais qui aujourd'hui ne lui est plus disputé. Ce traité a un caractère de circonstance , un cachet politique qu'il serait difficile de ne pas reconnaître : il célèbre hautement le triomphe de la religion et flétrit ses persécuteurs; il les montre périssant tous misérablement sous la main du Dieu qu'ils ont bravé, et en expiation des maux qu'ils ont faits aux chrétiens. Mais en même temps qu'il a ce caractère général d'une protestation, au nom de la conscience, contre les oppresseurs de l'Humanité, il présente un intérêt particulier.

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Lactance, il est vrai, reprend les choses de loin; il remonte jusqu'au premier empereur qui ait per- sécuté les chrétiens; mais ce n'est qu'un détour pour arriver à ce qui était proprement le but de son ouvrage, la lutte de Constantin et de Maxi- min, c'est-à-dire le duel du paganisme et du christianisme; alors son récit a toute l'ardeur et l'émotion d'un grand spectacle, d'une vive at- tente. Après avoir raconté la défaite de Maximin , la fuite de cet empereur, sa mort horrible, il s'écrie , faisant allusion aux titres pompeux que prenait cet ennemi des chrétiens :

« sont maintenant ces noms de Jovien et d'Herculien, autrefois si révérés des nations, ces noms que Dioclès et Maximin avaient pris avec tant d'insolence, et dont après eux leurs succes- seurs se sont parés? Le Seigneur a effacé de la terre ces noms superbes. Célébrons donc avec joie le triomphe de Dieu; jour et nuit adressons- lui nos prières et nos louanges. » Bossuet com- mentant ces paroles a dit : « En attendant, Jé- sus-Christ ne laissera pas d'exercer son empire sur la terre. Il brisera la tête des rois. Un Néron , un Domitien attaqueront son Église. Mais il bri- sera leur tète superbe. Un Maximien, un Gallien, un Maximin tourmenteront les fidèles ; mais il les dégradera , il les perdra , il les frappera d'une plaie irrémédiable. Tremblez donc, 6 rois ennemis de l'Église; mais vous, petit troupeau, ne craignez

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rien; votre roi mettra à vos pieds tous vos en- nemis , fussent-ils les plus puissants de tous les rois. »

Au premier coup d'œil , une telle vivacité de langage surprend; mais après tout, on comprend l'indignation de Lactance : en même temps qu'il vengeait la religion , il satisfaisait la conscience du genre humain. Les païens eux-mêmes avaient fait entendre contre plusieurs de ces empereurs flétris par Lactance , les mêmes imprécations. Au milieu des renseignements curieux et offi- ciels qu'offre X Histoire Auguste , on remarque surtout ces anathèmes dont le sénat poursui- vait, après leur mort, les princes qui avaient par leurs cruautés encouru sa haine et celle du genre humain. Bien que cet écrit de Lactance ait été composé au moment de la lutte armée du paganisme contre le christianisme et en quelque sorte au milieu de la mêlée; bien que Lactance s'y laisse un peu emporter à ses ressenti- ments légitimes contre les ennemis du nom chré- tien , il y conserve cependant une vue nette des événements et un jugement supérieur à celui des historiens païens du même temps; il voit, mieux qu'eux, sont les causes de la décadence de l'empire, est son avenir. Il attribue justement à Dioclétien et au partage qu'il fit de l'empire, cette décadence que l'on a attribuée à Constan- tin, pour avoir transféré à J'.yzance le siège de

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l'empire : « Les chrétiens disaient que Dioclétien avait perdu l'empire en s'associant trois collègues, parce que chaque empereur voulait faire d'aussi grandes dépenses et entretenir d'aussi fortes ar^ mées que s'il avait été seul ; que par le nombre de ceux qui recevaient n'étant pas proportionné au nombre de ceux qui donnaient , les charges devinrent si grandes , que les terres furent aban- données par les laboureurs, et se changèrent en forêts. » Montesquieu , de qui sont ces paroles , ne s'explique point sur cette réponse que les païens faisaient aux chrétiens. Ce silence est fâ- cheux ; il eût pu , il eût , ce nous semble , ajouter que le partage de la puissance fut , ainsi que le dit Lactance , fatal à l'empire, et qu'il ex- plique mieux sa décadence que la translation du siège de l'empire de Rome à Constantinople.

En étudiant les œuvres de Lactance , on voit que la teinte païenne ne s'est point complète- ment effacée en lui ; sa science est plus philoso- phique que religieuse ; il sait mieux exposer et embellir les préceptes de la morale , que pré- senter les vérités de la religion : c'est le juge- ment de saint Jérôme sur lui. Mais dans cette to- lérance où il se maintient, dans cet accord d'une science profane et d'une pensée chrétienne ? qui est sa physionomie propre, Lactance a peut-être mieux servi la foi nouvelle, que ne l'eût fait une doctrine plus rigoureuse. Que d'hoiumes, sous

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Constantin , qui , indifférents au paganisme , ne l'eussent pas cependant quitté si , pour arriver à la religion chrétienne , on ne leur eut montré , on ne leur eût offert, dans les vérités générales de la phi- losophie et de la conscience humaine, une facile et heureuse transition à des dogmes plus relevés! c'est l'œuvre que Lactance, a entreprise, qu'il a accomplie. Ecrivain élégant, moraliste pur, homme d'une grande science, également versé dans la littérature grecque et dans la littérature latine, il unit l'indulgence des apologistes grecs à l'exactitude des apologistes latins. Quelquefois cependant son origine africaine se trahit sous les précautions de rhéteur ; dans la Mort des perse' cuteurs, on retrouve un peu de l'exagération de Tertullien, ainsi que dans le style, malgré son habituelle élégance , quelques traces de rudesse et de corruption. Ce qui fut irréprochable , c'est sa vie. On remarque en lui ce que l'on remar- que en beaucoup d'autres écrivains qui passè- rent du paganisme au christianisme : leur âme prit plus facilement les vertus de leur foi nou- velle, que leur esprit ne renonça aux souvenirs de la science païenne; Lactance le chrétien rap- pelle quelquefois Lactance le rhéteur.

Après Lactance, nous placerons Firmicus Ma- ternus, auteur sur lequel on n'a que des rensei- gnements incertains , mais que l'on peut avec vraisemblance rattacher au règne des empereurs

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Constance et Constant, fils de Constantin, aux- quels il a adressé un ouvrage intitulé : De ï erreur des religions profanes . « Il me reste maintenant, Constance et Constant , augustes empereurs , à implorer la puissance de votre foi , élevée au- dessus des hommes, au-dessus de la fragilité humaine, et qui, associée en quelque sorte aux conseillers célestes , suit dans tous ses actes , autant qu'il lui est donné, la volonté de Dieu ; il vous reste bien peu à faire, pour que, entière- ment renversé par vos lois, le diable soit anéanti ; pour que s'arrête la contagion funeste de l'ido- lâtrie : chaque jour son poison expire , chaque jour sa profane cupidité s'éteint. Elevez donc l'étendard de la foi; c'est la gloire que le ciel vous a réservée, le ciel qui vous a fait triompher de tous vos ennemis; élevez -le, cet étendard vénéré; portez des lois, des décrets qui soient utiles. »

Cet ouvrage se distingue, à quelques traits par- ticuliers, des réfutations du polythéisme que nous avons vues jusqu'ici. Firmicus montre comment les hommes se sont abusés eux-mêmes, en faisant des quatre éléments des divinités , et explique l'origine des dieux de la Fable, en rapportant historiquement ce que les poètes ont déguisé. 11 fait sentir l'absurdité et l'impiété de la théologie des païens qui mettent au nombre des dieux des hommes qui ont commis toutes sortes de crimes;

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car ces dieux ont été tués, Massés et mal traités par les hommes. 11 prétend que la religion des Egyptiens a commencé au temps de Joseph, et que leur dieu Sérapis est ce patriarche qu'ils ont ainsi appelé parce qu'il était fils de Sara. Il re- marque que les hommes ont respecté comme des divinités les choses qu'ils aimaient , ou dont ils avaient besoin. Ils ont appelé Pénates le manger et le boire ; Vesta, le feu domestique dont on se sert, et ainsi de plusieurs autres objets; et c'est pour cela que le nom des dieux marque les pro- priétés des choses naturelles. Enfin il décrit les signes profanes ou les paroles mystérieuses dont on se servait dans la religion des païens ; révé- lation que Clément d'Alexandrie et Arnobe ont faite comme lui. L'ouvrage de Firmicus a un autre intérêt ; il donne de curieux détails sur les reli- gions étrangères ; on y voit que le culte de Cybèle, le culte longtemps proscrit , et que nous avons retrouvé dans Apulée , avait fait à Rome de grands progrès ; les imaginations étaient conver- ties aux pratiques singulières et sanglantes des cul- tes orientaux ; le criobole et le taurobole étaient la consécration nouvelle des inities» l'homme y cherchait une régénération dont le besoin se fai- sait partout sentir; c'était le baptême de l'idolâ- trie.

Tel est un coté de ce traité, d'ailleurs assez court, qui n'offre rien, on le voit, de nouveau,

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sinon cette idée de trouver, dans l'altération de l'histoire, l'origine de la Fable; on y peut aussi remarquer comment le paganisme , ne pouvant plus soutenir le sens littéral de ses croyances, se rejetait dans les interprétations philosophiques et allégoriques. Cette révolution, à proprement parler, n'était point nouvelle ; les premiers , les stoïciens y avaient eu recours. Mais insensible- ment elle devint générale ; nous verrons quel rôle joue chez les néo-platoniciens, l'allégorie : les poètes seront leurs théologiens. Mais ce traité a un autre côté plus frappant.

Quelque pure que soit d'abord une opinion , le jour elle triomphe , l'ambition ou le ressen- timent courent grand risque de la corrompre. Il se mêle aux partis les plus nobles, aux plus sincè- res croyances , des partis moyens , des convic- tions politiques qui ne s'y associent que pour en tirer des fruits; convictions qui peuvent porter dans leur intolérance de la bonne foi encore, mais qui n'ont pas la vertu du désintéressement. Quand la victoire du christianisme fut assurée, la réaction commença. Elle fut conseillée par des hommes qui semblaient retenir dans leur croyance nouvelle l'âpreté d'une erreur ancienne, et qui, dans la victoire d'un culte nouveau, ne voyaient que la part à prendre des dépouilles de la religion vaincue. Je crains que Firmicus Ma- termis n'ait été un de ces hommes ; à l'ardeur avec

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laquelle il conjure les princes auxquels il s'a- dresse, de détruire les restes du paganisme, de le dépouiller de sa grandeur ou de sa force, on re- connaît facilement l'interprète d'une de ces opi- nions pour qui l'intolérance est le prix du succès. Ces lois , ces dispositions favorables à la religion que Firmicus avait indirectement demandées dans sa dédicace, il les réclame ici explicitement : « Enlevez , augustes empereurs , enlevez sans scrupule les dépouilles des temples; livrez à la flamme leurs dieux ; qu'ils aillent grossir le trésor public ; versez-en dans vos épargnes tous les re- venus, consacrez-les à votre utilité. Depuis que les temples ont été détruits, vous êtes entrés plus avant dans la vertu de Dieu; vous avez vaincu vos ennemis , reculé les limites de l'empire ; et pour que votre gloire éclatât davantage , vous avez méprisé et renversé l'ordre des saisons. L'hiver, spectacle jusqu'alors inouï, et qui ne se renouvellera point , l'hiver , les éléments ont cédé à votre courage. Que vous faut-il encore? Mais ce que Dieu défend , les saintes Ecritures le proscrivent aussi : elles ne veulent point qu'on élève des idoles. »

Et comme s'il craignait de n'avoir point été assez bien compris, il ajoute plus loin : « Dieu, augustes empereurs, vous promet les récom- penses de sa miséricorde; il augmentera votre grandeur déjà si étendue. Faites donc ce qu'il

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ordonne, achevez ce qu'il conseille. Les prémices de votre règne ont été comblées des plus grandes faveurs ; au début de votre foi f vous avez senti s'accroître pour vous la faveur divine. Jamais la main de Dieu ne vous a abandonnés ; jamais, dans vos besoins, elle ne vous a fait défaut. » Et il ter- mine en leur promettant, en appelant sur eux de plus grandes faveurs divines, récompense et obligation d'un zèle plus ardent pour la religion nouvelle, d'une plus vive attaque contre le pa- ganisme. Ce langage surprend ; on y doit re- connaître cette violence et cet égarement qui se mêlent quelquefois aux causes les plus pures, le lendemain de la victoire. J'aime à croire que ceux qui appelaient ainsi, contre les païens et leurs temples, la foudre impériale, ne les avaient pas quittés depuis bien longtemps : Firmicus n'est pas encore véritablement chrétien.

CHAPITRE IX.

SAINT HILAIRE.

L'Église , un moment triomphante , eut bien- tôt ses épreuves. Constance succéda à Constantin, et l'arianisme trouva en lui un appui qui in- quiéta l'Église; mais elle eut dans saint Hilaire un intrépide défenseur.

Hilaire, à Poitiers, vers 355, avait été élevé dans les ténèbres du paganisme ; il fut converti à la doctrine nouvelle par des circonstances dont il nous a laissé un intéressant récit. Cette con- version fut vive et profonde ; elle se manifesta par des vertus qui ne tardèrent pas à attirer sur Hilaire les suffrages de la société chrétienne. Quoique marié , il fut choisi pour évêque. Les temps étaient difficiles. C'était le moment où, sou- tenu et propagé par deux évêques courtisans et ambitieux, Ursace et Valens, l'arianisme menaçait d'envahir la Gaule. Pour arrêter les ravages de cette hérésie, Hilaire composa le Traite de la Trinité, Ce traité est divisé en douze livres: le premier livre est une introduction à tout l'ouvrage; Hilaire en trace le plan, et indique les matières dont chacun des livres suivants doit se composer. Il y suit pas

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à pas , et y réfute les erreurs d'Arius. Mais on sent qu'il est mal à Taise dans ces subtiles distinc- tions si familières au génie des Grecs, et auxquelles au contraire se refusaient même l'exactitude et la sévérité de la langue latine. Hilaire s'épou- vante , il recule , en quelque sorte , en présence de ces grands problèmes , de ces impénétrables mystères : « C'est, dit-il, une tâche immense, une incompréhensible audace d'ajouter quelque chose à la définition de Dieu ; il s'est donné les noms de Père, de Fils, d'Esprit saint; tout ce qu'on cherche au delà dépasse la portée du discours et la conception de l'intelligence; il ne saurait plus être énoncé, atteint, saisi. La nature de l'ob- jet dévore le sens des paroles; une lumière que l'on ne peut soutenir aveugle l'œil de la contem- plation, et ce qui n'a aucune borne, dépasse la capacité de l'intelligence.» Il ajoute ailleurs avec tristesse : « L'hérésie et l'impiété nous obligent à dépasser la loi, à les suivre dans les routes es- carpées qu'elles ont ouvertes; à traiter des choses au-dessus du langage humain ; à chercher à ex- pliquer des mystères qu'il n'est pas permis d'exa- miner; et quand on devrait se borner à croire, nous nous voyons forcés d'employer nos faibles raisonnements à la défense d'une doctrine qui n'admet point ces raisonnements humains, et de paraître ainsi nous rendre coupables , parce que d'autres le sont. »

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Ce Traité de la Trinité', manifeste vigoureux contre l'arianisme, excita la colère de Constance qui punit Hilaire, en l'exilant en Phrygie ou, se- lon d'autres auteurs , dans la Thébaïde d'Egypte. Cet exil fut le salut de l'Église. Les conciles de Ri mini et de Séleucie s'étaient ouverts. Le concile de Rimini, commencé sous d'heureux auspices, s'était terminé par une espèce de surprise.

Les ariens vaincus au concile de Nicée ne se résignèrent point à leur défaite; mais ce ne fut pas par des attaques ouvertes qu'ils cherchèrent à regagner le terrain qu'ils avaient perdu ; ils y employèrent de plus adroites pratiques. Ils ne visaient pas à la domination, mais au succès; ils voulaient moins s'imposer que se faire accepter. Ainsi, au concile de Sirmium, inspiré par les ariens, en 357, on convint de retrancher des confessions de foi, les mots qui n'étaient pas dans l'Écriture sainte. Osius de Cordoue et Libé- rius de Rome, adhérèrent à cette correction; c'était cependant une victoire pour les ariens qui, lors du concile de Nicée, avaient de tous leurs efforts repoussé le mot Consubstantiel ; ce mot, disaient-ils, ne se rencontre nulle part dans toute l'étendue des divines Ecritures. Aussi les protestations ne se firent pas attendre : Rimini reprit , ou du moins chercha à reprendre ce qu'avait enlevé Sirmium. Les ariens y présentè- rent une formule de foi; la dernière formule de

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Sirmium , celle rejetant les mots de substance et de consubstantiel consacres par le concile de Nicée , ils se bornaient à dire que le Fils était en toutes choses semblable au Père. Les catholiques cette fois ne se laissèrent point surprendre ; ils ré- pondirent qu'ils n'avaient pas besoin de nouvelles formules, et demandèrent, à l'unanimité, que la doctrine d'Arius fût condamnée. Les anathèmes lancés contre Arius et sa doctrine furent donc solennellement renouvelés. Mais cet acte de vi- gueur ne se soutint pas : Constance qui, sans pa- raître, dirigeait cette assemblée, vint à bout d'en amortir l'ardeur par des délais affectés et des rebuts mortifiants. L'ennui d'une longue absence, les fatigues d'un séjour prolongé dans un pays étranger, les tracasseries suscitées par les agents de l'empereur, le prétexte de la paix, excuse si facile des consciences pusillanimes, mille autres motifs affaiblirent les meilleures résolutions. On souscrivit une formule captieuse, le terme de substance était abandonné. Les ariens triomphèrent; et à peine revenus dans leurs églises, les évêques surpris reconnurent le piège qu'on leur avait tendu.

En même temps que les évêques d'Occident fléchissaient à Fumini, ceux d'Orient étaient as- semblés à Séleucie, métropole de l'Isaurie. Hi- laire y assista. Mais à Séleucie, comme à Rimini, l'arianisme, soutenu par l'empereur, triompha.

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En 358, Hilaire reçut une lettre des évêques de la Gaule, qui protestaient contre la lâcheté du con- cile de Rimini. Ils lui demandaient ce qu'il pen- sait des orientaux ; c'est le nom que l'on donnait , dans l'Occident, aux semi-ariens. En réponse à leur lettre, Hilaire écrivit le Traité des synodes. Ce traité a, s'il est permis d'ainsi parler, un but po- litique. À cette époque , les semi-ariens effrayés des exagérations de leurs frères inclinaient vers l'orthodoxie , et semblaient disposés à négocier avec elle. Sans rien céder sur les principes, Hilaire se montre accessible à la conciliation ; il ne repousse point absolument le mot qui exprime la similitude des substances, le mot omoiousion ; quant au mot consubstantiel, il l'admet, il le to- lère, mais avec un correctif qui préviendra la confusion des personnes. Cette sagesse trouva des contradicteurs : Lucifer de Cagliari, toujours extrême, ne s'y associa point. Lucifer, défenseur intrépide d'Athanase et adversaire ardent de l'arianisme , mais depuis entraîné dans le schisme par son inflexible opiniâtreté; et de leur coté, les ariens persistèrent dans la formule de foi qu'ils avaient dressée à Rimini : issue ordinaire de toutes ces tentatives de conciliation. Hilaire ne se découragea point. Prenant à partie Con- stance lui-même , il lui redemanda la foi de l'É- vangile, la tolérance pour les catholiques, en butte alors à de violentes persécutions. Ses

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prières ne furent point écoutées. C'est alors que dans l'ardeur, j'allais dire dans l'emportement de son zèle, Hilaire lança contre l'empereur deux ma- nifestes; Constance ne répondit point. Irrité de ce silence, saint Hilaire écrivit, mais ne publia point les paroles que nous citerons en partie : « Si je romps aujourd'hui le silence que j'avais gardé si longtemps, j'en appelle à tout homme raison- nable : on ne m'accusera pas de m'ètre tu par indifférence, ou de parler par emportement. Point d'intérêt qui m'anime que l'intérêt de Jé- sus-Christ. Pourquoi , ô mon Dieu , ne m'avez- vous pas fait naître plutôt du temps des Dèce et des Néron ? J'aurais béni des combats à soutenir contre des ennemis déclarés. Mais ici nous avons affaire à un ennemi qui ne se montre pas, qui ne s'avance que sous le masque, ne procède que par artifices et que par séductions. Ici sous le nom de Constance, c'est l'Antéchrist, armé, non pas de fouets, mais de caresses; non d'arrêts de pro- scription, mais de manœuvres hypocrites; il n'en veut pas à la vie, mais à l'âme. Ce n'est point par le fer qu'il menace les victimes; c'est par l'attrait des récompenses qu'il cherche à corrom- pre la foi. 11 ne professe Jésus-Christ que pour le mieux trahir , ne parlant d'union que pour trou- bler la paix , ne comprimant l'hérésie que pour empêcher qu'il y ait des chrétiens, n'honorant le sacerdoce que pour anéantir l'épiscopat, ne

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bâtissant des églises que pour sacrifier la foi. Votre tyrannie s'exerce non-seulement contre les hommes, mais contre Dieu. Vous affectez les de- hors du chrétien ; on ne s'y trompe point ; vous anéantissez la foi par vos œuvres contraires à la foi. Vous réservez les évêchés pour vos compli- ces; aux bons évêques vous en substituez de mauvais ; vous incarcérez les prêtres ; vous faites marcher vos légions pour tenir l'Église dans l'ef- froi ; vous enchaînez les conciles. Tyran plus cruel que les plus cruels tyrans qu'ait vus l'univers, vos persécutions, avec leurs raffinements , nous lais- sent, à nous, bien moins de moyens d'y échapper, et vous rendent, vous, bien plus criminel. Vos victimes n'auront pas à présenter au souverain juge, pour excuser leur défaite, et des commen- cements de torture et quelques cicatrices impri- mées sur leur corps, et la faiblesse de la nature à laquelle ils ont succombé. Votre politique barbare s'y prend mieux ; elle sauve à l'apostasie l'apparence du crime, et ôte à la confession le mérite du martyre. » C'est le martyre que de- mandait Hilaire en écrivant ces pages brûlantes : Ad martyrium per lias çoces exeamus ; il ne l'obtint pas; mais comme le milieu, la fin de sa carrière fut troublée par de continuels orages. Sous Valentinien , l'arianisme disputait à l'or- thodoxie quelques-unes de ses Eglises. Auxence, évêque de Milan , faisait profession (l'arianisme.

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Toujours inquiet, toujours armé pour la foi, Hi- laire ne recula point devant ce nouvel ennemi , et il alla l'attaquer au sein même de son empire, à Milan. Il fut à ce propos traduit devant le questeur, sous l'accusation de mettre le trouble dans l'Église de Milan. Il put toutefois revenir à Poitiers sans autre disgrâce; mais en se retirant, Hilaire crut devoir avertir l'Église de ce nouveau danger, et la mettre en garde contre une pro- fession de foi trompeuse que, pour séduire Valentinien, Auxence avait signée : « C'est quel- que chose d'imposant, dit-il, que le nom de paix; et l'on fait bien de nous parler d'union. Mais hors de l'Église et de l'Évangile, hors de Jésus-Christ, peut-il y avoir de l'union? Non, il n'y a de paix véritable et de sincère union que dans la doctrine de l'Église et de l'Évangile. Qui en doute ? Mais aujourd'hui sous le masque d'une fausse piété, on ne tend qu'à détruire l'empire de Jésus-Christ. On veut que Dieu ait besoin de la protection des hommes, et que l'Eglise de Jésus-Christ ne se puisse passer de l'assistance du siècle; on l'appelle, on l'invoque à grands cris. » A la chaleur avec laquelle il cherche à éloi- gner l'hérésie de la Gaule, au bonheur qu'il éprouve à l'en voir préservée, Hilaire semble pressentir ce lointain, mais glorieux résultat de son courage religieux : le pouvoir bienfaisant du clergé gaulois.

CHAPITRE X.

SAINT AMBROISE.

Ambroise naquit à Trêves, vers 333, dans le prétoire des Gaules , dont son père était pré- fet. Il commença, h Trêves, des études bril- lantes qu'il vint achever à Rome. Ses études terminées, il se fixa à Milan, et se consacra au barreau. Milan était alors la résidence des em- pereurs, qui de se pouvaient porter plus faci- lement à la défense des provinces menacées par les barbares. Ambroise plaida devant le préfet du prétoire ; ses débuts furent heureux et atti- rèrent sur lui l'attention publique. Il devint pre- mier magistrat de Milan , et bientôt fut nommé gouverneur général de l'Italie septentrionale et centrale. Une circonstance imprévue vint tout à coup changer sa destinée, et l'enlever au monde pour le donner à l'Église. La lutte entre les évêques ariens et les évêques catholiques du- rait encore. L'évêque de Milan, Auxence, étant mort, chaque parti aspirait à le remplacer par un de ses candidats. Le peuple s'agitait en tu- multe, flottant et partagé, quand du milieu de

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ce tumulte, une voix s'élève, la voix d'un en- fant : « Ambroise évêque. » Ce cri de l'inno- cence parut l'ordre du ciel, et Ambroise fut nommé. Effrayé de cet honneur, Ambroise vou- lut s'y dérober, et pour y échapper il employa inutilement mille moyens, quelques-uns fort étranges, mais le peuple ne vit que les pieux artifices de sa modestie. Enfin il fallut céder.

Le peuple avait bien jugé : Ambroise était l'homme que demandaient et l'Église et les temps difficiles se trouvait l'Église. L'évéque devait alors être l'épée aussi bien que le bou- clier d'Israël; il lui fallait un égal courage d'es- prit et d'âme. Ambroise suffit à sa double tâche; il achèvera la victoire du christianisme sur le paganisme; il triomphera des ariens soutenus par une impératrice plus jalouse de son pouvoir que de la foi ; il fixera le code de la morale chrétienne ; enfin , orateur en même temps qu'é- vêque et docteur, il rapproche et unit le génie de l'Orient et de l'Occident dans des ouvrages où, à travers de nombreuses imitations , il con- servera un cachet particulier de grâce suave et d'onction biblique.

La première lutte qu'Ambroise eut à soutenir fut contre le paganisme.

11 existait dans la curia Julia, lieu des séances du sénat, un autel dédié à la Victoire et surmonté de la statue de cette divinité. Au commencement

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de chaque séance, les sénateurs brûlaient aux pieds de la déesse quelques grains d'encens , et prêtaient devant elle serment de fidélité à l'empe- reur. Gratien avait ordonné de faire disparaître du sein de la curie ce monument des prétentions et des souvenirs du paganisme, que sous son règne les païens essayèrent vainement d'y faire replacer. Ils espérèrent être plus heureux sous Valenti- nien II. En 382, une députation fut donc envoyée à l'empereur pour lui demander le rétablisse- ment de cet autel , auprès duquel se livra le der- nier combat du paganisme et du christianisme : les champions furent Symmaque et Ambroise. Symmaque est, au ive siècle , le représentant le plus illustre du paganisme; sénateur, préfet de Rome, orateur brillant et habile, sa fidé- lité à l'ancienne religion de l'empire tient tout à la fois du rhéteur et du citoyen ; il y reste at- taché par les souvenirs de la gloire et de l'élo- quence, du patriotisme et de la religion. Liba- nius et ïhémiste regretteront et défendront avant tout dans le polythéisme le symbole des vérités philosophiques et les riantes fantai- sies de l'imagination ; Symmaque, lui, s'y attache et le défend comme l'appui et la vie même de l'empire. Aussi son opposition au christianisme et ses préférences pour le paganisme ne se bornè- rent-elles pas à de simples paroles, elles se mani- festèrent par des actes qui tous ne furent pas

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toujours conformes à une parfaite loyauté; et il eut besoin de la clémence de Théociose pour échapper aux rigueurs que son attachement ex- trême au paganisme lui devait attirer : au mo- ment où le christianisme était inquiété par la révolte de Maxime, Symmaque n'avait pas gardé envers lui une impartialité complète. Tel est le rival contre lequel saint Ambroise avait à lutter. Le débat fut solennel ; c'était le duel de deux cultes, du passé de Rome et de son avenir.

Symmaque prit le premier la parole. M. de Chateaubriand, par un anachronisme permis au poëte, a transporté cette lutte dans ses Martyrs , et l'a placée sous le règne de Dioclétien. Il a repro- duit celte célèbre prosopopée personnifiant Rome , Symmaque lui fait redemander, au nom de sa vieillesse et de sa gloire , le culte qui lui a donné l'empire de l'univers. Mais il faut bien le dire : cette défeuse de l'autel de la Victoire, côté spécieux et national de la lutte, n'était pas la seule et au fond la vraie question ; la gloire ici masquait l'intérêt; ce qu'il s'agissait d'obte- nir, au moins autant que le rétablissement de l'autel de la Victoire, c'était la révocation de ledit qui avait enlevé aux vestales les privilèges dont elles avaient joui jusque-là, et attiré, dit Symmaque , l'inclémence des cieux : « La famine se fit bientôt sentir ; une triste récolte trahit l'es- poir des provinces. La faute n'en était pas à la

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terre; nous n'avons rien à reprocher aux astres; ce n'est pas la nielle qui a détruit le blé , ni l'i- vraie qui a étouffé les moissons ; ce qui a dessé- ché le sol, c'est le sacrilège. » Et Symmaque conclut par ces mots : « Le respect des temps pas- sés veut que vous ne balanciez pas a révoquer une loi qui n'est pas digne d'un prince. » On voit que l'on a un peu oublié l'autel de la Victoire.

Ambroise répondit officiellement à cette rela- tion de Symmaque. Il prouve que ce n'est point à ses dieux, mais à ses propres verlus que Rome a l'empire de l'univers ; et réfutant la seconde, et au fond la plus importante partie du discours de Symmaque , car l'abolition des privilèges des vestales , ce n'était rien moins que le décret de mort du paganisme, il montre qu'avant même l'édit du prince, l'indifférence païenne a con- damné cette institution : « A peine comptez-vous sept vestales. Voilà ce que peuvent de nos jours et les bandelettes révérées , et les robes bordées de pourpre, et les litières des pontifes toujours escortées par la foule, et d'énormes privilèges. » Puis opposant à ce faste des vestales la simplicité des vierges chrétiennes , il ajoute : « Il n'est pas nécessaire que des bandelettes brodées décorent la tête ; quand elle est ornée par la pudeur , un voile grossier suffit. Il faut effacer, et non relever les attraits de la beauté; c'est le jeûne qui lui convient, et non la pourpre. »

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Cette réponse d'Ambroise souvent citée, sou- vent admirée, me paraît, l'avouerai -je? de- voir sa célébrité plutôt à la grandeur même de la cause qui se débattait, qu'à sa beauté même et à sa force. Elle a en quelque sorte un caractère officiel , et si j'osais le dire, jusqu'à un certain point philosophique, que je n'approuve pas ici. On y a vanté ces paroles saint Àmbroise pro- clame, a-t-on dit, la loi du progrès : « Tout ne va-t-il pas en s'améliorant ? le chaos a précédé le monde, et les ténèbres ont devancé la lumière; la terre nouvelle, dépouillant ses ombres hu- mides , s'étonne de la nouveauté du soleil. L'homme ne sut d'abord pas cultiver la terre, L'année, au commencement, est stérile, puis viennent les fruits et les fleurs. Qu'ils disent donc que tout aurait rester à ses commencements ; qu'ils accusent la moisson , parce qu'elle vient à la fin de l'année; qu'ils accusent l'olive, parce qu'elle est le dernier des fruits. » Je l'avoue, ces raisons me paraissent peu concluantes, et le goût seul ne les pourrait même guère approuver; je crains qu'ici Févêque ne se souvienne d'avoir été avocat.

Il y a clans cette même cause, non un dis- cours, mais une lettre d'Ambroise, moins citée, et selon nous plus éloquente et plus vraie. 11 l'a- dresse à l'empereur Valentinien , au moment même il apprend que, avant même que les

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évèques en eussent pu être informés , Valent i- nien , dans son conseil, a reçu la requête que Symmaque avait surprise au sénat pour le réta- blissement de l'autel de la Victoire. Après avoir montré que les païens ne sont pas fondés dans leur demande, il s'écrie : « Qu'aujourd'hui un empereur païen, ce qu'à Dieu ne plaise, élevât un autel aux idoles et contraignît les chrétiens à se trouver aux sacrifices avec les idolâtres, et à jurer devant cet autel; qu'il portât une pareille ordonnance en plein sénat, en présence des chrétiens qui y forment une si nombreuse ma- jorité, tout chrétien ne prendrait-il pas cette démarche pour une véritable persécution ? mais que penserait-il d'un empereur chrétien qui commettrait ce sacrilège? C'est pourtant le crime dont vous vous rendriez coupable, si vous souscriviez au décret qui vous est présenté. » Puis il demande à Valentinien copie de la re- quête qui lui a été présentée, pour y répondre plus à loisir, et afin qu'elle soit discutée mûre- ment par l'empereur Théodose. « Si, ajoute-t-il , on en ordonne autrement, il n'est point d'évèque qui puisse ni le souffrir ni le dissimuler. Vous pourrez venir à l'église, mais il n'y aura point d'évèque pour vous y recevoir, ou il n'y sera que pour vous résister, et rejeter vos offrandes. » Et enfin par une prosopopée hardie, il ajoute : « Que répondrez-vous à votre frère Gratien , vous

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disant du fond de la tombe : Je me consolais de mes levers , parce que je laissais l'empire dans vos mains; de n'être plus, parce que vous me succédiez; d'avoir perdu avec la vie le titre d'empereur, parce que je me survivais à moi- même dans mes ordonnances en faveur d'une religion immortelle. C'étaient autant de tro- phées érigés par moi à la piété, de dépouilles remportées sur l'ennemi du salut, de gages qui m'assuraient une victoire à l'abri des temps et des révolutions. Mon assassin n'a pu m'enlever que la vie; vous, en annulant mes ordonnances, vous avez plus fait que celui qui osa porter les armes contre moi. De deux choses l'une : en souscrivant volontairement, vous condamnez ma foi; en cédant à la violence, vous trahissez la votre. » Ambroise triompha. Symmaque, ac- cablé de chagrin, voulut abdiquer les fonctions qu'il remplissait; il avait compris que c'en était fait de l'ancien culte.

Le paganisme n'était pas le plus redoutable ennemi qu'eût à combattre saint Ambroise. L'a- rianisme qui, dans Alexandrie, sera l'ennemi le plus actif qu'ait à combattre Athanase, fut aussi, dans Milan, la grande lutte d'Ambroise. L'impératrice Justine, chargée pendant la jeu- nesse de Gratien, son fils, du gouvernement de renipiie, était favorable aux ariens. En 385, elle lit sommer l'évêque de Milan de lui livrer la

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basilique Portia , située hors des murs de Milan. Ambroise répondit qu'il ne livrerait jamais le temple de Dieu à ses ennemis. De nouvelles sommations , faites au nom de l'impératrice, n'eurent pas plus de succès. On vint de sa part tendre les tapisseries impériales à la basilique Porcienne; c'était une espèce de prise de pos- session. Cette violence excita une émeute. Des comtes et des tribuns vinrent sommer Ambroise de céder la basilique qui, disaient-ils, apparte- nait à l'empereur : « Que ce prince, répondit l'archevêque, me demande ce qui est à moi, mes terres, mon argent, je ne les lui refuserai pas, quoique tout ce que je possède appartienne aux pauvres; mais il n'a aucun droit sur ce qui appartient à Dieu. Voulez-vous mon patrimoine, vous pouvez le prendre. Demandez-vous mon corps, je suis prêt à vous le livrer. Avez-vous dessein de me mettre à mort, vous n'éprouve- rez de ma part aucune résistance. Je n'aurai point recours à la protection du peuple; je ne me réfugierai point au pied des autels; mais pour ces mêmes autels , je sacrifierai ma vie. » Cette lutte dura plusieurs jours, et par l'ordre de l'empereur, les soldats se retirèrent de la basili- que qu'ils occupaient. Justine ne se découragea point. Elle engagea son fils à rendre une loi qui autorisât les assemblées religieuses des ariens, et en vertu de celle loi , elle insista de nouveau

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pour que la basilique Porcienne fût donnée à ceux de son paru. Averti du nouveau péril , Ambroise se retira dans l'église. Il y fut quelque temps gardé par le peuple, qui nuit et jour veillait pour empêcher qu'on ne lui enlevât son pasteur. Une seconde fois encore l'empereur fléchit , et donna aux soldats l'ordre de se retirer. D'autres soins d'ailleurs occupaient l'empire ; Maxime s'avan- çait.

Nous touchons ici à un moment solennel. Nous avons vu Tertullien séparer par le glaive ardent de sa parole le pontife de l'empereur, et commencer ainsi, théoriquement du moins, la séparation du spirituel et du temporel. Plus tard Athanase avait soutenu contre Tarianisme une lutte opiniâtre; mais cette lutte n'était point po- litique: si la religion y était intéressée, l'empe- reur même ne l'était pas. Ici il n'en est pas de même. L'empereur pour ainsi dire est en cause; et de quelque respect que saint Ambroise voile sa résistance , elle n'est pas moins réelle ; il n'y a plus dans la société un seul pouvoir; il y en a deux , l'empereur et l'évêque : « Le tribut appar- tient à César; à Dieu, son Église; elle ne peut être à César, car l'autorité de César ne s'étend pas sur le temple de Dieu; l'empereur est dans l'Eglise , non au-dessus d'elle. » C'est ainsi que saint Ambroise formula le droit de l'Église ; et ailleurs : « On nous dit : Cédez la basilique.

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Je réponds : Il ne m'est pas plus permis de la cé- der, qu'à vous, prince, de la prendre. Vous ne pourriez, sans crime, vous emparer de la maison d'un simple particulier; à plus forte raison de la maison de Dieu. Tout est permis à l'empereur; tout est à lui. Je reponds : Ne vous faites pas le tort de croire que, comme empereur, vous ayez quelque droit sur les choses divines; votre do- maine , ce sont les murailles de la cité , non les choses de la religion. »

Le caractère de saint Ambroise, sans doute, le portait à cette fermeté ; les circonstances aussi lui furent favorables. Ambroise n'était pas seulement un évêque d'une merveilleuse éloquence, d'une admirable vertu, d'une inépuisable charité; il fut le conseiller et comme l'appui de plusieurs empe- reurs. Quand Gratien a été tué, à Lyon, par l'usur- pateur Maxime , c'est Ambroise que Justine , qui depuis ne s'en souvint guère, envoya à Trêves pour v défendre les intérêts du jeune Valenti- nien , intérêts que saint Ambroise soutint avec une habileté profonde; lui qu'elle députe une se- conde fois auprès du même Maxime : moins heureux dans cette ambassade, Ambroise n'y avait pas fait preuve de moins de zèle et de moins de courage. Appui de ses princes, il était en ou Ire leur guide spirituel. Quand Gratien va combattre les Gotlis et rejoindre son oncle Va- lens , qui était arien, saint Ambroise compose

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pour lui le traité De la foi, quoiqu'il évitât de se mêler aux discussions théologiques, « aimant mieux , dit-il , exhorter à la foi que disputer sur la foi. »

Nous avons vu en quelque sorte agir saint Ambroise; il le faut maintenant étudier dans ses écrits , et considérer le docteur après avoir ad- miré l'évèque.

Malgré la réserve qu'avait mise saint Ambroise dans le traité De la foi, qu'il avait adressé à Gra- tien, la doctrine en avait été attaquée. Pour la dé- fendre, l'évèque de Milan composa les trois livres Sur le Saint-Esprit, et le livre De V incarnation. Ces éclaircissements mêmes ne le mirent point à l'abri de tout reproche. Saint Jérôme l'accusa de soulever, dans le traité Du Saint-Esprit , quelques opinions qui touchent à l'erreur. Ces reproches pouvaient n'être pas sans quelque jus- tice, car saint Ambroise, bien que dans ces dif- férents traités il s'attache surtout, selon le génie de l'Occident , à confirmer les mystères par la tradition et par les témoignages des Écritures , n'est cependant pas tout à fait exempt de cette disposition particulière aux Grecs , et qu'il avait contractée dans leur commerce, d'incliner au sens allégorique. Ses commentaires des Écritures sacrées, sur YEden , sur Gain et Abel\ sur Noe , sur Abraham, sur fsaac , sur la Mort, sur Elle et sur le Jeûne, sur la Fuite du monde ; ses Livres i 13

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sur Jacob et la vie bienheureuse attestent mani- festement limitation d'Origène.

Mais s'il se trompe dans l'interprétation mys« tique de l'Écriture, Ambroise est un grand maître dans la science de la vie chrétienne; en lui nous voyons commencer cette direction des conscien- ces, que l'Église latine a beaucoup mieux connue que l'Église grecque. Moraliste sage et profond, ferme et habile conducteur des âmes , sa parole douce et touchante avait un charme particulier. De toutes parts, les vierges accouraient pour l'en- tendre ; d'Afrique même elles venaient. Cet em- pressement ne doit pas surprendre. La prédica- tion et l'éloge de la virginité étaient le texte favori de l'éloquence et des travaux de saint Ambroise. Le premier de ces ouvrages, le traité Sur les vierges est comme un hymne à la virgi- nité : « L'état le plus pur sur la terre , la plus heureuse condition est celle d'une vierge. » Saint Ambroise, après avoir tracé d'une manière vive et brillante ce tableau plein de grâce et de fraî- cheur, finit par de sages conseils, en recomman- dant aux jeunes filles d'imiter les abeilles, qui, laborieuses et chastes , ne connaissent point l'hymen, et se nourrissent de rosée.

Le second ouvrage est intitulé : De la virginité'. Cet ouvrage va plus loin que le premier. Dans le traité Des vierges, saint Ambroise, tout en re- commandant la chasteté, ne s'était point pro-

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nonce contre îe mariage; il n'a pas ici la même réserve. Son premier ouvrage avait excité quel- ques plaintes : on l'accusait, sinon de proscrire le mariage, d'en détourner du moins. Ces plaintes semblent avoir moins refroidi qu'enflammé son zèle pour le célibat 9 et il y répond avec quelque vivacité.

Rattachons au même sujet un traité Sur les veuves, adressé à une veuve, d'abord inconso- lable, et qui songeait à se remarier. Ambroise ne lui interdit pas absolument les secondes noces ; mais il ne les approuve point; son avis, du reste, est un conseil , et non une défense.

Remarquons comment par une nuance légère, mais vraie, Ambroise concilie la sagesse et l'aus- térité dans ses conseils sur la fidélité à un pre- mier mariage ; il est près de Tertullien , et pour- tant il ne tombe point dans ses exagérations ; remarquons aussi comme insensiblement les es- prits ont incliné vers une sévérité plus grande, Et ici, il faut bien se garder d imputer aux écrivains chrétiens ce qui est l'œuvre de leur temps, qu'ils ont suivi aussi souvent qu'ils l'ont guidé. Si les âmes se détachent ainsi du monde; si l'on se ré- fugie dans les cloîtres et dans le sanctuaire ; si l'on préfère aux devoirs et aux douceurs du ma- riage la sécurité et l'isolement du célibat , tout l'honneur n'en est point à l'éloquence des Pères; le malheur des temps, le désenchantement de la

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vie y sont pour beaucoup. Que de vides, en effet alors , et de calamités dans le monde ! et ne faut-il pas admirer cette force nouvelle de lame qui se crée, au milieu de ces ruines et de ces désolations, un asile où, retirée et élevée au-dessus des orages passagers de la terre , elle échappe aux misères matérielles ainsi qu'aux tristesses morales?

Après avoir tracé pour les vierges les règles de la vie chrétienne, saint Ambroise rédigea, sous le titre d'Offices, le code des devoirs du prê- tre. Ce mot d'Offices rappelle tout d'abord l'ou- vrage que Cicéron a composé sous le même titre. La ressemblance n'est pas seulement dans le mot , elle est dans les choses-, et, au début, saint Am- broise ne se défend pas d'une imitation, qui est d'ailleurs manifeste. Mais si les ressemblances sont nombreuses , les différences le sont plus en- core; et le point de départ comme le but est entièrement différent. Cicéron, en effet, écrit pour tous les hommes; sans exclure qui que ce soit de ses préceptes , Ambroise écrit plus parti- culièrement pour les ministres des autels. En concentrant ainsi les devoirs, il les fortifie; il ne conseille plus seulement des vertus, il les impose ; et les vertus mêmes qui deviennent ainsi des obligations, il les rend plus étroites. Marquons les différences dans les rapports mêmes. Comme Cicéron, saint Ambroise reconnaît quatre vertus

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principales : la prudence, la justice, la force et la tempérance; mais en les adoptant, il les trans- forme. La prudence, chez lui, est la bonne di- rection de la science, aboutissant à Dieu; la jus- tice n'est plus la simple notion du tien et du mien, c'est la justice universelle; mieux que cela, c'est la piété envers Dieu, envers la patrie, en- vers les parents, envers tous les hommes. Mais la justice même, ainsi devenue chrétienne, est encore incomplète; il faut mieux; s'arrêtait la sagesse païenne , le christianisme a placé une vertu nouvelle, la charité. C'est ici, entre Cicé- ron et saint Ambroise, disons mieux, entre le monde ancien et le monde chrétien , la grande différence et la grande supériorité du dernier : sur cette vertu nouvelle et si féconde, Ambroise s'étend avec complaisance. Au tableau qu'il en trace, au devoir qu'il en fait, on reconnaît l'évê- que qui, pour racheter des captifs, ne craignit pas de vendre les vases du sanctuaire. Aux yeux de saint Ambroise, du pauvre qui reçoit et du riche qui donne, l'obligé n'est pas le pauvre, l'obligé c'est le riche; car il reçoit du pauvre plus qu'il ne lui donne : il lui doit son salut, debilor salutis. Celte tendresse pour les malheureux, elle éclate dans saint Ambroise , à toutes les pages. Nous verrons avec quelle éloquence les Pères grecs faisaient appel aux riches en faveur des pauvres. Ni Grégoire, ni Basile ne surpassent pourtant

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Ambroise dans les vives peintures des souffrances de l'indigent, de la dureté des riches. Écoutez ces paroles tirées du livreur Naboth : « L'histoire de Nabot li est vieille , quant au temps ; mais elle est habituelle; elle est d'aujourd'hui, Quel est, en ef- fet, le riche qui ne convoite point chaque jour les biens d'autrui? Quel est l'opulent qui ne s'efforce pas de chasser le pauvre du petit champ qu'il possède, et d'expulser l'indigent des confins de la terre léguée par ses aïeux? Qui donc se contente de ce qu'il a ? Quel est le riche qui n'a point l'es- prit tourmenté des possessions voisines? Il n'est pas un seul Achab; et ce qui pis est , chaque jour , Achab renaît , et ne meurt jamais dans le siècle. Pour un qui tombe , il s'en élève plusieurs. Il n'y a pas que Naboth le pauvre qui ait été mis à mort; chaque jour Naboth est opprimé, chaque jour le pauvre est tué. . . . Jusqu'où étendrez-vous, o riches, vos passions insensées? Est-ce que vous habitez seuls sur la terre? Pourquoi chassez- vous celui qui, comme vous, a part h la nature? pourquoi en voulez-vous être les possesseurs ab- solus? La terre a été établie pour tous les pauvres et pour tous les riches en commun. Pourquoi donc, 6 riches, vous appropriez-vous seuls le droit de la posséder? Elle ne connaît pas de ri- ches, la nature qui nous enfante tous pauvres. Elle nous met au jour, et nus, et manquant de nourriture, de boisson, de vêtement; la terre

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reçoit nus ceux qu'elle crée ; elle renferme dans un tombeau les confins des possessions. Un tertre étroit suffît et au riche et au pauvre. La nature nous crée donc tous semblables; elle nous ren- ferme tous semblables dans le sein du sépulcre. Qui donc discernera les figures des morts? Ouvrez la terre, et si vous le pouvez, reconnaissez le riche. Ensuite, remuez un peu le tombeau, et dites-nous si vous distinguez le riche du pauvre ; oui peut-être, à cette seule différence, qu'en mou- rant , le riche avait plus à perdre. » Et dans le même livre Sur Naboth : « Vous revêtez les murs , et vous mettez à nu les hommes. Un homme nu crie devant votre maison , et vous l'oubliez. Un homme nu crie, et toi, tu t'inquiè- tes de quels marbres tu couvriras tes parvis. Un pauvre demande de l'argent, et n'en reçoit pas; un homme demande du pain , et ton cheval broie l'or sous ses dents. Quel jugement tu te prépares, ô riche! Le peuple a faim, et tu fermes tes gre- niers, toi ; il est en ton pouvoir de sauver de la mort tant de personnes, et tu ne le veux pas; et pourtant une seule gemme de ton anneau pourrait conserver la vie de tout un peuple. »

Telle est la vivacité de saint Ambroise, quand il plaide pour le pauvre. Cette vivacité, il faut le reconnaître, l'emporte quelquefois un peu loin. C'est ainsi que dans les Offices , oubliant la dis- tinction, très-bien établie par Cicéron et consacrée

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par le droit romain ? entre les choses qui sont na- turellement communes à tous les hommes et celles qui ne le sont pas, et partant de cette idée que la nature aurait tout donné à l'homme en commun , et Dieu ordonné à chaque chose de naître , afin que ce qui était produit fût commun à tous, il arrive à cette conclusion : que le droit commun , c'est la propriété commune , et le droit privé, l'usurpation. 11 ne faut pas l'oublier, du reste : cette vivacité de zèle avait dans la religion même son préservatif. Si la charité est un devoir pour le riche , si les biens ne sont qu'un dépôt en- tre ses mains, ce dépôt, c'est Dieu qui l'y a mis , c'est à lui qu'il en doit et qu'il en rendra compte; l'insensibilité du riche n'autorise pas la révolte du pauvre: entre eux, le ciel est juge.

Nous avons examiné saint Ambroise sous des faces diverses ; il nous reste , pour achever de le peindre, à le montrer comme orateur, et principalement comme panégyriste. L'oraison funèbre , dans saint Ambroise , est double ; elle est, si je puis dire, domestique et historique, consacrée à exprimer des regrets de famille ou à déplorer des calamités publiques. Parlons d'abord de la première. Saint Ambroise a fait deux oraisons funèbres sur la mort de son frère , Satyrus, ou plutôt une seule oraison partagée en deux livres ; le second de ces deux livres est plu- tôt une homélie sur la foi, à l'occasion même de

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la mort de Satyrus, qu'une oraison funèbre; nous nous arrêterons donc principalement au premier livre, ou pour parler plus exactement, à la seule oraison funèbre. Le jour qui suivit immédiatement la mort de Satyrus, saint Ambroise apporta lui- même, dans son église, le corps de son frère. L'exorde, simple et vif, est pris de cette circon- stance : « Nous venons , mes frères , d'amener à l'autel du sacrifice, la victime qui m'a été de- mandée, victime pure, agréable à Dieu, Satyrus, mon guide et mon frère. Je n'avais pas oublié qu'il était mortel. Bien loin donc de me plaindre, je dois à Dieu des actions de grâces ; car j'avais toujours souhaité que dans les malheurs qui de- vaient menacer l'Eglise ou ma personne , l'orage tombât plutôt sur moi et sur ma famille. Grâces donc soient rendues au Seigneur, puisque , dans l'alarme universelle nous jette la crainte des barbares qui remuent de toutes parts, j'ai satisfait à la commune affliction par mes chagrins parti- culiers ; et que j'ai seul été frappé , quand j'avais à craindre pour tous; et daigne le ciel agréer ma douleur, en échange de la douleur publique ! »

Ce sentiment patriotique , saint Ambroise y revient encore dans le cours de cette oraison fu- nèbre, et on le retrouve souvent dans ses autres ouvrages ; ce lui est un trait particulier; il est, si je puis ainsi parler, le plus romain des Pères de l'Eglise; il a l'âme de l'ancienne Italie ainsi,

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dans ses Offices, adoptant la classification de Cicéron, dans l'ordre de nos devoirs, après avoir mis an premier rang ce mot : Dieu, que la mo- rale païenne ne connaissait pas, il place immé- diatement, après et avant la famille, la patrie. Les autres Pères latins, sans doute, ne sont pas insen- sibles aux malheurs de Rome; mais ils n'ont pour elle qu'une pitié chrétienne, et non patriotique : Jérôme et Augustin se résignent assez facilement à la chute de Rome. Revenons à Satyrus.

Saint Ambroise, après ce premier épanche- ment de la douleur , réveille les grandes idées chrétiennes de l'immortalité : « L'espérance des gentils, c'est que la mort fasse cesser tous les maux ; quant à nous , qui avons une plus géné- reuse espérance , nous avons une plus facile et plus pieuse consolation ; nous ne perdons pas , nous envoyons devant nous ceux qui nous quit- tent; nous donnons, non pas des victimes à la mort, mais des citoyens à l'éternité. Donc, ar- rêtons nos pleurs. » Mais le chrétien fait vaine- ment violence à sa douleur; le frère reparaît dans l'évêque, et par un mouvement qui part de l'âme, il s'écrie bientôt : « Mais comment, hélas! la source en pourrait-elle tarir , quand à votre nom seul , ô mon frère , je sens qu'elle se rouvre ; quand tout me ramène à votre souvenir ; quand votre image , profondément gravée dans mon cœur, est sans cesse présente à mes yeux ? A tous

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les moments, je vous vois, je vous parle, je vous serre dans mes bras. Durant le silence des nuits, sous la clarté du ciel , j'entends les paroles de consolation que vous m'adressez. La nuit, dont l'approche m'était importune , le sommeil lui- même à qui je reprochais de rompre nos entre- tiens, ils me sont chers maintenant, parce qu'ils me rendent à moi. » Puis, s'oubliant lui-même pour parler à leur sœur commune, à cette sœur, qui est à Rome , solitaire et affligée , il ajoute : « Encore trouvé-je , moi , quelque relâche à ma douleur, dans l'exercice de mes devoirs, dans les travaux du saint ministère ; mais elle , notre pieuse sœur, que deviendra-t-elle ? Console-la, ô toi qui peux pénétrer dans son âme. » Enfin , l'orateur triomphant de sa douleur par sa foi , termine ce discours par un chant de victoire ; ses dernières paroles sont un hymne : « Mon âme est impatiente de quitter ce monde , de voir tes noces , 6 Jésus ! ces noces dans lesquelles ton Épouse est conduite en triomphe de la terre au ciel ; de voir ses lits ornés de roses , de lis et de couronnes! Et quelle autre noce est ainsi parée du sang des martyrs, des lis des vierges et des couronnes des pontifes ? »

Ambroise, nous l'avons dit, a donné à l'éloge funèbre un caractère nouveau. Cette oraison , dans les premiers siècles de l'Église, était surtout consacrée à honorer des vertus chrétiennes ,

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simples et modestes. Si elle avait un côté histo- rique, ce n'était qu'accidentellement. Sans doute, dans l'éloge d'Atbanase, dans l'éloge de Césaire, Grégoire de Nazianze touche à deux grands évé- nements, l'arianisme et la persécution de Julien, événements politiques en même temps que reli- gieux ; mais ce n'est qu'une vue, pour ainsi dire, ouverte sur l'histoire, et que bientôt l'orateur abandonne pour se renfermer dans un cercle, en quelque sorte, intime. Saint Ambroise, lui, trans- porta hardiment l'oraison funèbre dans le champ de l'histoire. Ses sujets, il est vrai, l'y introdui- saient naturellement. Les funérailles qu'il cé- lèbre; ce sont des funérailles de princes, d'em- pereurs. Si l'autorité, ou plutôt la majesté des princes, gagna dans l'imagination des peuples à cette consécration que la religion donnait à leur vie comme à leur mort, la religion elle-même y trouva une source nouvelle d'inspirations; elle en fit le texte éloquent, elle étala la vanité des grandeurs humaines, et dans un dernier hommage rendu à la puissance, lui donna, ainsi qu'à tous les chrétiens, un solennel enseigne- ment. L'oraison funèbre devint ainsi une déco- ration du pouvoir et une des pompes de l'Église. Deux des oraisons funèbres de saint Ambroise offrent surtout à un haut degré un caractère et un intérêt historiques; ce sont : la Consolation sur la mort de Valentinien et Y Éloge de Thebdose.

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Valentinien avait été tué à Vienne, sur les bords du Rhône, en 391, par quelques-uns de ses gardes : il n'avait guère que vingt ans. Saint Àmbroise prononça son oraison funèbre, dans la chaire de Milan, en présence des sœurs de cet infortuné prince. Dans cette oraison funèbre, l'orateur était réduit à louer dans le prince qu'il regrette les vertus privées plus que les ta- lents d'un empereur, l'espérance plus que les fruits , saint Ambroise a des traits touchants. 11 retrace avec émotion les adieux que lui avait adressés Valentinien expirant; puis par un rap- prochement bien naturel , il unit dans ses éloges et ses regrets Gratien à Valentinien : « Heureux l'un et l'autre, si mes prières sont exaucées, tous les jours vous serez présents à ma pensée; dans tous mes entretiens votre éloge viendra se placer sur mes lèvres ; toutes mes nuits vous apporteront le tribut de mes prières : votre nom sera mêlé à toutes nos offrandes. Si jamais je vous oublie, ô couple sacré, ô âmes pacifiques et saintes! que ma langue desséchée s'attache à mon palais. » Puis par un mouvement pathétique, emprunté aux Ecritures : « Comment, s'écrie-t-il , tous les deux ont-ils péri? comment sont morts les puissants ? ô Gratien ! ô Valentinien ! princes chers à mes yeux et à mon cœur, que vos morts sont pressées! que vos cercueils sont proches l'un de l'autre ! 6 Gratien ! 6 Valentinien ! princes

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chers à tous les veux comme a tous les cœurs , avec quelle promptitude la mort a frappé ses coups et rapproché vos tombeaux! » Et dans des regrets qu'il prolonge ? saint Ambroise rappelle, avec un charme attendrissant , son dévouement à ces jeunes princes; avec une réserve délicate, les services qu'il a pu leur rendre, et rattache- ment qui de leur part en fut le prix. C'est au milieu de beaucoup de traits, que le goût ne saurait approuver, l'intérêt de ce discours; ce sera aussi celui de l'oraison funèbre de Théo- dose, que l'intervention personnelle de l'ora- teur : la vie politique de saint Ambroise, ou plutôt son rôle de grand évêque , sert merveil- leusement en lui le panégyriste.

L'éloge de Théodose présentait à l'orateur une riche matière, si riche qu'au premier coup d'œil le talent de saint Ambroise en paraît plutôt accablé que soutenu. Toutefois, si l'on y regarde de plus près, on reconnaîtra que l'évêque de Milan n'a point été au-dessous de son sujet ; il ne le domine pas, mais il l'égale. 11 est vrai qu'il y montre le chrétien plus que l'empereur ; qu'il rappelle les vertus plus que les combats; mais cela même , si je ne me trompe , fait le mérite de son discours. Tout l'intérêt du temps était là. Qui n'est ému, quand l'orateur rappelant cette grande expiation , que par sa bouche l'Eglise avait impo- sée à Théodose pour le massacre de Thessaloni-

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que, et la soumission de ce prince à une péni- tence publique qui, après tout, n'était qu'une publique satisfaction donnée à l'humanité, s'é- crie : « Je l'aimais cet homme, parce qu'il re- cherchait plus les réprimandes que les flatteries : il a pleuré dans l'assemblée des fidèles , le crime que la faute des autres lui avait fait commettre; il n'a pas rougi de faire une publique pénitence , et depuis il n'a cessé de pleurer sa faute. Oui, je l'aimais cet homme de miséricorde , et parce que je l'aimais, je le conduirai dans la région des vivants, et ne l'abandonnerai point que, par mes pleurs , je ne l'aie introduit dans le repos, sur la montagne du Seigneur, la vie est immor- telle, où elle est sans tristesse et sans douleur. » Puis associant l'Italie à ses regrets et à sa justice : ce Ne craignez pas que ces restes d'un grand mo- narque passent sans honneur dans les lieux qu'ils doivent traverser : tels ne sont pas les sentiments de l'Italie, qui a vu les triomphes de Théodose et qui, deux fois affranchie de ses tyrans, honore l'auteur de sa liberté. Ainsi ne pense pas Constan- tinople, qui l'avait vu partir une seconde fois pour la victoire. Maintenant , il est vrai , elle attendait , avec le retour de son prince, des solennités triomphantes et des monuments de gloire. Elle attendait le maître du monde, suivi d'une ar- mée vaillante, escortée de toutes les forces du monde soumis. Mais, aujourd'hui, Théodose re-

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vient plus puissant, revient plus glorieux, recon- duit par la troupe des anges et suivi du chœur des bienheureux. » Cette traduction, nous n'a- vons pas besoin de le dire, est de M. Villemain.

Rassemblons les traits divers qui, comme écri- vain et comme évêque, forment la physionomie particulière de saint Ambroise.

On a le reconnaître : saint Ambroise, au milieu des défauts de son siècle , au milieu de ses défauts particuliers , la diffusion, la recher- che, les traits prétentieux, le mauvais goût enfin, a la qualité qui fait le grand orateur, la sensibilité. S'il n'offre aucun de ces grands mouvements qui frappent dans Tertullien, ou de ces vives images et de ces pittoresques expressions qui se trouve- ront dans Jérôme et dans Augustin, il a une ten- dresse de sentiments qui louche lame, et la dis- pose au recueillement ; son style est agréablement tempéré. Il n'a ni l'élégance travaillée des écoles gauloises, cependant il avait étudié, ni la ru- desse originale du style africain. Son mérite, se- lon nous, est dans la variété et la souplesse d'une imagination plus habile à profiter des ressources étrangères , que forte par elle-même et féconde ; d'une diction, souvent suave et harmonieuse, mais d'une harmonie qui vient plus de la douceur et du calme de la pensée, que du nombre et de la pureté des expressions. Ambroise a d'ailleurs un mérite particulier : le premier des écrivains

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latins ecclésiastiques, il unit en lui le génie ro- main et le génie grec; il se teint des couleurs empruntées à l'Orient ; il a des reflets de Platon et de saint Basile : il forme évidemment une transition entre l'Église latine des premiers siè- cles et l'Église latine du rve et du ve siècle. Il n'a plus pour la littérature profane le superbe dé- dain de Tertullien ; il aime au contraire à en rappeler les souvenirs et les pensées ; on peut même lui reprocher, et saint Jérôme l'a fait, de n'avoir point assez fondu en une seule nuance , qui lui fût propre , ces teintes diffé- rentes et quelquefois disparates. Ambroise, bien qu'il ait d'éclatants mérites, ne présente donc pas, comme écrivain, une physionomie pro- fonde et distincte. Mais si l'écrivain s'efface quel- que peu , l'évêque se montre avec un caractère singulièrement haut et puissant.

Au premier coup d'oeil, cette grandeur ne pa- raît pas» Les qualités d'Ambroise sont si unies, si solides et en même temps si naturelles, qu'il faut la chercher, cette grandeur, plutôt qu'elle ne se découvre d'abord. Ainsi, contre l'arianisme , Ambroise a fait autant qu'Athanase; mais sans moins de fermeté, il l'a fait avec moins de bruit. Assurément, dans ses résistances diverses, Atha- nase ne franchit jamais la limite la hardiesse serait la révolte; cependant, on reconnaît en lui, tout prévoyant et arrêté qu'il est, cet esprit grec i 14

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qu'anime et qu'exalte la lutle : Athanase est l'athlète invincible d'une croyance; est-il tou- jours le chef modéré et prudent du peuple chré- tien ? Je ne l'oserais assurer. Comme Athanase, Ambroise a son église à défendre contre les ariens ; mais, quel que soit le danger qui le me- nace, il reste à son poste, exemple admirable de vigueur tout ensemble et de modération. Atha- nase au contraire s'éloigne. Jusque-là, l'évêque n'avait eu, pour ainsi dire, qu'un troupeau à conduire chrétiennement ; de ce gouvernement , saint Ambroise fait une société civile à laquelle il donne un guide temporel en même temps qu'un guide spirituel : l'Italie désormais peut se passer d'un empereur; elle a un chef : saint Ambroise prépare Grégoire le Grand.

CHAPITRE XI.

SAINT JEROME.

Cette dernière majesté que l'empire devait à Théodose, ne se soutint pas après lui ; ce que sa main puissante avait réuni . se sépara ; les hom- mes, les peuples durent donc songer eux-mêmes à leur sûreté. 11 se fait alors, en effet, dans le monde romain, en même temps qu'une disper- sion effroyable, un singulier travail de recom- position sociale. Les différentes parties de l'em- pire tombent et se détachent de Rome; les Goths, les Àlains, les Vandales, prennent pos- session de l'Italie; Rome, elle-même, va deve- nir leur proie; l'empire se dissout; mais dans cette confusion et cette épouvante , la société trouve se reconnaître et se rassurer. Les mo- nastères se bâtissent, se multiplient, s'organisent pour recevoir les débris épars du monde ro- main ; dans leur enceinte , ou autour d'eux , se forment par groupes, et sous une discipline nouvelle, discipline de l'âme tout à la fois et du corps , des associations civiles et religieuses le travail doit avoir sa place à côté de la

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prière, et contenir, régler ce que la vie contem- plative et ascétique, livrée à elle-même , aurait offert de dangereux. Le législateur de cette so- ciété encore irrégulière, de ces couvents qui de- viennent comme autant de petites patries , ce sera un génie libre et fier, ce sera Jérôme.

Jérôme naquit , vers l'an 331 , à Stridon , sur les confius de la Dalmatie et de la Pannonie : ori- gine un peu barbare, à laquelle il attribuera lui- même quelques-unes des vivacités de sa pensée et de son caractère. Sa famille était riche ; elle lui fit donner une brillante éducation. Il vint à Rome étudier sous les maîtres les plus habiles, sous Donat le commentateur de Virgile , et sous Victorin, rhéteur éloquent et célèbre par sa con- version au christianisme. Rome était alors pleine de séductions auxquelles n'échappa pas la jeu- nesse de Jérôme. Une plume illustre , la plume de M. de Chateaubriand, a rapproché et poé- tiquement retracé cette vie de plaisirs et d'é- tude que menaient alors, à Rome, trois jeunes gens qui devaient être plus tard trois Pères de l'Eglise.

Contre le tourment deTâme et le dégoût du monde, le premier remède de Jérôme fut l'étude : il voulut commenter le prophète Abdias ; mais l'étude étant impuissante à calmer les vivacités de son âge et de son imagination , il eut recours aux voyages. Il quitta donc Rome pour Aquilée, au-

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jourcThui obscur viliage, alors ville florissante; puis il passa dans les Gaules. 11 visita Toulouse, Bordeaux, Autun, Trêves, et fut témoin des ra- vages qu'y firent les barbares. La Gaule ne le retint pas longtemps toutefois : l'Orient sollicitait son ardente imagination. Il se rendit en Syrie avec un prêtre d'Antioche, Évagre. Évagre pos- sédait aux environs d'Antioche un village ap- pelé Maronie ; Jérôme s'y relira d'abord ; puis cette solitude ne lui paraissant plus assez pro- fonde, il choisit, pour s'y ensevelir, les déserts de Chalcis , sur les confins de la Syrie ; que , plus tard, il échangea pour Bethléem.

Enchanté du bonheur qu'il y trouvait , il convie ses amis à venir le rejoindre ; il écrit à Héliodore pour l'engager à rompre tous les liens qui peuvent l'attacher au monde , liens de fa- mille et de devoirs ; et dans son enthousiasme pour le désert, il s'écrie : « Que faites-vous dans le monde, ô mon frère, vous qui êtes plus grand que le monde ? Jusques à quand demeurerez- vous à l'ombre des maisons? jusques à quand serez-vous renfermé dans des villes d'où s'élève une noire fumée ? Croyez-moi , il me semble être ici comme dans un nouveau jour. Délivré du poids accablant de mon corps, je prends un essor plus libre pour m'élancer dans une région pure et sans nuage. » Dans le désert qu'il célé- brait ainsi , il appelait ses amis , Jérôme ne

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trouvait pas cependant toujours le calme qu'il y avait espéré, et qu'il leur promettait. Deux pas- sions de sa jeunesse l'y assiégeaient, les voluptés de Rome et les souvenirs de la poésie. Vaine- ment par la fatigue de l'étude, il apprenait l'hé- breu ; par le travail des mains, par les austérités de jeûne, essayait-il de dompter les révoltes de son corps et de son imagination ; tout y était impuissant : u Oh ! combien de fois , depuis que ie suis venu fixer ma demeure au désert, dans cette vaste solitude qui , dévorée par des cha- leurs sans relâche, ne présente aux solitaires qui l'habitent que les plus sauvages aspects, combien de fois , en imagination, me suis-je cru trans- porté au sein de Rome et de ses voluptés ! plongé que j'étais dans un abîme d'amertumes, je me laissais tomber au fond de ma cellule so- litaire. Un rude sac couvrait mon corps hideux; ma peau noircie , desséchée , me donnait la figure livide d'un esclave. Tout le jour dans les larmes, dans les gémissements ; et si , durant la nuit, le sommeil, en dépit de toutes mes résis- tances , venait parfois fermer ma paupière , à peine avais-je la force de soutenir mon corps qui retombait sur une terre nue. Eh bien , ce même homme qui, pour éviter les feux de l'en- fer, s'était de lui-même condamné à s'ensevelir dans une espèce de prison, où, pour compa- gnie, il n'avait que les bêtes féroces et veni-

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meuses, son imagination le transportait parmi les danses des vierges romaines. Sous un visage défait, abattu par un jeûne opiniâtre, et dans une chair déjà morte avant sa destruction , brû- lait une âme pleine de coupables souvenirs et agi- tée de désirs et de regrets. Implorant du secours et ne sachant plus trouver un asile contre moi-même, j'allais et venais; épuisé, je tom- bais aux pieds de la croix, baigné de mes pleurs qui coulaient à grands flots, et que j'essuyais de mes cheveux : par les. plus rudes austérités, je luttais contre les révoltes de ma chair. Je me souviens d'avoir passé souvent les nuits à crier et à me frapper la poitrine, jusqu'à ce que le Seigneur, dissipant la tempête, eût rendu le calme à mes sens. Cependant, je n'approchais de ma cellule qu'avec effroi , comme si elle eût connu mes pensées ; et , m' armant contre moi- même de courroux et d'indignation, j'allais m'en- foncer dans le plus profond de ma solitude. D'autres fois, égaré sur la cime des montagnes, perdu dans les obscurités du vallon, ou dans les antres des rochers, c'est que je priais , que je domptais une chair criminelle. Quand mes larmes avaient coulé en abondance ; quand mes yeux s'étaient longtemps reposés sur le ciel, plus d'une fois aussi il m'est arrivé de me croire transporté parmi les chœurs des anges. » Les vo- luptés de Rome ne le troublaient pas seules ; une

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autre enchanteresse , la poésie , venait aussi lui apparaître, et excitait en lui des scrupules et des extases qui allaient jusqu'à la vision ; laissons-le parler : « 11 y a plusieurs années , je quittai patrie, père, mère, sœur, parents, dans l'inten- tion d'aller à Jérusalem pour y servir Dieu; je n'emportais avec moi que les livres que j'avais amassés à Rome avec beaucoup de soin et de travail, et dont je ne pouvais me passer. Tel était alors l'excès de ma misère : je jeûnais pour lire Cicéron. Après de longues et de fréquentes veilles , après des torrents de larmes , que le souvenir de mes premières fautes faisait couler de mon cœur, je me mettais à lire Platon ; et lorsque, rentrant en moi-même, je commençais la lecture de quelques-uns de nos prophètes, leur style inculte me rebutait. Séduit et trompé ainsi par les artifices de l'ancien serpent, j'eus une fièvre qui pénétrant jusqu'à la moelle des os de mon corps épuisé par de continuelles austé- rités, et me tourmentant nuit et jour avec une violence incroyable , me dessécha au point de n'avoir plus que les os. Le principe de la vie était à peine soutenu en moi par un reste de chaleur, qui se faisait reconnaître à quelques battements de mon cœur. Tout à coup, il me survint un ravissement ; je me vis transporté en esprit devant un tribunal. Là, ébloui de l'éclat qui jaillissait du trône le juge était assis, je

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tombai prosterné contre terre, n'osant seulement pas lever les yeux, quand, interrogé sur ma pro- fession, je répondis : Je suis chrétien. Tu mens, me répliqua le juge ; tu n'es pas un chrétien , mais un cicéronien. Je n'avais rien à répondre. Muet, déchiré par les remords de ma conscience, je n'avais de force que pour pousser de profonds gémissements. Ayez pitié de moi, Seigneur! c'étaient les seules paroles que je pusse faire entendre. A la fin, on demanda ma grâce en fa- veur de ma jeunesse; on promit pour moi que je ne lirais plus aucun des auteurs profanes ; je le promis moi-même avec serment : on me remit en liberté. Revenu à moi, je me retrouvai sur la terre, les yeux baignés de larmes qui cou- laient si abondantes, que les assistants s'en éton- nèrent, et purent aisément reconnaître combien j'avais eu à souffrir. » Telles étaient ces luttes de Jérôme, qui aboutissaient à des visions extati- ques. Jérôme tint parole. « Vous le savez, écrit- il plus tard , il y a plus de quinze ans qu'il ne m'est tombé dans les mains un Cicéron, un Vir- gile, aucun auteur profane; et si parfois, dans mes conversations , il s'en rencontre quelque passage , ce n'est qu'un songe d'autrefois qui a laissé dans la mémoire une idée confuse. »

D'autres soucis venaient encore troubler sa solitude. Les controverses religieuses, et princi- palement la question des hypostases, avaient pé-

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nétré dans les solitudes de Chalcis, et causé parmi les moines une agitation et une curiosité de demandes qui fatiguaient Jérôme ; il ne dis- simula pas assez son mépris pour ces turbulents solitaires, et bientôt leurs menaces et leurs per- sécutions le décidèrent à quitter le désert. Il re- vint à Antioche, auprès de son ami Evagre. C'est que, malgré ses scrupules et sa résistance , il fut ordonné prêtre par Paulin d'Antioche. 11 alla ensuite à Jérusalem visiter les lieux saints ; puis, il se rendit à Constantinople, il entendit Grégoire de Nazianze. Rome enfin le revit : le pape Damase l'y avait appelé pour l'aider à ré- gler les affaires d'Orient et d'Occident. A Rome, Jérôme, avec d'illustres amitiés, retrouva des inimitiés nombreuses qui l'y avaient précédé, et que sa présence ne devait pas calmer, non plus que l'honneur que lui avait fait le pape Damase. Damase mourut , et son successeur n'eut pas pour Jérôme la même déférence. La malveil- lance en profita ; il y eut contre Jérôme un sou- lèvement général. Ses censures trop vives contre quelque prêtres étaient le motif de ces inimi- tiés; en voici les prétextes.

Jérôme était lié avec les femmes les plus illus- tres de Rome, avec les descendantes des Fabius, des Paul Emile et des Scipions. Cette familiarité spirituelle fut calomniée. Longtemps Jérôme se contenta de repousser avec indignation ces atta-

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ques de la malveillance; à la fin, si prêt, si ardent qu'il fût à la lutte, tant de haine et d'injustice le lassa. Il prit le parti de quitter Rome. Le désert sans doute aussi le rappelait. DansPvome, il était à l'étroit, et ses yeux ne pouvaient oublier ce ciel de l'Orient qu'ils avaient vu. En partant, il laissa ces adieux éloquents , qui seraient en même temps , s'il en avait besoin , une éclatante justification :

« Noble Asella , c'est ainsi que je vous écris à la bâte, au moment de m'embarquer, triste , les yeux baignés de larmes. Insensé que j'étais! je voulais chanter le cantique du Seigneur sur une terre étrangère, et j'ai abandonné le mont Sinaï pour les vaines espérances de l'Egypte. Je ne me souvenais plus du voyageur de l'Évangile qui, à peine sorti de Jérusalem, tombe dans les mains des voleurs qui le dépouillent , l'accablent de coups et le laissent pour mort. Saluez Paule et Eustochia , mes filles en Jésus-Christ ; saluez Albina leur mère , et dites-leur : Nous serons tous un jour devant le tribunal de Dieu , chacun comparaîtra avec ses œuvres. Adieu, mo- dèle de la plus pure vertu; souvenez-vous de moi, et, par vos prières, apaisez les flots sur ma route. »

Parti de Rome , Jérôme ne se rendit pas de suite dans la solitude qu'il ne devait plus quit- ter. Mais, comme pour dire un dernier adieu au

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monde, et épuiser cette inquiétude qui ne l'a- bandonnait jamais entièrement, il visita l'île de Chypre, Antioche, Jérusalem, l'Egypte : Beth- léem fut enfin le terme de sa course.

Il n'y fut pas longtemps seul. Quelques-unes de ces illustres femmes qui l'avaient connu à Rome, l'y rejoignirent, poussées moins encore par le besoin qu'elles avaient de sa parole, que par le désir qui saisissait les plus belles âmes de chercher dans la solitude un abri contre les tristesses et les ruines d'un monde qui s'écrou- lait : telles furent Paula et sa fille Eustochia. Paula bâtit un monastère pour les hommes et trois monastères pour les femmes; Jérôme en eut la direction. Les monastères prennent en ce moment un caractère grave et nouveau. Ce n'est plus seulement le besoin d'une vie ascétique, plus rigoureuse, le désir enthousiaste de la soli- tude qui poussent tout un peuple d'hommes et de femmes à se séparer de la société. Les mo- nastères ne sont plus un isolement, mais le germe d'une société nouvelle qui se forme au milieu des morcellements de la société ancienne, Quel trouble, en effet, dans le monde! et dans un seul empire, que d'empires s'écroulent! Du fond de sa solitude, Jérôme contemple et décrit avec une pittoresque imagination et tout en- semble une remarquable exactitude historique, ces catastrophes contre lesquelles le désert même

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n'était pas un sur asile : « D'une extrémité du monde à l'autre, l'empire s'écroule. L'Orient semblait être à couvert de ces malheurs; et voilà que pendant le cours de l'année qui vient de s'écouler, des loups sortis, non de l'Arabie, mais du milieu des rochers les plus reculés du Cau- case, sont venus fondre sur ces vastes provinces avec la rapidité du torrent. Que de monastères sont devenus leur proie ! Que de fleuves ils ont teints de sang humain ! Antioche assiégée par eux, toutes les villes que baignent l'Halis, le Cydnus, l'Oronte et l'Euphrate, menacées par les armes; des troupeaux de captifs emmenés loin de leur pays ; l'Arabie , la Phénicie , la Pa- lestine, l'Egypte, muettes d'épouvante; » et ail- leurs, il peint « ces barbares qui, montés sur de légers chevaux, paraissent en mille endroits à la fois, portant partout le carnage et la consterna- tion. » La Gaule qui est plus particulièrement exposée à leur fureur : « Une prodigieuse multi- tude de nations cruelles et barbares s'est em- parée de toutes les Gaules. Tout ce qui est entre les Alpes et les Pyrénées , entre l'Océan et le Rhin, a été en proie aux Quades , aux Vandales, aux Sarmates, aux Alains, aux Gépides , aux liérules, aux Saxons, aux Bourguignons, aux Alle- mands et aux Pannoniens, qui en ont fait un vaste théâtre de deuil. Mayence, cette ville autrefois si considérable, tombée en leur pouvoir, a été

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ruinée de fond en comble ; elle a vu égorger dans ses temples plusieurs milliers de ses habi- tants. Reims, cette ville si forte, Amiens, Arras, Térouenne,Tournay, Spire, Strasbourg, toutes ces villes sont aujourd'hui sous la domination des Al- lemands. Les barbares ont ravagé presque toutes les villes d'Aquitaine, de Gascogne et des provin- ces lyonnaises et narbonnaises. L'épée au dehors, au dedans la faim, tout conspire à leur ruine. » Rome elle-même n'échappa pas à ce désastre.

se réfugiaient alors ces restes de la fureur des barbares , ces débris du monde romain ? Dans l'asile qu'avait préparé la piété des des- cendantes des Scipions et des Marcellus : c'était l'expiation de la conquête de l'univers ; ainsi se trouvaient sanctifiées les dépouilles opimes. Chaque jour donc arrivaient à Jérusalem les plus illustres familles, ainsi que les plus obscures; confondues dans l'égalité du malheur et de la piété, elles venaient s'abriter à la crèche de Beth- léem : les hôtes de ces monastères, c'étaient les débris d'un empire.

Si grand cependant que fut ce bruit d'un monde qui tombait avec tant de fracas, il ne pouvait effrayer la pensée chrétienne et la dis- traire de ses profondes et habituelles médita- tions sur les desseins de la Providence. Ce monde qui s'en allait, il avait été condamné ; il devait faire place à un monde nouveau. Aussi, au mi-

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iieu même de sa sympathie pour les malheurs qui accablent Rome, Jérôme ne se peut-il dé- fendre d'une certaine joie : « Rome est devenue, pour la gentilité, une espèce de désert ; ces dieux qui recevaient les hommages des nations, n'ont plus d'asile que les greniers qu'ils habitent avec les oiseaux de nuit. L'étendard de la croix flotte avec honneur parmi nos légions ; l'Egypte, de- venue chrétienne, a consacré au vrai Dieu les dépouilles de Sérapis; Jupiter tremble pour ses autels. Peuplées de solitaires, l'Inde, la Perse, l'Ethiopie , répandent au loin de saintes colo- nies. L'Arménien a mis bas son carquois; les Huns font retentir leurs déserts du chant de nos cantiques sacrés. Les Gètes se rassemblent dans leurs tentes , comme en autant d'églises , pour chanter les louanges du Seigneur. » Ainsi Rome chrétienne s'élevait sur les ruines de Rome païenne et enivrée du sang des martyrs. Au sein de Rome, le christianisme obtenait des victoires qui lui devaient être plus chères. Dans celte même lettre, il nous peint les progrès de l'É- vangile chez les peuples barbares , Jérôme nous montre, dans la maison d'un pontife consacrée au culte des idoles, sa petite-fille faisant retentir le nom et la louange de Jésus-Christ; et au dé- clin des ans, le pontife , le grand-père aimant à tenir sur ses genoux sa jeune fille, vouée, par sa mère, à la virginité chrétienne! Aussi ailleurs,

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Jérôme, célébrant cette victoire, s'écrie-t-il, en s'adressant à Rome : « Et toi qui as effacé par la confession du nom de chrétien , le mot de blas- phème que tu portais écrit sur ton front! cité puissante, maîtresse de l'univers, remplis tes destinées, justifie ce nom de Rome, c'est-à-dire, de force et d'élévation, en te montrant grande par tes vertus. Ton capitole n'est plus; les autels et les sacrifices de Jupiter sont détruits; pour- quoi en retiendrais-tu le nom et les vices ? »

Ce n'était point assez ; il fallait de ces ruines faire sortir un monde nouveau ; il fallait donner, non pas seulement à la société chrétienne en général, si dispersée elle-même et si troublée par les barbares, mais à chaque chrétien en par- ticulier, une règle qui le pût guider dans cette confusion du monde. Les monastères avaient la leur; mais si vastes , si nombreux qu ils fussent , les monastères n'abritaient pas et ne pouvaient abriter toute la famille chrétienne : si les vierges, si les veuves y entraient, l'enfant, la mère n'y pénétraient pas. Les instructions de Jérôme iront donc les chercher dans cette Rome désolée, dans ce monde condamné qu'ils n'ont pu quitter, et leur porter, avec les enseignements de la re- ligion , les plus douces paroles de la tendresse chrétienne.

Jérôme a donné sur l'éducation des enfants, et des filles en particulier, des conseils empreints

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du sceau de la plus profonde expérience , de la plus délicate sollicitude. Ses conseils sont sim- ples d'ailleurs : marquer du cachet chrétien les premières pensées, les premiers travaux et même les premiers jeux de l'enfance ; imprimer insen- siblement, mais fortement dans son esprit et son âme, la croix du Christ , tel est tout le système d'éducation de saint Jérôme : « Car l'enfance est une nature molle et flexible ; dans une ri- gole, l'eau suit le doigt qui la conduit; ainsi l'enfance suit, pour le bien comme pour le mal, la route qui lui est tracée. » Vaut-il mieux, pour la prémunir, initier la jeunesse au mal qu'elle rencontrera plus tard ? Jérôme ne le pense point. « Il peut y avoir, dit-il, plus de vertu à mépriser la volupté qui est sous vos yeux; mais j'estime que la continence est mieux assurée, à ignorer ce que l'on doit chercher. » Ainsi ne pensait point le philosophe de Genève, alors que traçant le plan de sa chimérique éducation, il faisait de la connaissance du mal comme la condition de la pudeur et la sécurité de la vertu.

Si l'enfant, si la jeunesse ont besoin de con- seils et de guides, il est, dans la discipline chré- tienne, des âmes qui n'en réclament pas moins. La veuve chrétienne a des devoirs que ne con- naissait pas le paganisme. Rester fidèle à la mémoire d'un époux, c'est le moindre de ces devoirs ; elle se doit à elle-même , elle doit h la i 15

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religion un autre culte et plus difficile au milieu des périls auxquels elle peut être exposée, des révoltes ou des défaillances d'une chair qui, n'ayant plus l'innocence , doit conserver la pu- reté. Cette chair, toujours prompte à se rani- mer, il la faut éteindre; éteindre par la solitude, par la mortification, par le jeûne, par la prière, par toutes ces pratiques qui sont le rempart de la fragilité et la garantie de la vertu chrétienne. Jérôme ne tarit pas sur ces préceptes qui forment comme un code aussi complet que sage de la conduite des veuves chrétiennes.

Mais, au milieu de ses sollicitudes pour l'en- fance , la jeunesse et le veuvage , le soin et la prédilection en quelque sorte de Jérôme sont pour la vierge. C'est elle qu'il dirige , qu'il en- toure de ses plus affectueux conseils; elle, dont, sous mille formes diverses, il a peint l'idéal pur et touchant. Reprenant en quelque sorte l'image déjà tracée si heureusement par Cyprien et par saint Ambroise, il y ajoute de nouvelles et char- mantes couleurs. Dans cet amour de la virginité chrétienne, Jérôme ne sut pas s'arrêter, et l'éloge de cette vertu devient presque sous sa plume la condamnation du mariage; aussi eut-il, à cet égard , à se défendre d'accusations qui , pour vives qu'elles fussent, n'étaient pas sans fonde- ment.

Ainsi, le travail des mains, les grands travaux

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sur l'Écriture sainte, la direction des âmes, la discipline de la société chrétienne occupaient l'activité infatigable et le génie ardent de Jé- rôme. Au milieu des ruines qui s'amoncelaient sur le monde ancien, il élevait l'édifice nouveau du spiritualisme chrétien , qui devait être la vie nouvelle. Son vaste et perçant regard en em- brassait tous les détails ; il en pénétrait les obscurités les plus profondes et les plus délicats mystères. Tel est, en effet, le caractère de ce rare génie : il unit la douceur à la vivacité , l'é- nergie à la grâce , la connaissance habile du cœur humain aux aspirations les plus sublimes de la pureté chrétienne ; âme ardente et sen- sible, emportée et calme tour à tour, il semble- rait ne pouvoir, ne devoir parler que le langage des prophètes, et il sait cependant pour l'enfant, pour la vierge, pour la mère elle-même, quand elle est frappée dans ses entrailles , dans ceux qu'elle a mis au monde, il sait les plus simples , les plus douces et les plus affectueuses paroles.

Cette âme tendre de Jérôme et sa vive imagi- nation ne se montrent nulle part mieux que dans les oraisons funèbres qu'il a consacrées à la mémoire des personnes qui faisaient, à Beth- léem, sa société spirituelle et sa famille chré- tienne; triste mais touchant ministère! Dans ses dernières années , nous voyons Jérôme assister aux funérailles de tous ceux qu'il a aimés, celé-

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brer la mort de cette enfant qu'il avait tenue entre ses bras, pour laquelle il avait écrit sa lettre sur l'éducation, Lœta, la fille de Paula.

Mais la blessure la plus profonde qu'il reçut, fut celle que lui causa la mort de son cher Né- potien. Népotien était comme le fruit de ses en- trailles ; il l'avait élevé, il l'avait formé pour être l'honneur du sacerdoce. C'est à Népotien qu'il adressait , pour Népotien qu'il avait écrit cette lettre prenant sans doute pour modèle les vertus qu'il voyait dans le neveu d'Héliodore, il traçait d'après lui l'idéal du prêtre chrétien. Plein de sa douleur il s'écrie : « Népotien, mon fils, le vôtre, noire bien à tous deux, Népotien nous a abandonnés, nous, sur le déclin delà vie. A la place de ce brillant espoir qui nous promettait un successeur, il ne nous reste qu'un tombeau. À qui désormais Jérôme consacrera-t-il ses veilles laborieuses ? Dans quel sein épan- chera-t-il ses plus secrètes pensées ? est-il, cette âme de mes travaux , qui les animait par des sons plus doux que les derniers chants du cygne ? Mon esprit accablé demeure sans force ; ma main est tremblante ; un voile épais s'est appesanti sur mes yeux; ma langue est incapable de rien articuler; en vain voudrais-je parler; Népotien ne m'entend plus. Autrefois, c'étaient les enfants qui venaient faire à la tribune l'éloge de leurs pères, en présence de leurs dépouilles

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mortelles; aujourd'hui Tordre naturel est ren- versé; le tribut que la jeunesse devait à nos cheveux blancs, c'est nous, vieillards, qui le lui payons. » Puis après avoir retracé les vertus de Népotien et s'être, autant qu'il le pouvait, con- solé de ce trépas par cette idée que Népotien par une mort prématurée et chrétienne avait échappé aux malheurs qui accablaient le monde, Jérôme descendant, un peu tard, de cette hauteur avec Xerxès il se donnait le spec- tacle des calamités humaines , abaisse sur lui- même ses regards, et par un retour éloquent : « Chaque jour, dit-il, chaque jour nous mou- rons, chaque jour nous changeons, et néanmoins nous nous croyons éternels. Le temps même que j'emploie ici à dicter, à écrire, ne fait plus partie de ma vie. Nous nous écrivons souvent ; nos lettres passent les mers ; et chaque sillon que le vaisseau trace dans Tonde, emporte un mo- ment avec lui. »

Jérôme eut ainsi successivement à dire un dernier et éloquent adieu à ces nobles Romaines, à ces vierges chrétiennes qui avaient vécu de sa parole et de sa foi, Marcelle, Blésille, fille de Paule, Paule elle-même , Fabiole, l'héritière des Fabius, Pauline, épouse de Pammaque, toutes héroïnes de la piété, toutes pauvres au sein des richesses et sanctifiant leur grandeur par leur humilité.

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L'oraison funèbre dans saint Jérôme em- prunte un caractère particulier des circonstan- ces où elle est prononcée , de la modestie de celles qui en sont l'objet. A proprement par- ler ce ne sont point des oraisons funèbres; ce sont des lettres, des lettres de consolation et pour l'orateur et pour les familles auxquelles il les adresse, et aussi pour la chrétienté à qui doit profiter l'éloge. Toutefois on sent que dans ce cercle restreint , Jérôme est mal à son aise ; il en sort souvent, et semble parler plutôt du haut d'une tribune , que du fond de la solitude de Bethléem. Il y a parfois dissonance entre la voix de l'orateur, et si je le puis dire, l'enceinte do- mestique où elle s'élève. D'un autre côté cette fa- miliarité a ses avantages : elle permet à Jérôme plus d'abandon et de mouvement; je voudrais pouvoir dire plus de naturel. Mais si l'émotion est vraie, l'expression ne l'est pas toujours. Les allusions classiques, les souvenirs profanes, con- traires au goût non moins qu'ils l'étaient à la foi de Jérôme , les citations peu discrètes altè- rent parfois le sentiment, et nuisent à la fran- chise de la pensée. Quoi qu'il en soit, l'éloquence s'y trouve souvent, car l'orateur y a mis son âme. L'oraison funèbre dans Jérôme ressemble à ces louanges libres et viriles que, dans les premiers siècles de Rome, les grandes familles adressaient, par la bouche du parent le plus illustre, à la me-

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moire de ceux qui les avaient honorées. Mais qui l'eût dit, que le dernier panégyriste des Camille et des Fabius dût être saint Jérôme ?

La vie et les ouvrages de saint Jérôme ont dans leur variété un ensemble qu'au premier coup d'œil ils ne semblent pas offrir. A Beth- léem en effet comme à Rome, dans ses Lettres comme dans ses différents Traités de contro- verse, Jérôme ne poursuit qu'un but, la direc- tion des âmes ; ses voyages ainsi que ses études s'y rapportent. Au sein du désert, dans la soli- tude des monastères; à Rome, au milieu de ses luttes, sa constante pensée est de graver dans la conscience chrétienne une règle qui la puisse guider; d'y répandre une lumière qui l'éclairé au milieu des ténèbres et des ruines que l'igno- rance et les barbares vont amonceler et épaissir. Jérôme possède au plus haut degré cette science des âmes. Tout l'y avait préparé : les erreurs mêmes de sa jeunesse , la sensibilité de son cœur non moins que la vivacité de son imagination et la pénétrante délicatesse de son esprit. Telle est l'ardeur de son âme, que sa pensée, même so- litaire , a cette émotion qu'ordinairement don- nent seules la lutteet la foule : il est éloquent, la plume à la main. Ecrivain , comme d'autres sont orateurs, il improvise et ne compose pas. Il le dit, et on le sent, ses pensées courent, se pré- cipitent rapides et enflammées ; et dans cet élan

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vif et soutenu de la pensée, le tour est toujours naturel, l'expression pittoresque. Nul écrivain n'a eu plus d'imagination dans le style, parce que nul n'a eu plus de sensibilité dans l'âme. La vivacité de sa jeunesse, contenue et enfin apai- sée , s'est tournée en une inépuisable fécondité de sentiments tendres, délicats, patbétiques. C'est dans son cœur qu'il a trouvé le secret des autres; c'est de qu'il a fait jaillir cette source abondante de la spiritualité chrétienne : pieuses délicatesses, pudiques mystères, saints scrupules qui forment le fond d'une vie nouvelle. De son âme encore s'épanchent incessamment ces riches images, ces tours rencontrés, ces mouvements qui sont autant de vives et impétueuses saillies, toutes qualités qui font du style de Jérôme un charme et une surprise continuels. Sa brillante imagination , ses passions frémissantes , quoique domptées, son amour mal vaincu de la litté- rature profane, le contraste de l'austérité de la vie et de la fougue du naturel , tout donne à la pensée de Jérôme une singulière et saisissante émotion.

Aussi du fond de sa solitude , simple prêtre , Jérôme a-t-il exercé la plus puissante influence sur la société chrétienne. Sa parole inégale, sou- ple et gracieuse le plus souvent , mais quelquefois aussi rude et âpre, toujours sincère, avait une souveraine autorité. La grotte de Bethléem fixait

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les regards du monde chrétien; dans son désert, Jérôme était l'oracle de l'Eglise : ses censures étaient redoutées, autant qu'étaient religieuse- ment suivis ses conseils. Au sein de Rome, il eût été moins puissant. Du reste cet isolement même de Jérôme, qui convenait à son génie, convenait aussi à la situation se trouvait alors la société chrétienne. Dispersée en mille liens, vivant, ici, dans un désert, là, dans un monastère, fuyant pour ainsi dire à chaque instant devant les bar- bares, il lui fallait pour la guider, moins une règle fixe et absolue , qu'une voix toujours présente et chérie. Jérôme fut celte voix; voix qui se fit entendre, à chaque moment et en tous lieux, dans l'Orient comme en Italie , dans les Gaules comme sur les bords du Rhin. Pour Jérôme, ces différents groupes delà société chrétienne, épars çà et là, formèrent un tout. Il n'y eut plus de solitude. Cette voix, tour à tour douce et grave, triste et enthousiaste, voix de science et de piété, elle suit, elle anime, elle contient, elle console les consciences chrétiennes; elle est, dans les temps de confusion, la règle au milieu du monde, la règle dans le désert, la règle surtout au fond de l'âme chrétienne. En un mot, Jérôme a été le plus grand des solitaires, comme Augustin sera le premier des évêques.

CHAPITRE XII.

RUFFIN. L'ORIGÏNISME,

Quand pour la première fois Jérôme se retira au désert , plusieurs amis l'y suivirent; l'un y vé- cut quelque temps avec lui; deux autres, Inno- cent et Hylas, à peine arrivés, y moururent; un quatrième enfin le quitta pour visiter l'Egypte. Affligé de cette dernière séparation, Jérôme écri- vait à un ami commun , Florentins : « J'ai appris que notre frère, avec qui je suis uni parles liens les plus étroits de la charité , est arrivé d'Egypte à Jérusalem; je vous prie de lui remettre la lettre que j'ai jointe à celle que je vous écris. Ne jugez pas, mon cher Florentius, de mon mérite par le sien. Vous verrez briller en sa personne des caractères de sainteté. » Ce frère , c'était Ru Afin. Dans d'autres lettres se retrouvent ces témoignages d'estime et d'amitié.

Ruffin naquit, vers 346, à Concordia, petite ville du territoire d'Aquilée. Encore simple caté- chumène, il avait fait, dans un monastère de cette ville, la rencontre de Jérôme. En 370, il se rendit à Rome ; à Rome , il forma le dessein de passer

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en Orient. Une jeune veuve , Mélanie, avait eu la même pensée; mais elle ne l'exécuta que deux ans après. A cette époque donc , Mélanie , après avoir employé six mois à visiter les monastères et les solitudes de l'Egypte , se fixa à Jérusalem elle embrassa la vie religieuse. Ruffin, qui pendant le même temps avait visité les monas- tères d'Egypte, vint l'y rejoindre; et bientôt ils établirent une double communauté religieuse : communauté de femmes, sous la direction de Mélanie, communauté d'hommes que Ruffin lui- même dirigeait. Sur ces entrefaites, Jérôme s'é- tablissait aussi à Jérusalem ; et cette circonslance vint d'abord resserrer les liens d'amitié qui déjà l'unissaient à Ruffin. En 377, cette amitié durait encore; car à cette époque Jérôme, dans sa chronique, parle de Ruffin. Il lui écrit : « Oh! si par une grâce particulière je pouvais aujour- d'hui être transporté auprès de vous, avec quelle ardeur je vous serrerais dans mes bras! mais comme je ne mérite pas une telle faveur, je vous envoie, à ma place, cette lettre comme une chaîne que l'amour même a tissue pour vous attirer jusqu'ici. » Douces paroles d'amitié que devaient, nous allons le voir, remplacer sans retour d'amères invectives ! Du reste ce qui peut excuser ces vivacités de Jérôme, c'est le péril dont il croyait l'Église menacée.

Origène avait composé sous le titre : Des prih-

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ripes, un ouvrage qui semblait renfermer le germe de l'arianisme et contenait sur plusieurs questions de dogme des opinions qui de bonne heure avaient inquiété quelques consciences. Cependant depuis deux siècles environ cet ouvrage jouissait de l'assentiment de l'Eglise grecque, et il n'avait pas éveillé les défiances de l'Église latine qui probablement le connaissait peu. Les querelles terribles et récentes de l'aria- nisme lui inspirèrent les premières inquiétudes sur Origène , et bientôt les discussions devinrent très-vives. Saint Épiphane en attisa encore le feu. Épiphane était venu à Jérusalem, il avait reçu l'hospitalité de Jean , évêque de cette ville. Dans son zèle, plus ardent qu'éclairé, Épiphane voulut que Jean se prononçât contre Origène. C'est à ce moment que Jérôme et Ruffin se mê- lèrent à la discussion.

Pour éclaircir ces questions obscures , car la plupart de ceux qui disputaient sur Origène ne le connaissaient pas, Ruffin entreprit de tra- duire l'ouvrage qui donnait lieu à de telles con- troverses. Dans sa préface, il s'autorisait de l'approbation de Jérôme. Soit que Ruffin n'eût pas toujours exactement rendu le sens d'Ori- gène , soit qu'en effet Origène , mieux connu de l'Église latine, eût plus frappé son sévère esprit qu'il n'avait fait l'esprit souple de l'Eglise grec- que , toujours est-il que cette traduction produi-

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sit un effet entièrement contraire à celui qu'on en attendait : elle jeta l'alarme dans l'Eglise. Averti par la publique frayeur, Jérôme s'in- quiéta; il fut surpris de cette approbation dont Ruffin s'était couvert, et il fit connaître à ses amis ses véritables sentiments. La guerre toute- fois n'était pas sérieusement engagée. Jérôme n'avait point de suite oublié sa vieille amitié; il écrit à Ruffin pour le conjurer de désavouer ses erreurs, et l'engage surtout à ne les point ap- puyer de son approbation. Les avis de Jérôme étaient encore les conseils et les vœux de l'ami- tié. Ils furent écoutés, et l'heureuse médiation de Mélanie acheva de réconcilier Ruffin et Jérôme ; mais cette réconciliation fut de courte durée. Ruffin , Jérôme le lui reprocha du moins, aurait continué à faire passer Jérôme pour un partisan exclusif d'Origène et à lui donner des éloges qui, en paraissant l'honorer, n'avaient d'autre but que de le compromettre et de couvrir l'erreur de l'autorité de son nom. La lutte alors recom- mença, ardente, opiniâtre de part et d'autre; et loin de se modérer au souvenir d'une ancienne amitié, elle sembla, comme il arrive trop sou- vent, s'en animer et s'en aigrir. Jérôme après avoir, dans différentes lettres , fait connaître à ses amis ses véritables sentiments sur Origène , composa plusieurs traités il repoussait et ré- futait les erreurs d'Origène. Sa justification n'ai-

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lait pas sans attaques à Ruffin. Ruffin repondit à Jérôme par deux apologies. Il lui reproche, entre autres griefs, d'occuper quelques-uns des jeunes solitaires qu'il avait auprès de lui , à Jé- rusalem , à copier les œuvres de Virgile , au lieu des saintes Ecritures qu'ils devaient transcrire. Le reproche avait pu être fondé ; nous savons par Jérôme lui-même quelle avait été sa faihlesse , ses rechutes pour la littérature profane; mais je crois qu'alors il était rétrospectif.

Cette lutte affligeait l'Église. Un homme . un évêque s'offrit comme médiateur. 11 écrit à Jé- rôme ; « Je ne suis pas peu consolé , lorsque je pense au désir réciproque que nous avons de nous voir, quoiqu'il demeure un désir et n'aille pas jusqu'à l'effet. Mais cette pensée réveille en même temps l'extrême douleur je suis de voir, qu'après avoir été avec Ruffin dans l'état nous souhaiterions être; après vous être nourris ensemble, durant tant d'années, du miel des saintes Écritures, on vous trouve présentement pleins de fiel l'un contre l'autre, et dans une si grande division. » Après quelques douces et dé- licates pensées, cet ami, dans une admirable effusion de charité chrétienne, ajoute : « Si je pouvais vous rencontrer l'un et l'autre, je me jetterais à vos pieds dans le transport de ma douleur et de mes craintes ; je les baignerais de mes larmes , et avec tout ce que j'ai de tendresse

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et de charité pour vous , je vous conjurerais et par ce que chacun de vous se doit à lui-même , et par ce que vous vous devez l'un à l'autre, et par ce que vous devez à tous les fidèles, je vous conjurerais de ne pas répandre l'un contre l'autre des écrits que nul de vous ne pourra plus supprimer, et qui par cela seul seront un obstacle éternel à votre réconciliation , ou au moins un levain que vous n'oseriez toucher, quand vous seriez réunis , et qui , à la moindre occasion , pourrait vous aigrir et vous armer l'un contre l'autre. seront après cela les cœurs qui ose- ront s'ouvrir l'un à l'autre? sera l'ami dans le sein duquel on pourra répandre en sûreté ses plus secrètes pensées , sans crainte de l'avoir quelque jour pour ennemi, puisque Jérôme et Ruffin n'ont pu demeurer unis? O misérable condition de l'homme ! 6 qu'il y a peu de fond à faire sur le cœur de ses plus intimes amis ! » Ainsi s'exprimait Augustin. Triste inconstance, en effet, des amitiés humaines; mais spectacle plus triste encore que celui de la haine quelles laissent au fond du cœur, quand elles viennent à périr ! Serait-il vrai que cette inimitié de saint Jérôme n'ait point cessé même à la mort de Ruf- fin; et serait-ce à Ruffin qu'il faudrait appliquer ces paroles Jérôme se félicite de la mort du serpent qui ne fera plus entendre ses impurs sifflements ?

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Origène et son traducteur étaient -ils cou- pables des erreurs qu'on leur imputait ? dans les temps anciens et dans les temps modernes, ils ont tous deux trouvé des apologistes, et la question , plus souvent résolue affirmativement , n'a jamais été entièrement décidée. Dans tous les cas, si l'orthodoxie de Ruffin pouvait être mise en doute, sa piété ne saurait être contes- tée. Esprit doux, solitaire , laborieux , plus fait pour l'étude que pour la lutte , il a par sa science rendu de grands services à l'Église. Nous le retrouverons.

CHAPITRE XIU.

SAINT AUGUSTIN.

Augustin naquit vers 354 , sous l'empire de Constance , à Tagaste, ville de Nnmidie. 11 com- mença dans cette ville ses études qu'il alla con- tinuer a Madaure, la patrie d'Apulée, et qu'il acheva aux écoles de Carthage. A Carthage, élève et bientôt maître, Augustin vit sa jeunesse emportée à ces plaisirs dont il nous a laissé de si vives peintures et des regrets si éloquents. Ce- pendant saisi d'inquiétude et d'ennui au sein même de celte ivresse, et touché quoique non vaincu encore par les prières et les larmes de sa mère; fatigué aussi de l'indiscipline et de l'in- constance de ses élèves d'Afrique, il quitta Car- thage pour Rome, espérant y trouver des dis- ciples plus fidèles et moins de séductions. Mais Rome ne lui devait pas être un moindre écueil que n'avait été Carthage. A Rome, en effet, Augustin retrouvait et plus faciles et plus nom- breux les enchantements de Carthage. Mais il y fut aussi plus vivement poursuivi de ces inquié- tudes morales qui déjà, dans la ville africaine, i 16

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étaient venues troubler ses joies coupables. Rome ne le retint donc pas longtemps , et bientôt poussé par les secrets desseins de la Providence il quitta cette ville pour Milan , il ne cher- chait qu'une chaire de rhétorique, et il re- connut, en entendant saint Ambroise, la voix qui depuis si longtemps parlait à son cœur. Malgré cet avertissement, il doutait encore, ou plutôt ses passions résistaient à la foi qui avait pénétré en lui : « Asservi par l'infirmité de ma chair à ces voluptés qui donnent la mort, je traînais après moi ma chaîne , craignant d'en être délivré. » Il a raconté et bien souvent d'a- près lui on a retracé la lutte violente qui s'éleva en lui, ce coup de la grâce qui abattit toutes ses résistances et fixa toutes ses irrésolutions : « Dans le combat que je livrais hardiment à mon cœur, l'esprit rempli du trouble qui se peignait sur tous les traits de mon visage , je me tournai tout à coup vers Alype , et m'écriai : en sommes-nous ? Qu'est-ce que cela ? Que venons- nous d'entendre? Quoi! les ignorants s'empres- sent; ils ravissent le ciel; et nous, avec notre science, nous nous roulons dans la chair et dans le sang. Je lui dis ces paroles et quelques autres à peu près semblables. Alype me regardait en silence et frappé d'étonnement. En effet, le son de ma voix avait quelque chose d'extraordinaire; et mon front, mes joues, mes yeux, la couleur

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de mon visage et celte altération même de ma voix, mieux que mes paroles, disaient ce qui se passait alors dans mon âme.

« Il y avait dans la maison que nous habitions un petit jardin. Le trouble de mon cœur m'y avait poussé , dans la confiance que personne ne viendrait «l'interrompre au milieu de ce violent combat que je me livrais à moi-même, et dont vous connaissiez , ô mon Dieu , l'issue que j'igno- rais. Àlype me suivait pas à pas; moi, je ne m'étais pas cru seul avec moi-même, tandis qu'il était , et lui pouvait-il m'abandonner dans le trouble il me voyait. Nous nous assîmes dans l'endroit le plus éloigné de la maison. Je frémis- sais dans mon âme, et m'indignais avec violence contre ma lenteur à me jeter dans cette vie nou- velle, où tout mon être me criait qu'il fallait en- trer. » Augustin, en effet, résistait encore; mais son heure était venue, l'heure marquée parle ciel. « Lorsqu'une méditation profonde eut tiré du fond de moi-même toute ma misère et l'eut entassée, pour ainsi aire, devant mes yeux, je sentis s'élever en moi un violent orage, chargé d'une pluie de larmes ; et afin de la pouvoir ré- pandre tout entière avec mes gémissements et mes sanglots, je me levai et m'éloignai d'Alype. J'allai me jeter à terre sous un figuier. La , don- nant un libre cours à mes larmes, je me disais avec un lamentable accent : oh! combien de

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temps, combien de fois encore, clirais-je : demain, demain , et toujours demain ; quand tout à coup j'entends sortir d'une maison une voix , voix d'enfant ou de jeune fille, qui chantait en re- frain et répétait ces mots : Prends et lis. Chan- geant aussitôt de visage , je me mis à chercher, avec la plus grande attention , si, dans quelques- uns de leurs jeux , les enfants avaient accoutumé de chanter un refrain semblable ; je ne me souvins pas de l'avoir jamais entendu. J'arrêtai mes larmes et me levai ; je retournai précipitamment au lieu Alype était assis, et j'avais laissé le livre des Epitres de saint Paul, lorsque j'en étais parti, et je lus des yeux seulement ce passage, le premier sur lequel ils s'arrêtèrent : Ne vivez ni dans les excès du vin, ni dans ceux de la bonne chère, mais revêtez-vous de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ. Je n'en voulus pas voir davan- tage, et il n'en était pas besoin, car à peine avais-je achevé de lire ce peu de mots, qu'il se répandit dans mon cœur comme une lumière qui lui rendit la vie ; à l'instant même se dissi- pèrent les ténèbres dont mes doutes le tenaient enveloppé. »

Augustin était converti. Il ne voulut pas toute- fois que son changement de vie se fit avec éclat ; il attendit le temps des vacances, afin de quitter son école naturellement et sans bruit. Cette con- version d'Augustin a un caractère particulier.

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Comme lui, la plupart des apologistes et des docteurs chrétiens sont sortis des ténèbres de l'erreur, de la nuit des passions pour arriver à la lumière et aux vertus de la foi ; mais en eux , ce changement paraît avoir été l'effet d'une sou- daine illumination. Dans Augustin la grâce assu- rément, et il ne l'oubliera jamais, la grâce a été manifeste, mais à coté de la grâce, la raison conserve sa place et entre avec elle en partage de la victoire. Pour se préparer donc à la vie et à la foi nouvelles qu'il était résolu d'embrasser, Augustin s'ensevelit dans la retraite. Avec quel- ques amis, frappés comme lui de la grâce, il se retira dans une maison de campagne, voi- sine de Milan , à Cassiciacum. Cette retraite fut féconde : il y composa plusieurs ouvrages qui forment, dans l'histoire de sa vie, une étude pleine d'intérêt. Spectacle charmant et instructif en effet! des amis, des jeunes gens, réunis sous la direction d'un jeune homme, pour chercher dans une solitude de piété et de science , la vé- rité et la foi ; un maître aussi jeune que les disciples et sans autre autorité que celle d'un talent s'annonçait le génie, d'un repentir qui déjà était de la vertu !

Les traités qu'Augustin composa dans cette re- traite et qui forment l'introduction naturelle à ses ouvrages , sont : les livres contre les académi- ciens , les traités de la vie heureuse , de l'ordre.

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Augustin privé de bonne heure de son père ne se soutint aux écoles de Carthage que par la générosité d'un citoyen riche et éclairé, Roma- nianus : il n'oublia point ce bienfait ; c'est à Ro- manianus que, dans sa juste reconnaissance, il a dédié le traité contre les académiciens \ Cette dédicace a un caractère particulier : elle est un conseil de chrétien , en même temps qu'un hom- mage. Arrivé au port, Augustin exhorte Roma- nianus à s'y réfugier ; lui en montre la route et lui signale les écueils qui l'en pourraient écarter. Ce traité est un dialogue; les trois interlocuteurs sont trois des disciples d'Augustin ; en voici le sujet : suffit-il pour être heureux de chercher la vérité? les académiciens le pensaient. La reli- gion veut davantage. Pour arriver au bonheur, il faut non-seulement chercher la vérité, mais la connaître parfaitement : telle est la double question qui s'agite dans les trois livres contre les académiciens. Licentius soutient la doctrine des académiciens; Trigetius l'opinion contraire, l'opinion chrétienne qui ne sépare pas, pour ar- river au bonheur, la connaissance de la vérité de ses recherches, tous deux s'accordant d'ail- leurs sur ce point : que la sagesse seule fait le bonheur. Mais cette sagesse, en quoi consiste- t-elîc? Ce n'est point assurément cette sagesse païenne toujours bornée, toujours incertaine; mais bien cette ^philosophie qu'Augustin venait

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d'embrasser, philosophie qui a donné à son âme le calme que si longtemps elle avait inutilement cherché , à son esprit l'aliment qui le fortifie et l'épure» Ces entretiens Augustin se met sou- vent en scène ; à des réflexions personnelles et touchantes on sent l'état de son âme, sont pleins de charme et d'intérêt. Les trois disciples exposent ensuite les divers systèmes qui par- tagent les écoles des académiciens sur la nature du bonheur, de la sagesse, de la vérité. Augus- tin prend à son tour la parole pour combattre avec une ironie ingénieuse et vive les consé- quences ridicules ou funestes du probabilisme académique ; il termine par cette pensée que s'il n'y a de bonheur pour l'homme que dans la re- cherche et la connaissance de la vérité , il n'v a

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de vérité que dans la religion.

Le traité contre les académiciens n'avait point été composé sans interruption. Entre le premier livre et les deux derniers, il y eut un repos, ou pour mieux dire un travail; ce fut le traité de la vie heureuse. Ce traité est adressé à Théodorus Mallus , célèbre patricien. Dans une introduction brillante , qui est une espèce de dédicace , Au- gustin donne à Mallus les conseils qu'il avait don- nés à Romanianus sur la fragilité des richesses et des grandeurs, sur le bonheur d'une vie con- sacrée à la recherche de la vérité.

Ce traité rentre dans l'ouvrage contre les aca-

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démmens. Il est un développement de cette pensée exprimée à la fin du premier livre de ce dialogue, savoir : qu'il n'y a point de bonheur sans la vertu. Augustin partant de ce principe que l'homme étant composé d'un corps et d'une âme , il faut à l'un et à l'autre des aliments con- formes à leur nature, montre que la seule nour- riture de l'esprit , c'est la vérité; la nourriture de lame, c'est Dieu , sans la connaissance duquel il n'y a point de bonheur parfait. L'âme, quand elle ne possède pas Dieu , est vide ; elle est pleine , si elle s'en rassasie : Dieu, sagesse, bonheur, seule et même chose sous des noms différents. Point de bonheur donc , point de sagesse , Dieu n'est pas; car Dieu, seul objet de notre fé- licité , peut seul donner à notre nature cette per- fection qui conduit au bonheur.

Dans le traité de la vie heureuse , les interlo- cuteurs sont les mêmes que dans le traité contre les académiciens, à l'exception d'Alype, qui y est remplacé par la mère d'Augustin. Cette in- tervention de la femme dans des discussions philosophiques est un fait nouveau , un témoi- gnage manifeste du soin que le christianisme prenait de l'éducation de la femme , de la dignité qu'il lui donnait. Du reste la mère d'Augustin méritait celte place par sa tendresse et par l'élé- vation de son âme. C'est elle dont les larmes avaient préparé et obtiendront la conversion

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d'Augustin. Le petil jardin d'Ostie achèvera ce qu'a commence la maison d'Alype.

Le troisième des traités philosophiques d'Au- gustin , de ces traités qui sont la préparation à sa vie de prêtre, sont les deux livres de l'ordre. Sans se rattacher directement à la vie heureuse , ce traité s'y rapporte cependant. Qu'est-ce que l'ordre? Voilà la question que se fait, et que cherche à résoudre Augustin dans les deux livres qu'il y consacre. Pour lui , Tordre , c'est être avec Dieu , et dans l'ordre de Dieu ; c'est le compren- dre, c'est être gouverné par lui. Mais si Dieu est l'ordre même , comment le désordre physique et moral se peut-il admettre? par les vues se- crètes de la Providence. Mais quoi! ce désordre existe-t-il réellement ici-bas. Prenez-y garde, ce qui vous semble un désordre, est une nécessité, une harmonie. Otez une seule pièce de cet en- semble, et l'accord est rompu. Pour soutenir cette thèse , Augustin ne recule point devant des conséquences qui nous sembleraient peut-être extrêmes : il va, entre autres propositions, jus- qu'à soutenir la nécessité du bourreau et de la guerre. On reconnaît le germe des deux idées principales développées dans un ouvrage cé- lèbre, les Soirées de Saint-Pétersbourg. Telles étaient les recherches philosophiques et pieuses qu'Augustin faisait avec ses amis et ses disciples ; il avait avec lui-même d'autres et plus intimes

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entretiens, de plus profondes méditations; ces méditations , il les a appelées Soliloques : Çuo- niain , dit-il , cum solis nobis loquimur, Soliloquia vocari et inscribi volo ; et il ajoute : « La vé- rité ne saurait mieux s'obtenir que par des inter- rogations et des réponses; mais dans la discus- sion F amour-propre souffre à se voir confondu; l'âme y est blessée, qu'elle avoue ou non ses blessures; en m'interrogeai! t moi-même, sous le regard et avec l'aide de Dieu, il n'y a plus cet inconvénient. »

Ce Dieu qu'il cherche, il le cherche d'abord par la prière ; puis , par cette marche qui est son habitude et son caractère, à la prière il unit l'in- telligence , et c'est à la raison qu'il demande de lui révéler cette science de Dieu à laquelle il as- pire. Alors commence entre la raison et Augus- tin un dialogue vif et serré , la raison fait subir à Augustin un examen sévère , s'assurant si par le soin qu'il a pris de renoncer à toutes ses faiblesses , de purifier son âme , il s'est pré- paré à cette connaissance de Dieu qu'il désire , et à laquelle on ne peut arriver que par le re- noncement au monde sensible. De la recherche de Dieu , qui fait le sujet du premier livre des So- liloques , Augustin passe dans le second livre à l'âme, dont il prouve l'essence immortelle par le besoin de vérité qui la tourmente. Les rai- sonnements d'Augustin, rigoureux et solides le

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plus souvent, sont quelquefois aussi subtils et raffinés ; quelques réminiscences platoniciennes s'y mêlent à des souvenirs d'érudition profane ; mais une vive piété . les aspirations ardentes de la prière, le regret attendri des fautes passées couvrent ces souvenirs , et l'impression qui reste de ces entretiens si sublimes dans leur simplicité est une impression de calme et d'élévation morale.

Mais bientôt Augustin sortit en quelque sorte de ces méditations philosophiques pour entrer dans ces controverses dogmatiques devaient triompher sa sagesse et sa foi. C'est alors qu'il composa, dans un court séjour qu'il fit à Rome, ses traités : sur les mœurs des manichéens ; sur les mœurs de l'Eglise catholique , et sur le libre arbitre,

Le manichéisme avait été le premier péril de la jeunesse d'Augustin. « Lors de ma première jeunesse, dit-il dans ses Confessions , une cer- taine timidité d'enfant qui tenait de la supersti- tion , me faisait craindre d'entrer dans l'examen de la vérité. Mais l'âge m'ayant enflé le cœur, je me jetai dans une autre extrémité. J'entendis parler de gens qui assuraient que , sans se servir de la voix impérieuse de l'autorité, ils délivre- raient d'erreur quiconque viendrait se ranger sous leur discipline, et lui montreraient la vérité à découvert. Plein alors de tout le feu et de toute la légèreté de la jeunesse , amoureux de la vérité ,

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mais enflé de cette sorte d'orgueil que l'on prend d'ordinaire dans les écoles à entendre dis- puter sur toutes les matières des hommes qui passent pour être habiles, je me livrai à eux, et leur restai attaché durant neuf années entières. » Echappé au péril , Augustin se devait de le signa- ler aux autres. C'est ce qu'il fit dans son traité sur les mœurs des manichéens. Il y expose leurs erreurs, qui consistaient surtout à rejeter l'au- torité de l'Ancien Testament.

Les manichéens avaient le faste de la sagesse; ils séduisaient les esprits par une affectation de rigorisme et de pureté qui imposaient. Ce fut pour combattre cette prétention , qui était un danger pour les simples , qu'Augustin composa le traité des mœurs de l Eglise catholique. Aux prétentions de l'orgueil , il oppose le tableau des bienfaits et de la vertu austère de l'Église ; aux mœurs fastueusement sévères et hypocritement dissolues des manichéens l'image de la modestie et de la pureté chrétiennes.

Nous avons franchi les deux premiers âges de la vie de saint Augustin. Le philosophe de Cassi- ciacum va disparaître pour ne plus laisser voir que le cli lien.

Après la mort de sa mère, Augustin avait quitté l'Italie, et s'était embarqué pour ïagaste, lieu de sa naissance, nous le savons. il re- prit, plus grave encore et plus austère, la vie

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qu'il avait commencé de suivre dans sa retraite aux environs de Milan. Retiré avec quelques amis dans un lieu champêtre, ils y menaient, dans une parfaite union, la vie des premiers fidèles: une même table, une seule bourse, un seul cœur et une seule âme. L'étude et le travail des mains partageaient leurs loisirs; sage suc- cession , dont Augustin fera une obligation de la vie monastique. C'est dans cette seconde retraite que saint Augustin a écrit les six livres sur la Musique ; le livre du Maître ; le traité de la vraie religion; derniers souvenirs du rhéteur et pré- ludes à la vie sévère du prêtre.

Le traité de la vraie religion est dédié à Ro- manianus que déjà nous connaissons. Ce traité s'ouvre par une éloquente exposition des erreurs du polythéisme et des contradictions de la phi- losophie païenne, impuissante à faire adopter, encore plus à faire pratiquer ses maximes, quand le christianisme, malgré les obstacles qu'il a rencontrés, remplit le monde de sa doc- trine et de ses disciples ; quand il l'éclairé de la divine lumière, le sanctifie de ses vertus. Toute- fois en faisant ressortir les erreurs et l'impuis- sance de la philosophie , Augustin ne lui est pas ennemi ; il se rappelle que Platon lui a été comme le degré intermédiaire par il s'est élevé du doute à la vérité : « L'Église, dit-il, s'attache à bien faire pénétrer dans l'esprit des hommes

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cette maxime, que la philosophie ou l'amour et la recherche de la sagesse ne sont point choses différentes. » Et ailleurs : « Dieu, pour nous élever vers lui, nous a donné deux moyens : ce sont l'autorité et la raison qui, loin de se com- battre, se concilient aisément lune avec l'autre. La première se compose de tout ce qu'il a plu à Dieu d'opérer de visible et de sensible pour nous ramener à lui ; l'autre suffit toute seule pour nous élever par les choses même corpo- relles à la connaissance de cette nature incorpo- relle, éternelle, immuable, que nous appelons Dieu , et nous rendre capables de nous en former une idée qui convienne à la pureté infinie de cette ineffable nature. Ce Dieu, cette nature éternelle, elle est empreinte dans tout l'univers; dans le monde , et surtout dans l'homme ; dans ces passions mêmes qui en paraissant l'éloigner de Dieu , c'est-à-dire de la vérité , l'y ramènent par le dégoût même et le vide qu'il trouve dans tout ce qui n'est pas cette vérité , ce bonheur, par conséquent ce Dieu qu'il cherche. Les pas- sions sont comme les voiles du navire qui doivent pousser plus rapidement l'homme à la connais- sance de la vérité et à la recherche du souverain bien. » Ce traité de saint Augustin, une tou- chante émotion se joint à la plus pure spiritualité, offre, au milieu des preuves historiques de la re- ligion, les considérations les plus élevées sur les

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arts et sur la convenance et l'unité qui en sont la loi suprême.

Cette douce solitude il goûtait ainsi les charmes de l'amitié et de l'étude, Augustin n'en devait pas jouir longtemps. Un jour il s'était rendu à Hippone; il y arriva au moment Va- lère, qui était évêque de cette ville, pariait de la nécessité il était d'ordonner un prêtre. A l'instant les yeux se portèrent sur Augustin et le désignèrent. Vainement il voulut se dérober à l'empressement du peuple et de son évêque : il fallut céder. Yalère lui confia, par une exception glorieuse dans l'Église d'Afrique , avec le sacer- doce, le soin de la prédication. Une fois engagé dans la prédication , Augustin ne cessa d'en rem- plir le devoir; prêchant quelquefois tous les jours, et souvent deux fois par jour.

L'Afrique lui offrait de fréquentes occasions d'exercer son éloquence et son zèle. A cette époque, elle présentait, à côté des monuments et des arts de la civilisation romaine , les restes vivants et nombreux d'une barbarie indigène qui n'avait jamais disparu, et les résistances opi- niâtres d'un paganisme qui , jusqu'au dernier moment, lutta contre le christianisme par des attaques matérielles non moins que par les su- perstitions : c'était encore la terre des devins aussi bien que des donatistes. Le troupeau de saint Augustin se composait en grande partie de

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mariniers , de gens dont le rude et grossier lan- gage se ressentait plus du punique que du latin. Augustin savait cependant s'en faire entendre; son langage simple et populaire ne se refusait pas un barbarisme pour arriver jusqu'à eux et en être mieux compris.

Les mariniers, les laboureurs n'étaient pas ses plus grands embarras. Ilippone l' écoutait avec respect; mais Cartbage plus polie et plus savante, Cartbage, qui avait vu sa jeunesse vive et peu chrétienne, Carthage s'en souvenait. Ce n'est pas une des pages les moins belles et les moins touchantes que celle saint Augustin, allant au-devant de la mémoire un peu maligne de quelques-uns de ses auditeurs, répond, en les prévenant, à leurs secrètes pensées; artifice in- génieux de l'éloquence, dira-t-on? non, aveu simple et noble d'une âme chrétienne qui se sent assez élevée au-dessus de ses fautes passées pour ne les point renier; douce expiation pour lui-même , leçon pour ses auditeurs :

« Vous accusez mes anciens désordres ; je les condamne plus sévèrement que vous-mêmes. Ce que vous me reprochez aujourd'hui, j'ai été le premier à m'en reconnaître coupable. Ce que vous m'imputez, ce sont des fautes passées, celles surtout que j'ai commises dans cette ville, elles sont trop notoires, je le confesse. Et plus je me réjouis delà grâce que Dieu m'a faite, plus

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ma première vie me fait dirai-je de la dou- leur? oui, j'en aurais beaucoup, si j'y étais encore engagé. De la joie? non, je ne le saurais dire, car plût à Dieu que je n'eusse jamais été ce que j'ai été! Mais quel que j'aie pu être, maintenant, grâce au ciel, je ne le suis plus. Voilà ce qu'ils savent. Ce qu'ils ne savent pas , ce qu'ils ne peuvent savoir, c'est la vérité des reproches par- ticuliers qu'ils m'adressent. Je le sais trop : j'ai encore des défauts dont on me peut blâmer, mais d'où leur viendrait la prétention de les con- naître? lisent ils dans le secret de mes pensées? sont-ils témoins de mes combats intérieurs? de cette lutte continuelle que j'ai à soutenir? car je me connais bien mieux qu'ils ne me peuvent con- naître, et Dieu surtout, bien mieux que moi. »

Augustin a du reste rarement cette émotion ; son langage brille plus par la force, la suite et la so- lidité des preuves et du raisonnement que par léclat du style ou les ornements du discours; il

cherche plus à convaincre qu'à persuader; il ne se livre pas , comme les orateurs grecs, à ces dé- veloppements qui séduisent et entraînent l'imagi- nation; il est sobre même dans ces idées géné- rales et toujours saisissantes de la rapidité de la vie, de la fragilité de nos espérances; du con- traste de notre petitesse présente et de notre gran- deur à venir. Quelquefois cependant il se livre à la peinture de profondes et touchantes medita- i 17

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tions : « Que ferai-je pour trouver mon Dieu? je considérerai la terre : la terre a été créée; j'y vois une beauté admirable, mais elle ne s'est pas faite elle-même ; c'est quelqu'un qui l'a faite. Je vois dans les plantes et dans les animaux un nom- bre infini de merveilles ; mais toutes ces plantes et ces animaux ont un créateur. Je me tourne vers la vaste étendue des mers : elle m'épou- vante ; je l'admire, mais je cherche celui dont elle est l'ouvrage. Je regarde le ciel et la beauté des étoiles. Je vois avec admiration l'éclat du soleil qui suffit pour nous éclairer le jour, et la beauté de la lune qui nous console des ténèbres de la nuit. Tous ces objets sont grands, ils sont admi- rables, ils sont dignes de louanges, ils rem- plissent d'étonnement, car ce ne sont plus des beautés terrestres, mais des beautés célestes. Néanmoins ce n'est pas encore que ma soif s'arrête; j'admire ces beaux ouvrages, je les loue; mais je suis encore altéré de connaître celui qui les a faits. Je rentre ensuite en moi-même; j'examine qui je suis moi-même, moi qui re- cherche et qui approfondis toutes ces choses. Je trouve que j'ai un corps et une âme, un corps que je dois conduire, et une âme qui le conduit; un corps pour obéir, une âme pour commander. Je discerne que l'âme est une créature plus excel- lente que le corps; et je comprends que c'est par l'âme, et non par le corps, que j'examine

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toutes cesciioses. L'âme voit donc aussi par elle- même, puisqu'il y a quelque chose que je ne vois point par les yeux. Ce n'est donc point par les yeux extérieurs que je dois chercher Dieu, le Dieu qui a fait tout ce que je vois de mes yeux. » Comme tous les grands orateurs, saint Au- gustin croyait rester toujours au-dessous de l'idéal qu'il concevait dans son esprit, et s'il n'avait pas pour lui-même les inquiétudes de la vanité , il avait , pour la vérité qu'il prêchait, la crainte de son insuffisance : « Il m'est bien rare d'être content de ce que je dis. Qnand je parle, j'aspire a une perfection dont j'ai l'idée au de- dans de moi-même, avant d'ouvrir la bouche; et lorsque je vois mon esprit trompé , je m'at- triste de ce que ma langue est demeurée au- dessous de ma pensée. La plupart du temps, mon discours me déplaît. Je veux dire de bonnes choses; il me semble qu'elles sont déjà présentes à mon esprit; je cherche , pour les expliquer, les paroles les plus expressives, et quand elles ne viennent pas, je suis fâché que ma langue ré- ponde mal à mon cœur. Mon cœur voudrait que ma pensée devînt au même instant la pensée de l'auditeur; la mienne, comme un éclair, répand subitement sa lueur dans mon esprit; mais ma parole est lente et pesante ; et tandis qu'elle se déploie successivement, ma pensée s'est déjà cachée et repliée en elle-même ; honteux de ne

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mètre pas fait entendre avec l'énergie dont j'avais le sentiment, je me reproche de tromper l'attente de mes auditeurs; je m'imagine avoir perdu mon temps et mes peines; je suis tout désolé de la stérilité de mes efforts, et mon découragement réagissant sur le discours lui-même achève de le rendre encore plus faible et plus traînant. » Le caractère particulier de l'éloquence de saint Augustin est une simplicité, j'ai presque dit une familiarité noble et touchante. Mais quoi qu il fasse pour être toujours simple, pour se tenir à la portée de ses plus humbles auditeurs, sa pensée l'entraîne et l'élève; son expression se colore de vives images; il semble alors se teindre des bril- lantes couleurs de l'imagination grecque. C'est la différence entre ses Sermons et ses Commen- taires sur les psaumes. 11 n'a pas toutefois la magnifique abondance de Grégoire et de Chry- sostome; mais il a une secrète et pénétrante tristesse que le génie grec a rarement connue. Orateur populaire, simple, vif pourtant et sou- dain , Augustin fut aussi un critique supérieur ; et comme l'orateur romain il a laissé les pré- ceptes de celte éloquence chrétienne, dont il avait donné le modèle. Ces préceptes, il les a pré- sentés dans le traité : de la Doctrine chrétienne. Ce traité, à proprement parler, n'est point un traité littéraire. Augustin s'y propose avant tout et surtout de rechercher quelles sont les ma-

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tières de renseignement chrétien ; c'est-à-dire d'exposer l'Écriture sainte et les dogmes. Cette recherche occupe les trois premiers livres de la Doctrine chrétienne. Après avoir fait connaître ce que l'on doit enseigner, saint Augustin va dire, et c'est le sujet du quatrième livre, com- ment on le doit enseigner.

Les trois devoirs de l'orateur, avait dit Cicé ron , sont de prouver, de plaire, d'émouvoir; Augustin adopte les deux derniers conseils, et le premier, prouver, il le change en celui d'in- struire : ce changement est une révolution dans l'art . Que se proposait, qu'ambitionnait avant tout l'éloquence ancienne , judiciaire ou politique? le combat, la victoire; la victoire, en excitant les passions, plus jalouse qu'elle était du succès que de la vérité : telle n'est point l'éloquence nou- velle : éclairer les esprits , gagner les âmes , do- cere, voilà son ambition; et si au lieu d'applau- dissements, elle provoque les larmes, elle a remporté le seul triomphe qui lui soit permis, le seul qu'elle désire; non plausus sed lacrymœ. Ce sont les paroles qu'Augustin adressait au peuple de Césarée, en Mauritanie, qui applau- dissait à son éloquence ; et c'est ainsi qu'il obte- nait d'un peuple entier de renoncer à une cou- tume barbare qui lui était un^spectacle plein de charme. Dans une autre circonstance, Augustin rapporte qu'il mêla ses larmes aux larmes de ses

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auditeurs : « Pendant que je parlais , leurs larmes prévinrent les miennes; j'avoue que je ne pus point alors me retenir. Après que nous eûmes pleuré ensemble , je commençai à espérer forte- ment leur correction : » telle est la vraie rhéto- rique de l'orateur chrétien ; il ne faudrait donc pas s'y méprendre, et, parce que dans ce qua- trième livre, saint Augustin a retracé quelques règles qui se trouvent dans Cicéron, croire qu'il veut complètement remettre en honneur la rhé- torique. Non : elle lui paraît toujours non pas suspecte, mais peu nécessaire; ce qu'il consent à en accepter, c'est ce qui ne lui appartient pas , les secrets ressorts qui vont trouver et remuer le cœur humain ; quant à ses artifices , à ses pré- cautions, il les dédaigne. Y a-t-il, en effet, pour le prédicateur chrétien d'autre source et d'autre motif de péroraison et d'exorde, que l'état même il prend, il laisse les âmes? Il n'a point de juges à prévenir en sa faveur, à se concilier; son juge est son client, qu'il a seul souci de gagner, gagner en l'instruisant, docere. La doctrine de saint Augustin se résume en ces paroles : la pré- dication a trois fins : que la vérité soit connue , qu'elle soit écoutée avec plaisir, qu'elle nous touche; ut veritas pateat , ut veri tas placent, ut veritas moveat. Ces règles sont nouvelles comme l'éloquence même qu'elles enseignent. Il ne faut donc point s'étonner si saint Augustin ne recon-

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naît pas la distinction ancienne des trois genres d'éloquence : éloquence déliberative ou politi- que, éloquence judiciaire, éloquence démonstra- tive ou académique. Qu'il ne s'occupe ni de la première, ni même de la seconde, on le con- çoit ; quant à la troisième , qui jusqu'à un cer- tain point se rattache à l'oraison funèbre, l'on pourrait être surpris de voir Augustin la rejeter, si l'on ne se rappelait que son but principal est de dire comment on doit lire et enseigner l'Ecriture sainte, et ce qui est la matière de la foi, les dogmes. Cet oubli est donc par- faitement logique, car l'éloquence chrétienne n'est rien de tout cela; aussi saint Augustin, qui un moment avait paru avec Cicéron ad- mettre les trois genres de style adoptés par les rhéteurs, le style simple, le style tempéré, le style sublime, efface-t-il bientôt et détruit-il cette distinction , en marquant les deux carac- tères si opposés des sujets sur lesquels roulent l'éloquence profane et l'éloquence chrétienne : a Au barreau, la cause est petite, quand il s'agit d'intérêts pécuniaires; grande, quand il y va du salut et de la vie des hommes; mais aucun de ces intérêts n'est-il engagé ? n'a-t-on d'autre but que de charmer l'auditeur? c'est en quelque sorte un juste milieu d'éloquence, une élo- quence moyenne : on l'appelle éloquence tem- pérée. Mais dans les questions religieuses , sur-

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tout quand du haut de la chaire nous parlons au peuple, nous devons tout rapporter au salut des hommes, salut non point temporel, mais éternel : toujours notre éloquence roule sur un grand sujet. » La différence des styles répondant nécessairement à la différence des genres, on voit que saint Augustin , en ne reconnaissant point les genres, supprime par le fait cette distinction des styles qu'un moment il avait semblé admettre. Augustin n'adopte donc pas les règles de l'an- cienne rhétorique; à la division des trois genres d'éloquence, éloquence délibérative , judiciaire et démonstrative, il substitue un seul genre qu'il nomme élevé, à raison de la grandeur et de l'importance de la matière sur laquelle il roule; il ne reconnaît pas non plus différents styles , style simple, tempéré, sublime, ajoutant cette réflexion pleine de goût et qui confond d'ailleurs justement l'ancienne et fausse distinction des trois genres de style : « On ne manque point aux règles de l'art en variant ainsi le discours par les différents genres de style. Au contraire, un langage toujours soutenu sur le même ton a bien moins de charmes pour celui qui l'écoute. Au surplus on s'accommode du seul genre tem- péré bien mieux que du seul sublime. Les émo- tions qu'il a fallu exciter dans l'âme de l'auditeur pour le monter à ce ton, s'y affaiblissent d'autant plus vivement qu'elles ont été plus violentes : le

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secret d'intéresser l'auditeur est donc de les sa- voir mélanger. » Mais ce qu'il recommande avant tout, c'est l'improvisation, c'est-à-dire le soin des choses et l'indifférence pour les mots , le don de surprendre, de persuader, de fléchir le cœur, d'en saisir, d'en diriger les divers mou- vements et de l'amener par des routes que l'art n'a pu tracer d'avance à l'émotion , aux larmes , à ce repentir enfin qui prépare et assure le triomphe de la parole chrétienne : il faut, en effet , que selon les dispositions de son auditoire , l'orateur chrétien puisse changer non-seulement le plan , mais le ton de son discours. C'est ainsi que souvent Augustin changeait un discours qu'il avait préparé , quand il ne lui paraissait plus con- venable à la disposition des esprits. « Tout dis- cours, ajoute-l-il , qui laisse l'auditeur tranquille, qni ne le remue et ne l'agite point , et qui ne va pas jusqu'à le troubler, l'abattre, le renverser et vaincre , quelque beau qu'il paraisse , n'est point un discours véritablement éloquent. » « 11 me semble qu'un prédicateur devrait faire choix, dans chaque discours, d'une vérité unique, mais capitale, terrible ou instructive ; la manier à fond et l'épuiser; se livrer, après une certaine prépara- tion, à son génie et aux mouvements qu'un grand sujet peut inspirer ; jeter, par un bel enthousiasme, la persuasion dans les esprits et l'alarme dans le cœur, et toucher les auditeurs d'une toute autre

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crainte que celle de le voir demeurer court. » Ces lignes de La Bruyère résument, en les con- firmant, les règles de Saint-Augustin sur l'im- provisation. C'est donc pour l'orateur chrétien un rigoureux devoir, non-seulement d'instruire, en éclairant l'esprit, et de plaire pour attacher le cœur comme l'esprit , mais de toucher vive- ment les âmes, pour être sûr de la victoire. Ainsi saint Augustin réhabilite et consacre l'é- loquence et la rhétorique; mais comme ser- vantes et non comme rivales, moins encore comme ennemies de la vérité : « la sagesse marche comme la maîtresse, l'éloquence s'a- vance après comme la suivante. » Toutefois c'était beaucoup que de l'admettre, même au second rang : longtemps elle avait été entière- ment exclue du sanctuaire chrétien.

En somme , les obligations qu'Augustin aurait à l'orateur romain sont petites ; ce qu'il lui em- prunte, ce sont quelques préceptes communs que l'usage seul enseigne. Mais pour quelques rapports, que de différences! Augustin ne dit rien de l'exorde, rien de la péroraison; de l'in- vention et de la disposition, pas davantage ; il n'adopte aucun des trois genres d'éloquence, et, nous venons de le voir, la distinction des styles, un instant admise, par le fait disparaît. S'il fal- lait chercher quelque part la source a pu puiser saint Augustin , nous la trouverions peut-

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être au delà de Cicéron , dans certain dialogue Platon a traité de l'éloquence, comme il faisait toute chose , en la ramenant à ce type éternel du bon et du beau qui domine toutes les rè- gles et toutes les inventions de la rhétorique. Mais il est plus juste de dire que saint Augustin ne doit rien qu'à lui-même : cette théorie non velle de l'éloquence, si grande et si féconde , est sortie de son àme et de sa foi; à la hauteur il s'est élevé, tous les artifices des rhéteurs, toutes les stériles et vaines distinctions de style ou de genre se sont évanouis. L'instruction rempla- çant la controverse; l'improvisation et ses sou- daines illuminations, les lentes précautions de l'exorde et de la disposition; le salut des âmes, les intérêts de la terre ; les larmes, les applaudis- sements , tels sont les conseils que saint Augustin donne, ou plutôt les devoirs qu'il impose à l'ora- teur : voilà ce qui fait l'originalité et la profon- deur de son traité de la Doctrine chrétienne.

Pour avoir toute la théorie oratoire de saint Augustin, il faut joindre au traité de la Doctrine chrétienne , le traité : Sur la manière d'instruire les catéchumènes. Augustin s'y propose de don- ner à un diacre qui le consulte , des conseils sur la manière d'enseigner les premiers éléments de la religion à ceux qui désirent les connaître. Mais ce but proposé , il a pour les délicats tous les mé- nagements possibles. Ce qui révoltait les savants,

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les philosophes, les orateurs , c'était la simplicité de la science évangélique. Saint Augustin dit : « Si ce sont des grammairiens ou des orateurs que vous avez à instruire , il faut particulièrement leur ap- prendre de quelle manière il faut écouter la pa- role de Dieu dans l'Écriture sainte , de peur que nos livres sacrés , tout solides qu'ils sont , ne les dégoûtent sous le prétexte que le style n'est ni enflé, ni pompeux, et qu'ils ne s'imaginent qu'il faut prendre à la lettre tout ce que l'on y ren- contre, sans se mettre en peine d'en chercher la véritable intelligence, au travers des voiles grossiers dont elle est enveloppée. Il faut même leur faire remarquer combien est utile cette ma- nière de proposer les mystères, qui ne sont appelés mystères que parce qu'ils sont cachés. Ils ont encore grand besoin qu'on leur fasse comprendre que les paroles ne sont, en compa- raison du sens, que ce que le corps est en com- paraison de l'âme; qu'ils doivent mieux aimer des discours pleins de vérité, que d'en entendre qui n'aient que l'agrément de l'éloquence. » S'il est plein de ménagements pour les habiles, saint Augustin est plus indulgent encore et plus tendre aux ignorants : « ,1'avoue, dit-il, qu'il n'y a rien de plus ennuyeux et de plus rebutant pour un homme dont l'esprit est vif, que d'enseigner ainsi les premiers éléments de la religion à des enfants qui manquent assez souvent d'ouver-

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ture et d'attention. Mais est-ce cliose bien agréable pour un père que de balbutier des demi-mots avec son fils pour lui apprendre à parler? cependant il en fait sa joie. » C'est la première fois que la rhétorique donnait un tel précepte et que le génie l'appliquait; la pre- mière fois aussi quelle formulait celte définition de l'éloquence : « La persuasion , la conversion des mœurs, tel est l'unique but que se propose l'éloquence chrétienne. » Aussi l'orateur ne doit- il point songer à lui-même ; « et juger l'effet de son discours non point par les applaudisse- ments et les acclamations de l'auditoire , mais par les larmes, les gémissements et le change- ment de vie. » C'est le conseil que donnait aussi saint Jérôme à INépotien : « Quand vous prêchez, que ce soit dans la vue d'exciter non des ap- plaudissements populaires mais de secrets gé- missements; que les larmes de votre auditoire fassent l'éloge de vos discours. Laissez aux igno- rants leur flux de paroles , leur facilité à s'expri- mer, qui n'en impose qu'aux sots. »

C'était pour Augustin un plaisir en même temps qu'un devoir d'instruire le peuple qui lui était confié ; mais son zèle et son génie furent mis à de plus rudes épreuves; l'hérésie, sous des formes diverses, avait envahi l'Afrique; ce fut donc contre l'hérésie que se tournèrent sa science et son ardeur. Nous venons de voir en

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lui l'orateur, il faut maintenant considérer le théologien.

Il y avait alors trois grandes hérésies, mani- chéens, donatistes, pélagiens. Nous connaissons les manichéens, nous n'y reviendrons pas. C'était d'ailleurs les moins redoutables. Les donatistes, au contraire , étaient de dangereux ennemis : plus voisins du schisme que de l'hérésie , ils en étaient par cela même plus à craindre pour l'Eglise qu'ils compromettaient par une appa- rente conformité avec ses doctrines.

Le donatisme était ancien : il remonte au se- cond siècle; il se rattache a saint Cyprien ou plutôt au schisme de Novat. Quand ce schisme s'éteignit, les chrétiens, un moment égarés par Novat, voulurent rentrer dans le sein de l'Église. Fallait-il pour les y admettre de nouveau faire reparaître sur leur front le signe qui en avait été enlevé, en d'autres termes, fallait-il les re- baptiser? Saint Cyprien le pensait; Rome, au contraire , maintint par la bouche du pape Etienne que le baptême des hérétiques était va- lable. Cette question sembla s'éteindre et som- meiller jusqu'au moment prenant une autre forme elle se réveilla plus vive et plus compli- quée. Un évêque de Cases-Noires, en Numidie, Donat, se sépara de la communion de Mensurius, évêque de Carthage, qu'il accusait d'avoir livré aux païens les saintes Écritures pendant la per-

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sédition de Dioclétien. Son schisme, d'abord obscur, éclala surtout en 311, au moment Cécilien fut élu à la place de Mensurius. On pré- tendit que l'élection de Cécilien était irrégulière; qu'elle avait été faite par des évêques traditenrs. On reprochait aussi à Cécilien d'avoir empêché les fidèles de porter des vivres aux confessseurs détenus dans les prisons : ces accusations étaient calomnieuses; Cécilien n'en fut pas moins dé- posé par les factieux réunis à Carthage, au nombre de soixante - dix ; Majorin fut élu à sa place. Osius prit la défense de Cécilien. Les do- natistes s'en indignèrent; du schisme ils se pré- cipitèrent dans l'hérésie, et dans une hérésie furieuse. Ils avaient trouvé un nouveau chef, éloquent , de mœurs austères , et avec l'extérieur d'un inspiré : ce fut le second Donat, élu par un parti évêque de Carthage, après la mort de Majorin. C'est de lui que les donalistes ont pris leur nom. Ils allaient répétant partout que l'Eglise avait péri, quelle ne subsistait plus que sous leurs bannières, et faisant pour le schisme ce queCyprien voulait faire contre lui, ils se mirent à rebaptiser ceux que par violence ou par sé- duction ils entraînaient dans leur erreur.

Ce schisme se divisa bientôt; il forma plusieurs sectes, dont la plus ardente et la plus célèbre fut celle des circoncellions. Vagabonds, abandonnés à tous les excès ? renonçant à l'agriculture et à

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leurs foyers, voués au brigandage et aux crimes, les circoncellions parcouraient , le fer et la flamme à la main, les cités et les campagnes, chantant louanges à Dieu : c'était entre eux le signal du meurtre. Poursuivis par les ordres de l'empereur Constantin et vaincus, leur fanatisme devint du délire ; ils eurent la passion du mar- tyre, et pour être plus sûrs de l'obtenir ils s'atta- quèrent non-seulement aux catholiques, mais aux païens qu'ils troublaient dans leurs plus grandes fêtes ; ils se jetaient au-devant des traits. Le fanatisme religieux ne suffit pas, je crois, à expliquer les résistances presque invincibles , la fureur désespérée des circoncellions. Il me sem- ble entrevoir dans cette faction religieuse un parti politique qui dans sa haine se recrute et s'arme d'une passion populaire ; qui invoque le fanatisme à l'appui de l'indépendance nationale : c'était une révolte contre l'autorité des empe- reurs aussi bien que contre l'Église; c'est par que l'on peut s'expliquer la sévérité des peines portées contre eux par les empereurs.

Les donatistes trouvèrent dans saint Augustin un adversaire qui ne devait laisser ni un pré- texte à leurs erreurs, ni une occasion à leurs violences; car il se contenta de réfuter les pre- mières, et contre les secondes il implora la clé- mence et non l'appui du pouvoir impérial. S' éle- vant au-dessus des différences et des subtilités de

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la controverse , il cherche à réunir, à confondre ces sectaires dans l'unité de la charité chré- tienne; il s'écrie du fond de ses entrailles catho- liques : « Vous êtes nos frères. Ils ont beau nous dire : pourquoi nous cherchez-vous? Pourquoi vous mettez -vous en peine de nous? répondons- leur : vous êtes nos frères. Qu'ils nous disent ; retirez-vous de nous ; nous n'avons rien de com- mun avec vous. Mais pour nous, nous avons bien des choses communes avec vous. Ne con- fessons-nous pas un même Jésus -Christ avec vous? Ne tenons-nous pas à un même corps sous un même chef? Mais, disent-ils, pourquoi, si je suis déjà perdu, pourquoi me cherchez- vous? O folie! 6 exravaganee! eh! pourquoi vous cherché -je, sinon parce que vous êtes perdu? vous insistez : si je suis déjà perdu, comment suis-je encore votre frère ? c'est afin qu'on me dise de vous : votre frère était mort, il est ressuscité ; il était perdu , et il est re- trouvé. » Et dans un autre passage, combattant la prétention des donatistes qui disaient que la véritable Église était resserrée dans un petit coin de l'Afrique ; « Notre père n'est pas mort sans faire un testament; il Ta fait, ouvrons-le donc ce testament ; j'y lis Dieu : son pire lui a donné toutes les nations pour héritage, et les extrémités du inonde pour toutes bornes à son empire. De quelque coté que vous vous tour- i 18

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niez, tout appartient donc à Jésus-Christ. Mais vous voulez posséder une portion de l'héritage ; vous dérobez donc tout le reste à Jésus-Christ. Nous avons été les trouver quelquefois pour leur dire : cherchons la vérité ; trouvons-la ensemble. Us nous répondent : gardez ce que vous avez ; vous avez vos brebis, et moi les miennes; ne vous mêlez pas de mes brebis , puisque je ne me mêle pas des vôtres. Dieu soit loué! j'ai mes brebis, il a les siennes; mais Jésus-Christ, qu'est- ce donc qui lui appartient? qu'est-ce donc qu'il a racheté? ces brebis sont-elles à vous? sont-elles à moi? qu'elles soient donc à celui qui les a ra- chetées, qui les a payées de son sang, qui les a marquées de son sceau. Pourquoi donc ai-je mes brebis et vous les vôtres? Si Jésus-Christ est parmi vous, que mes brebis y aillent, puis- qu'elles ne sont pas à moi ; et s'il est parmi nous, que vos brebis y viennent , puisqu'elles ne sont pas à vous. » Les faits ne démentaient point ces paroles de douceur et de fraternité. Quand les donatistes rebelles à toutes les concessions comme à tous les raisonnements répondent à saint Augustin par le meurtre d'un prêtre , Restitut, Augustin écrit au tribun Marcellin pour implorer sa miséricorde en leur faveur : « Sou- venez-vous, lui dit-il, que vous êtes un juge chrétien, et qu'en faisant le devoir de juge, vous devez aussi faire l'office de père. Que le

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zèle qui vous anime à la punition des crimes, ne vous fasse pas oublier ce que l'humanité vous prescrit. Gardez dans le supplice la même dou- ceur que vous avez gardée dans la question , puisqu'il est même plus important de découvrir les crimes que de les punir. Travaillons à faire entrer les donatistes dans la voie du salut, et à les retirer de celle de la perdition; et pour cela que chacun emploie ce qui dépend de lui, l'un les discours des prédicateurs catholiques, l'autre les lois des princes catholiques. »

Les hérétiques n'étaient pas la seule préoc- cupation d'Augustin ; en dehors de l'Église , ou dans l'Église même , il y avait des esprits curieux et indécis , païens de bonne foi ou chrétiens mal affermis qui pour éclaircir leurs doutes avaient recours à la parole tolérante et profonde d'Augustin. Ici, c'est un rhéteur païen qui rendant justice au génie d'Augustin et à la pureté de sa croyance , lui demande si , laissant de côté les fables du paganisme , on ne peut , dans la variété des cultes, trouver l'unité de Dieu aussi bien que dans la religion nouvelle ; là, un disciple de Plotin qui veut faire accepter à Augustin les intermédiaires surnaturels des génies et des sacrifices expiatoires du néo-pla- tonisme ; ailleurs, un philosophe qui le prie de lui expliquer certains passages de Gicéron re- latifs à des questions de morale et de métaphy-

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sique. C'est enfin un païen qui, écho des vieilles accusations portées contre les chrétiens, leur impute les malheurs de l'empire. Augustin ré- pond à toutes ces ouvertures , indiscrètes par- fois, avec une douce urbanité et une grande tolérance; mais quelquefois aussi avec une finesse d'ironie et une certaine vivacité qui vient moins de limportunité des questions que de leur frivolité : il pardonne à l'erreur dans Maxime; il n'excuse pas aussi volontiers la légè- reté raisonneuse dans Dioscore.

Au milieu de ces occupations si diverses et si nombreuses, et en même temps qu'il combattait par les armes de la parole et par une sévérité qui n'excluait pas la mansuétude chrétienne , et les sectes qui troublaient l'Église et les philoso- phes qui lui disputaient le privilège de la vérité , Augustin élevait à la religion un monument im- mortel, et posait sur la terre les fondements de la cité céleste. La Cité de Dieu est le plus célèbre et le plus magnifique des ouvrages de saint Au- gustin. Il nous apprend lui-même à quelle oc- casion il le composa : « Rome ayant été prise et saccagée par les Goths, sous la conduite de leur roi Alaric , les païens rejetèrent ce malheur sur la religion chrétienne et en prirent occasion de blasphémer le vrai Dieu. Me sentant plein de zèle de sa maison , je résolus de les combattre par cet ouvrage. » La Cite de Dieu peut donc être

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regardée d'abord comme la dernière et la plus éloquente de ces apologies que les chrétiens op- posaient à ces plaintes qui , nous l'avons vu , ne cessaient de leur imputer les calamités de l'empire. Mais ce caractère d'apologie ne lui reste pas longtemps ; bientôt Augustin passe de la dé- fense à l'attaque, et ce qui n'était qu'une apo- logie devient en réalité comme l'acte d'accusa- tion et la sentence suprême du monde romain qu'Augustin confond dans ses dieux , dans sa gloire, dans sa philosophie. Ces dieux que les apologistes chrétiens avaient depuis longtemps détrônés, saint Augustin en montre à son tour l'origine mortelle et souvent scandaleuse. Divi- nités mensongères, que les Romains cessent de leur attribuer des victoires qu'ils n'ont dues qu'à leur courage , et une prospérité qu'ils devaient aussi à leurs vertus , plus souvent à leurs bri- gandages : vaine récompense d'ailleurs pour de vaines vertus. Car ces vertus si vantées, la mort de Lucrèce, le suicide de Caton, à quoi se rédui- sent-elles dans leurs plus grands héros? Lu- crèce, pourquoi s'est-elle poignardée? Pure, elle devait vivre; souillée, elle ne mérite pas d'être louée. Quant à Caton , ce suicide si prôné n'était qu'un désespoir. Rome et les dieux ainsi condam- nés , Augustin dans une éloquente apostrophe appelle les Romains à embrasser le culte qui peut seul, en les épurant, consacrer leurs vertus; à la

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place de ces dieux qui ne furent jamais , il leur montre le Dieu véritable, le Dieu qui élève, abaisse et renverse les royaumes; qui, auteur et dispensateur de la félicité, donne les royaumes delà terre, non fortuitement et au hasard, mais suivant Tordre des choses et des temps qu'il connaît et que nous ignorons ; le Dieu entre les mains de qui les Romains n'étaient que les in- struments destinés à châtier les crimes des na- tions. C'est dans ces passages que saint Augustin ébauche cette philosophie chrétienne de l'his- toire que Bossuet doit achever.

Tandis qu'en dehors de Dieu et dans les té- nèbres de l'idolâtrie, la société ancienne , Assy- riens, Grecs, Romains, marchait dans l'erreur, la corruption et l'injustice , un peuple suivait les voies de la justice et de la vérité : peuple choisi de Dieu pour être ici-bas le dépositaire de sa loi, l'acheminement à l'Église ou cité de Dieu, et jus- que-là sa figure visible ; ce peuple, c'est le peuple hébreu. Mais le peuple hébreu lui-même n'est qu'une image incomplète, une ombre de la cité céleste. Entre la cité de Dieu et la cité des hommes, la véritable distinction, c'est la chair et l'esprit : qui vit selon la chair, est de la cité terrestre ; de la cité céleste, qui vit selon l'esprit; en d'autres termes encore , il y a ici-bas deux amours qui font toutes choses : l'un, l'amour de soi-même porté jusqu'au mépris de Dieu, et c'est

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la vie terrestre ; l'autre- est l'amour de Dieu poussé jusqu'au mépris de soi-même ; c'est la cité de Dieu. Ces deux villes différentes sont formées par deux différents amours : l'amour de Dieu fait Jérusalem ; l'amour du siècle fait Babylone. Que chacun s'interroge, et se demande tend son amour ; et il connaîtra de laquelle des deux cités il est citoyen ; s'il trouve qu'il soit citoyen de Babylone, qu'il arrache la cupidité de son cœur, et qu'il y plante la charité. S'il trouve, au contraire , qu'il soit citoyen de Jérusalem , qu'il tolère sa captivité, et qu'il espère sa liberté. « Il n'y a qu'une ville et une ville, un peuple et un peuple, un roi et un roi. Que veut dire ceci , une ville et une ville ? une ville , qui est Babylone, l'autre , qui est Jérusalem. Quelques autres noms mystérieux qu'on leur puisse donner, ce n'est néanmoins qu'une ville et une ville ; une ville qui a pour roi le démon ; l'autre, qui a pour roi Jésus-Christ. Tous ceux qui n'ont de goût que pour les choses d'ici-bas ; tous ceux qui pré- fèrent à Dieu les faux plaisirs de la terre et non ceux de Jésus-Christ, appartiennent à cette ville unique, qui est appelée mystérieusement Baby- lone, et qui a le démon pour roi. Tous ceux, au contraire, qui n'ont plus de goût que pour les choses du ciel, qui ont toujours l'esprit appliqué aux biens éternels, qui vivent en ce monde dans une sainte inquiétude et avec une crainte con-

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tinuelle d'offenser Dieu; qui sont humbles et doux, qui sont justes, saints et purs, tous ceux- appartiennent à la ville unique qui a Jésus- Christ pour roi. Ces deux villes sont maintenant mêlées et confondues l'une dans l'autre; elles ne seront séparées qu'à la fin du monde; elles se font une guerre continuelle, lune pour l'ini- quité , l'autre pour la justice ; l'une pour la vanité, l'autre pour la vérité. Tolérez l'une, soupirez après l'autre. Mais comment peut- on maintenant discerner ces deux villes? les séparer l'une de l'autre? Elles sont confondues et mêlées; et depuis le commencement du monde, elles marchent ensemble dans une confusion qui du- rera jusqu'à la fin du siècle. Mais Dieu nous les fera connaître un jour, lorsque mettant Jérusa- lem à sa droite et Babylone à sa gauche , il dira à la première : Venez, vous que mon père a bénie; et à l'autre, allez au feu éternel. »

Voilà donc et la cité de Dieu et la cité des hommes. Jamais encore la séparation du monde romain et du monde chrétien, de la matière et de l'esprit, n'avait été faite avec une telle har- diesse ; jamais Rome plus hautement condamnée dans ses dieux, dans ses conquêtes, dans ses sciences; on le sent : l'ouvrage d'Augustin est l'oraison funèbre du monde ancien en même temps qu'il est l'annonce éclatante du monde nouveau; voici bien en effet le règne du spiri-

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tualisme, le règne de la cité céleste, qui est {'Église. Rome, la Rome de César, n'est plus; mais au moment elle périt, une Rome nou- velle paraît : pour elle commence un autre em- pire.

L'évêque d'Hippone avait un ami auquel sont adressées quelques-unes de ses lettres les plus importantes; ami dont il avait demandé et ob- tenu l'appui , quand sa tolérance chrétienne in- tercédait pour les donatistes; cet ami, c'était le gouverneur même de la province d'Afrique , c'était le comte Boniface. Boniface, affligé de la perte de sa femme , avait songé à entrer dans la vie religieuse et demandé à ce sujet les avis d'Augustin qui lui avait conseillé , tout en sui- vant la loi chrétienne, de rester dans le monde il pouvait être plus utile. Boniface goûta cet avis, et se reprenant au monde, il épousa quelque temps après une nièce de Genséric , roi des Vandales établis en Espagne. Boniface était déjà mal vu à la cour de Ravenne ; cette alliance augmenta les défiances que la calomnie avait éveillées contre lui. La cour de Ravenne le des- titua donc, et sur son refus d'obéir le fit décla- rer ennemi de l'empire. Dans son ressentiment de cette injure, Boniface prit les armes, et asso- cia les Vandales à sa vengeance : au printemps de l'année 428, ils passèrent en Afrique, ils exercèrent d'affreux ravages. Rappelé à son de-

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voir par les remontrances d'Augustin , Bonifaee voulut en vain mettre un terme à leurs fureurs, et moins heureux dans son repentir qu'il ne l'a- vait été dans sa défection , successivement vaincu et repoussé , il vint avec les débris de ses troupes chercher un refuge dans Hippone. Les barbares l'y suivirent et l'y assiégèrent. Augustin partagea les périls de son troupeau; mais l'âme brisée par le spectacle de tant de maux, il succomba à l'âge de soixante-treize ans.

Augustin est le dernier et le plus grand des Pères de l'Église. Métaphysicien profond, ora- teur pathétique et populaire, théologien invinci- ble, infatigable controversiste, historien original, il a sondé tous les problèmes de la philosophie, fixé les règles de la morale chrétienne , combattu les hérésies, arrêté le dogme comme la discipline avec une suprême autorité : enfin à tous ces tra- vaux il a mis le sceau de son génie et de sa foi, en élevant sur les débris du paganisme la cité nou- velle, l'Eglise. Cette vie si pleine et si soutenue ne fut cependant pas uniforme. 11 y a trois âges dans la carrière d'Augustin. Le premier, quand il entrevoit et cherche au milieu des égarements de sa jeunesse la vérité que son cœur appelle ; le second, quand l'ayant aperçue et saisie, il s'y attache, s'y voue par la sévérité de ses éludes et la consécration du sacerdoce ; le troisième enfin, lorsque devenu évêque d'Hippone, il se livre

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tout entier à la défense et à l'instruction de son troupeau. Ces trois âges se marquent à des diffé- rences sensibles dans sa pensée et dans son style. D'abord, c'est à la philosophie, éclairée, il est vrai , d'un rayon de la foi , mais à la philosophie pourtant qu'il demande la vérité : c'est le temps des Soliloques , de Y ordre, de la vie heureuse. Puis sans répudier la philosophie , il ne l'accepte plus que par souvenir; il la place au second rang; il écrit alors les Mœurs de l'Eglise et la Vraie religion; il répond à Maxime et à Longi- nien : c'est son second âge. Enfin il a rompu avec la philosophie ; il est évêque alors : il ne recon- naît , il ne prêche que la science divine ; il est théologien. C'est le dernier effort de ce travail continu de sa pensée et de son âme pour trou- ver Dieu et la vérité; il s'y tient et s'y renferme. Les spéculations métaphysiques qui l'avaient pu aider et soutenir dans le passage de l'erreur à la foi, ces spéculations qui lui pouvaient encore servir à la seconde période, de la hauteur il est placé il les dédaigne alors. Ce troisième âge de la pensée d'Augustin a son expression précise et éclatante dans le manuel qu'il adresse à Lau- rent : ce traité est le résumé de sa foi, et comme le dernier mot d'Augustin.

A ces trois âges de sa pensée répondent trois caractères particuliers de style. Dans les ou- vrages philosophiques, le style d'Augustin a de

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l'élégance, de la vivacité et une pureté remar- quable ; dans les ouvrages qui tiennent à la mo- rale et à la doctrine chrétienne en même temps qu'à la philosophie, il n'a plus déjà la même correction, le même naturel. Les nouvelles idées qu'il exprime se refusent quelquefois à une ri- goureuse exactitude; on sent qu'Augustin a be- soin de créer cette langue théologique dont il est resté le modèle. A son troisième âge , cette langue, il la parle uniquement : il parvient à soumettre cet idiome latin moins rebelle à la théologie qu'il ne l'avait été à la philosophie, même sous la main de Cicéron. Cependant sous la plume d'Augustin, la langue latine est quel- quefois obscure , subtile , roide ; elle résiste à le suivre dans les distinctions profondes il la conduit; elle s'épouvante à ces questions de la grâce, du libre arbitre, le génie grec , lui, est si souple et si à son aise.

Ces teintes diverses du style et de la pensée d'Augustin se marquent aussi dans ses senti- ments. Si pendant longtemps Augustin conserve avec des païens des relations bienveillantes ; si , une première fois, il répond avec une indulgence aimable et enjouée à un pontife qui lui expose ses doutes; s'il entretient avec des sophistes un commerce poliment affectueux, plus tard il n'aura plus ces complaisances. Sa foi plus au- stère , sans les proscrire , dédaignera ces disais-

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sions oiseuses qui alors lui seront presque une injure. Mais ces légères différences dans la vie d'Augustin s'effacent et disparaissent dans l'ad- mirable unité de l'œuvre qu'il a poursuivie et accomplie ? et pour lui-même et pour l'Eglise : pour lui-même , la recherche , la connaissance , la possession en Dieu de ce bonheur qu'il avait cherché dans sa jeunesse , saisi dans son âge mur et qu'il ne quitta plus; pour l'Eglise qu'il munit et fortifia de tous côtés, la victoire défini- tive sur le paganisme, le triomphe sur l'hérésie, et cette puissance qu'il assit sur des fondements si solides que le moyen âge tout entier pût s'y appuyer, et le xvne siècle aussi s'y retrancher et y vaincre.

CHAPITRE XIV.

LE PiXAGlANISME.

Dans l'examen que nous avons fait des écrits de saint Augustin , nous n'avons point compris plusieurs ouvrages qui occupent une grande place dans ses œuvres et dans sa vie et se rat- tachent à une des questions les plus graves du dogme chrétien , le pélagianisme ; il en faut par- ler maintenant.

L'auteur de cette hérésie, Pelage, était dans la Grande-Bretagne; son origine était petite. Con- sacré à la vie monastique, pendant longtemps Pelage s'y distingua par une éminente sainteté. Ce serait , dit-on , dans les ouvrages d'Origène qu'il aurait puisé le germe de ses erreurs qu'il commença à répandre au sein même de Rome pendant longtemps il habita , d'abord par des écrits, des discours et des discussions particu- lières , mais sans bruit toutefois et avec précau- tion : saint Augustin , qui alors ne connaissait de Pelage que sa piété, lavait en grande estime. Ce bon accord ne devait pas durer. Dans une prière, saint Augustin sadiessanl à Dieu s'était

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écrié : « O Dieu ! veuille ce que tu me donnes et donne-moi ce que tu veux : « Da quod jubés , et jubé quod vis. » Pelage , devant qui ses paroles furent redites à Rome, par un évêque qui les avait entendues de la bouche de saint Augustin , ne les put supporter. Quelque temps après il fit, en 41 0, un voyage en Afrique. Etait-ce pour s'assurer auprès de saint Augustin lui-même de l'exactitude des paroles qui lui avaient été rap- portées ? Était-ce pour répandre en Afrique sa doc- trine qui devait y trouver de nombreux partisans et qui déjà sans doute en comptait quelques-uns? Cette dernière opinion est plus probable. Toute- fois, Pelage ne fit en Afrique qu'un très-court sé- jour; saint Augustin, occupé alors à ses conféren- ces avec les donatistes, ne le vit que deux fois.

Si court qu'eut été ce séjour de Pelage en Afrique, il n'avait pas été stérile. En effet, à peine a-t-il quitté Cartbage, que ses disciples se multiplient et se déclarent avec une hardiesse qu'ils avaient eu soin d'éviter jusque-là, et bien- tôt sa doctrine trouve pour la répandre et la prêcher un homme actif et habile, un Breton comme lui, mais homme plus violent, avocat habitué aux luttes du barreau , Célestius.

Célestius se rendit en Afrique , portant en quelque sorte la guerre au cœur même de l'É- glise que gouvernait saint Augustin. De son coté, Home pour le combattre envoya le diacre Pau-

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lin. Célestius soutint contre Paulin une discussion publique, il fut condamné. Contrairement au sentiment de l'Église, Célestius prétendait que le pécbé d'Adam n'avait nui qu'à lui-même, et non au genre humain , et que les enfants qui naissent , sont dans le même état était Adam avant sa chute; en d'autres termes, Célestius niait le péché originel, et par conséquent la ré- demption.

Jusque-là Pelage n'avait point pris part à ce débat. Cependant sa doctrine allait s'étendant; d'Afrique elle avait passé en Asie. En quittant l'Afrique , Pelage s'était rendu en Palestine. Saint Jérôme l'avait d'abord bien accueilli ; mais ensuite , croyant reconnaître dans Pelage des opinions analogues à celles d'Origène qu'il ve- nait de combattre avec tant de vivacité en la personne de son traducteur , de Ruffin , il lui devint aussi contraire qu'il lui avait été bienveil- lant. Sa solitude de Bethléem en fut troublée; et dans ce champ clos pacifique se livra un rude combat , le principal champion fut un Espa- gnol, Orose, que nous retrouverons. Jean, évêque de Jérusalem, penchait pour Pelage; il le fit , quoique laïque , asseoir parmi les prêtres au concile de Jérusalem , qui reconnut l'ortho- doxie de Pelage. Sur les vives réclamations d'Orose, on convint décrire au pape, à Inno- cent : Innocent se prononça contre Pelage.

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Cette victoire du clergé d'Afrique sur Pe- lage fut courte. Innocent mourut , et son suc- cesseur Sozime prit parti pour Pelage ; mais saint Augustin en appela du pape à l'empe- reur Honorius. L'empereur par un rescrit con- damna Pelage ; et Sozime revenant sur sa pre- mière décision confirma cette sentence. Quelques années après le péiagianisme devait être solen- nellement condamné au concile œcuménique d'Éphèse.

Telle est l'histoire du péiagianisme; il faut maintenant en chercher le sens. On voit quelle est la gravité de la question : elle a ses racines dans les profondeurs mêmes de la pensée hu- maine; ce n'est rien moins que l'éternel et ter- rihle problème du libre arbitre et de la prédesti- nation , des œuvres et de la grâce. L'homme déchu par le péché originel conservera-t-il encore dans son infirmité assez de force pour se sauver par lui-même ; ou bien , impuissante et viciée à sa source, la volonté ne peut-elle rien sans la grâce? C'était entre saint Augustin et Pelage un abîme.

Pelage ne niait pas la grâce ; mais il préten- dait que nous devons à Dieu moins la grâce de bien faire que la grâce de faire, reconnaissant ainsi une action surnaturelle , un secours immé- diat de Dieu, mais secours extraordinaire qui était donné à l'homme selon ses mérites. Celte i d9

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grâce, pour l'obtenir, l'homme la doit mé- riter; par lui-même il peut résister au mal, et, s'il résiste, la grâce viendra l'aider à ter- miner la lutte. Saint Augustin n'admettait pas cette action que par son initiative l'homme pouvait en quelque sorte avoir sur la distri- bution de la grâce. ïl voulait que la grâce pré- cédât la pensée et la dominât*, en un mot, il supprimait la liberté humaine que voulait ré- habiliter Pelage.

Pour combattre cette doctrine de Pelage , saint Augustin composa avec une infatigable acti- vité plusieurs ouvrages , entre autres, les deux livres à Marcellin, sur le baptême des enfants, et une lettre qui en forme comme le troisième livre; un autre ouvrage, adressé encore à Mar- cellin , sur l esprit et la lettre.

Mais dans ces ouvrages saint Augustin n'a- vait pas donné toute sa doctrine; ce ne fut pas Pelage qui lui en fit tirer toutes les consé- quences ; ce fut une cause étrangère et en quel- que sorte domestique.

Des moines , les moines d'Adrumète , prenant à la lettre les doctrines de saint Augustin sur la prédestination et la nécessité de la grâce pour vouloir le bien , en avaient conclu que l'homme ne pouvant faire le bien par lui-même, Dieu ne le jugerait pas d'après ses œuvres. Saint Augus- tin se hâta de leur écrire pour les tirer d'une si

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grave erreur et composa à ce sujet son traité de la préhension et de la grâce. Saint Augustin y exprime dans toute sa rigueur le dogme absolu de la grâce, m Dieu , dit-il , avant la création du monde, a prédestiné les uns au salut, les autres à la damnation; Dieu les pouvait perdre tous, car tous sont également coupables en Adam ; par bonté , il veut bien en sauver quelques-uns ; il sauve ceux qu'il aime ; les autres , il les punit dans sa colère. » Entraîné par l'ardeur de la dis- cussion , Augustin s'avançait ainsi jusqu'à des conséquences extrêmes l'Eglise ne l'a point suivi, et qui , ainsi qu'il arrive toujours, provo- quèrent de son vivant même une réaction , le semi-pélagianisme.

La Gaule surtout s'en émut; mais, en même temps que des adversaires , elle donna à la doc- trine d'Augustin deux ardents défenseurs , saint Prosper et Hilaire : ils informèrent saint Augus- tin de l'opposition que trouvait dans les Gaules la rigueur de sa doctrine. Saint Augustin répon- dit aux objections qui lui étaient faites par un traité sur la prédestination des saints, qu'il adressa à Hilaire et à Prosper, traité sans renier ses doctrines il les expose avec plus de modération , revenant ainsi de lui-même , pour ainsi dire , à cette juste mesure s'est tenue l'Eglise et qui concilie, autant que faire se peut, avec la grâce la liberté humaine : accord difficile

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que chercheront de nouveau Arnauld et Pascal; qui troublera Port-Royal et occupera , sans la confondre, la calme et profonde intelligence de Mme de Sévigné qui fera des traités sur la pré- destination, sur le don de la persévérance , une de ses plus intéressantes lectures.

Telle a été cette question si redoutable et si agitée du pélagianisme. Si dangereuse pourtant qu'ait été et qu'ait paru à l'Église la doctrine de Pelage, à y bien regarder, elle l'était beaucoup moins que les hérésies que jusque-là l'Eglise avait combattues et dont elle avait triomphé. Voyez en effet : le gnosticisme, ou niait le Christ, ou même en le reconnaissant, le supprimait en quelque sorte en le réduisant à n'être qu'un mythe, un fantôme; l'origénisme, lui, reconnaît le Christ, mais il l'amoindrit; Parianisme, issu de l'origénisme , le sépare du Père auquel il le fait inférieur. Dans le pélagianisme, rien de semblable. Le dogme fondamental du christia- nisme n'y est pas attaqué : c'est une simple dissidence au sein de la foi ; ce ne lui est pas une hostilité. Ainsi allaient s' affaiblissant les hé- résies : négation du christianisme d'abord dans le gnosticisme ; erreurs philosophiques dans l'origénisme et Parianisme, elles ne sont plus dans le pélagianisme et surtout le semi-pélagia- nisme qu'une question d'accord entre la vo- lonté de l'homme et la grâce , question que la

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philosophie elle-même résout dans le sens chré- tien ; car sans un don de la Providence , sans une grâce, toute libre qu'elle est notre vo- lonté ne pourrait accomplir le bien ; qui ne l'a éprouvé ?

CHAPITRE XV.

SAINT PAULIN.

Le nom de saint Paulin se place naturellement après les noms de Jérôme et d'Augustin avec les- quels il entretint un commerce épistoîaire, qui devint une vive et solide amitié.

On sait la vie de Paulin. à Bordeaux, en 353, d'une famille illustre et opulente, Paulin fut disciple d'Ausone. Comme son maître, il se distingua d'abord dans la carrière du barreau , parvint rapidement aux honneurs, et soutenu par son talent et aussi par ses richesses, qui étaient immenses, il fut nommé consul. Puis tout à coup, saisi, au sein de ses richesses, de sa puissance et de l'éclat de ses anciennes digni- tés , d'un ennui profond , il demanda à la reli- gion des consolations contre des sujets d'afflic- tion qu'il avait eus, dit-il lui-même dans ses Lettres, mais qu'il n'explique pas. Vers 389 ou 390, il résolut de s'ensevelir dans la retraite, quitta sa patrie et se retira en Espagne, à Barce- lone, pour embrasser le christianisme.

Paulin, ses études achevées, était resté l'ami

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d'Ausone : rapprochés malgré la différence des âges par le goût de la littérature et par une cer- taine conformité de destinée; mais la poésie était entre eux le lien le plus fort. Ausone ne put donc voir sans une vive douleur et presque sans irritation la religion enlever à la poésie le talent facile et brillant de Paulin. Pour le détourner de cette résolution de renoncer au monde et aux lettres, il lui écrivit, de 390 à 393, une première lettre la plainte , douce et tendre , se mêle encore à l'amitié et à l'espérance de conserver Paulin aux muses.

« Nous secouons donc ce joug si léger à su- bir, si facile à porter ensemble ! ce joug si pai- sible et si doux , que ton père et le mien ont traîné depuis leur naissance jusqu'à leur vieil- lesse et qu'ils ont imposé à leurs pieux héri- tiers, désirant qu'il durât jusqu'au jour éloigné qui terminerait leur vie. Mais dût-il m'écraser, seul j'accepte le fardeau tout entier; je ne tra- hirai pas, tant que je vivrai, la foi d'une vieille amitié , afin que cette chaste consolation gravée dans mon souvenir me rende un jour le com- pagnon qui m'a fui. Reconnais-tu ta faute, Pauli- nus bien-aimé? car pour moi, ma foi est sûre; je garde une immuable vénération à mon Paulinus des anciens jours, et à cet esprit de concorde qui animait mon père et le tien. » Dans une se- conde lettre Ausone est plus vif et déjà un peu

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amer : u J'avais pensé que les plaintes de ma première lettre auraient su te fléchir, Paulinus, et qu'un tendre reproche t'arracherait une pa- role, mais non : il semble qu'un serment sacré t'enchaîne; tu as juré le plus profond silence, et tu y persistes. » Ausone croit qu'une influence importune empêche Paulin de répondre; et il lui enseigne, pour échapper à cette surveillance domestique mille artifices que l'on est étonné de retrouver ici :

Si prodi , Pauline , times , nostraeque vereris Crimen amicitiae, Tanaquil tua nesciat istud.

Cette Tanaquil, c'était l'épouse de Paulin, Thé- rasia, qui en effet ne cessait de le porter à la piété. Enfin, dans une dernière épître, donnant un plus libre cours h ses reproches, il s'écrie : «Voici la quatrième épître, Paulinus, qui te retrace mes plaintes connues ; et en retour nulle page de toi qui me rende ce pieux devoir ; pas une lettre dont l'heureux début m'apporte la formule d'un salut. » Et alors avec un goût dé- testable et une malheureuse érudition mytholo- gique , il lui prouve que tout dans la nature répond à qui l'interroge : « Les rochers, les bois, les rivages, ont une voix. L'airain de Dodone tinte longtemps. Puis pour répondre, un mot suffit; une seule voyelle servit de ré- ponse aux Lacédémoniens; » et il termine par

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une longue imprécation poétique contre cette terre barbare qui retient son ami :

Hœcprecor! hancvocem, Bœotia carmina, Musa?, Accipite, et Latiis vatem revocale Camenis.

Les lettres d'Ausone n'étaient point arrivées exactement à leur adresse; Paulin n'avait reçu les trois premières qu'au bout de quatre ans ; et la quatrième, la dernière que nous avons citée, arriva encore quelque temps après. Paulin fit aces différentes lettres une seule et même réponse :

« Pourquoi m'ordonner, ô mon père, de cultiver ces muses que j'ai répudiées? ils re- poussent les muses , ils sont fermés à Apollon , les cœurs voués au Christ. Soutenu autrefois non par une égale force mais par une même ardeur, je m'unis à toi pour évoquer le sourd Pbébus de son antre prophétique, pour appeler les muses des divinités , pour demander à des forêts ou à des montagnes le don de la parole, qui est un don de Dieu. Tu m'accuses de manquer, depuis trois an- nées entières, à ma patrie; d'avoir, dans mes courses vagabondes, cherché un autre univers ; et ta tendresse émue profère de pieuses plaintes. Je bénis ces vénérables mouvements de ton cœur paternel ; mais combien j'aimerais mieux , 6 mon père, te voir demander mon retour à qui pour- rait te l'accorder. Puis-je songer à revenir à toi, quand tu exhales de stériles prières qui ne

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s'adressent point au ciel ; quand , détourné de Dieu, tu supplies les muses de Castalie? Non, ce n'est pas avec ces divinités que tu me ramèneras dans ton sein et dans ma patrie. Si tu as souci de mon retour, regarde et prie celui qui de son tonnerre ébranle les voûtes sublimes des cieux enflammés; qui brille du triple feu de la foudre; qui ne fait point gronder de vains murmures ; qui est au-dessus de tout ce qui existe ; qui est tout entier dans tout et partout; qui présent en toutes choses gouverne tout; ce Christ qui tient et meut les esprits; et si ses décrets sont contraires à nos vœux, c'est par la prière qu'il le faut ramener à ce que nous voulons. » Et à son tour, il trace un pur et sévère tableau de la vie nouvelle qu'il goûte ; il rappelle son maître à de meilleures pensées ; et enfin , protestant contre ce reproche que lui avait fait Ausone, d'être in- fidèle à l'amitié héréditaire qui les liait, il s'é- crie : « Ce joug, les mensonges de la malignité ne l'ont point délié; l'absence et l'éloignement n'ont pu le rompre. Jamais je ne le détacherai de mon cœur, et mon âme sortira de mon corps avant que ton image s'efface de mon esprit. Oui, tant que je serai contenu dans ce corps qui m'emprisonne, quelque monde qui nous sépare, je te verrai par le cœur, je t'embrasserai pieuse- ment par l'âme ; tu seras partout présent pour moi; et lorsque délivré de cette prison du corps,

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je m'envolerai de la terre , en quelque région que me place le Père commun , encore je te parle- rai en esprit. » Ce fut le dernier adieu à l'amitié; adieu plein de grâce et de douce tristesse.

En comparant les épîtres d'Ausone à la ré- ponse de Paulin, on voit quelle supériorité don- nent à la pensée de celui-ci sa foi nouvelle et ce monde des esprits déjà il aspire, « craignant, si la trompette éclatante venait à retentir dans les cieux entrouverts , de ne pouvoir s'élever d'une aile légère dans l'espace à la rencontre de leur roi et s'envoler au ciel parmi ces glorieux milliers de saints qui légèrement balancés dans le vide soulèveront d'un élan facile vers les astres célestes leurs pieds dégagés des entraves du monde, et mollement portés sur les nuages s'en iront, au milieu des airs, rendre hommage au roi céleste et rassembler aux pieds du Christ adoré leurs brillantes phalanges. » Ce sont de neuves et chrétiennes images. Toutefois l'élève d'Ausone n'a pas encore entièrement disparu; on le reconnaît au luxe de la description, à l'abus de l'esprit, aux souvenirs profanes de Cicéron et de Virgile, et surtout à cette petite vanité poé- tique qui le pousse à répondre, en trois mesures différentes, aux lettres de son maître. Tel est, à cette époque, l'état des esprits et de la société : le paganisme y vit dans les habitudes, dans les expressions, alors même qu'il ne règne plus dans

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les âmes; l'imagination est souvent profane en- core, quand la pensée ne Test plus; le spiritua- lisme est dans les intelligences, la mythologie dans les souvenirs; le bel esprit se mêle à la foi, et le mauvais goût à la pureté et à l'élévation des sentiments.

Paulin avait donc entièrement rompu avec le siècle; il reçut le baptême de saint Delphin, évê- que de Bordeaux , et fut , en 393 , ordonné prêtre sur la demande du peuple de Barcelone. Un an après, il partit pour l'Italie, et s'établit àINola, où, après avoir vécu quinze ans dans la pauvreté et la pénitence, il devint évêque.

A Nola, Paulin se trouvait en quelque sorte sur la limite de l'Italie, et comme un intermé- diaire naturel entre l'Afrique et l'Europe. Sa con- version d'ailleurs, la renommée de sa piété et de ses talents attirèrent bientôt sur lui la sollicitude et l'affection des deux grands docteurs de l'Église au ive siècle, Jérôme et Augustin. Jérôme l'en- courage, le dirige dans l'étude des saintes Écri- tures. Paulin , comme tous ceux qui passaient de la littérature païenne à la littérature sacrée, pouvait être rebuté quelquefois par la rudesse énergique des textes sacrés. « Gardez, lui dit Jérôme, que la simplicité et la bassesse apparente du langage de nos livres sacrés ne choque votre délicatesse; tout y est éclatant, même à la sur- face; mais tout y est plus doux encore au fond;

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pour goûter le fruit, il en faut percer l'écorce. » Ailleurs, tempérant l'ardeur de sa foi nouvelle, il le détourne de se rendre à Jérusalem, le louant d'ailleurs d'avoir renoncé au monde. Docile à ce conseil, Paulin resta dans le monde; où, comme le lui disait Jérôme, il pouvait être et il fut plus utile.

Nous n'avons jusqu'ici considéré dans Paulin que le disciple et l'ami d'Àusone, le poète de- venu chrétien ; il faut maintenant faire connaître l'orateur.

Paulin fut appelé à prononcer le panégyrique de Théodose. Nous n'avons de ce panégyrique qu'une phrase, mais elle nous en donne tout le plan et tout l'esprit : In Theodosio non impera- torem, sed Chris il servum; nec regrio , sed fuie principem prsedicamus . « Nous louons dans Théodose non l'empereur , mais le serviteur du Christ ; c'est à la foi et non au pouvoir que nous apprécions le prince. » Ce point de vue nou- veau qui subordonne la majesté impériale au titre de chrétien , la puissance à la piété n'é- tait point une vaine antithèse, et, s'il m'est permis de le dire, une prétention intéressée de l'Église. C'était la pensée, et j'ajouterai, le besoin du monde à cette époque. Ce texte de Paulin, Augustin l'a magnifiquement développé dans un chapitre de la Cité de Dieu : « Nous appelons heureux, dit-il, certains princes chrétiens, non

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pour avoir longtemps régné et laissé après eux leurs fils tranquilles possesseurs de leur cou- ronne, ou pour avoir su vaincre ou déjouer les ennemis qui s'élevaient contre eux. Nous les appelons heureux, si leur pouvoir a été conforme à la justice ; si, au milieu des hommages sublimes et des basses complaisances qui les entourent, leur cœur ne s'est point élevé ; s'ils se sont sou- venus qu'ils étaient hommes; s'ils ont. fait ser- vir leur puissance à étendre le culte de Dieu, leur majesté à le rehausser ; si, lents à se venger, ils sont prompts à pardonner; s'ils adoucissent par la mansuétude et les bienfaits de nécessaires rigueurs; et si, en tout cela, ils agissent non par un vain désir de gloire, mais par cette charité qu'inspire l'attente d'une éternelle félicité. » Tel est le dernier trait de cette royauté chrétienne, esquissée d'abord par Tertullien et achevée par saint Augustin.

Jérôme a donné de grands éloges au panégy- rique de Paulin : « Heureux, lui écrit-il, l'empe- reur d'avoir rencontré un tel orateur! Vous avez ajouté à la majesté de la pompe impériale. Cou- rage, ô vertueux jeune homme! que ne promet pas, pour un âge plus mûr, un début si écla- tant. )) Et il vante l'ordre, l'enchaînement, la solidité de ce discours.

Si l'on veut apprécier quelles étaient, en même temps que la grandeur de sentiments qu'inspirait

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à l'évèque chrétien cette pensée alors dominante que la piété devait faire le caractère d'un prince, les ressources que cette même pensée offrait à l'éloquence, il faut comparer aux oraisons funè- bres chrétiennes de Théodose les panégyriques qu'en ont faits les auteurs païens , entre autres Pacatus.

Nul prince n'a été plus loué que Théodose. Augustin nous a vivement retracé dans ses Con- fessions les inquiétudes dont il était tourmenté, lorsque chargé de la chaire de rhétorique de Milan il dut en cette qualité prononcer le pané- gyrique de Théodose. Je doute que dans ce pa- négyrique, Augustin eût rien rencontré qui ap- prochât de cette magnifique peinture que nous venons de lui \oir tracer de l'empereur chrétien. Quand Théodose mourut, l'éloquence profane ne manqua donc point à ses louanges, et ce fut le plus célèbre rhéteur de ce temps, qui fut appelé à les célébrer en public. Pacatus ne fut pas au-dessous de cette tâche. Son style a de l'éclat et du mouvement; il s'élève au récit des guerres et des victoires de Théodose; et pourtant quel- quefois l'intérêt languit : on dirait qu'une se- crète influence frappe de froid son éloquence. Elle ne se ranime cette éloquence, elle ne se re- trouve naturelle et pathétique , que quand Pa- catus touche à une de ces questions qui seules alors préoccupaient et remuaient les âmes, à

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une question religieuse; quand, saisi dune jusle indignation, il flétrit, en louant la tolé- rance de Théodose , la cruauté qui avait si atrocement puni sur quelques malheureux Ter- reur des priscillianistes.

Mais Féloge des princes était en quelque sorte un tribut que l'éloquence chrétienne payait aux puissants de la terre; ce n'était pas le texte favori et fécond de ses inspirations ; ce texte , nous le savons de reste, c'était la charité, et c'est aussi que triomphe l'âme de Paulin.

On plaçait, à l'entrée des églises, des troncs la piété des fidèles déposait les aumônes des- tinées à la subsistance des pauvres. Tel est le texte d'une homélie célèbre de Paulin : De gazop/tj/a- cio. « Du tronc. » Homélie il a su, après tant d'orateurs chrétiens , trouver de nouvelles et éloquentes paroles pour exciter la charité « Les pauvres vous attendent à la porte de l'église; les yeux fixés sur vous, ils observent votre arrivée, et suivent chacun de vos pas. Leurs voix tou- chantes, affaiblies par la faim qui les presse, vous adressent des vœux suppliants; elles im- plorent de votre compassion quelque soulage- ment à leurs misères. Ne les contraignez pas à changer leurs prières en murmures; craignez que leurs gémissements ne s'élèvent contre vous auprès du père des orphelins, du protecteur des veuves , du Dieu souffrant dans la personne des

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pauvres. » On ne saurait trop admirer avec quelle sagesse cette voix du pauvre qui toujours en secret ou hautement s'élève contre le riche, saint Paulin sait , en la détournant vers le ciel , la faire parler sans que la plainte touche à l'in- sulte, le murmure a la révolte.

Nous avons vu que tout en résistant aux prières d'Ausone qui le rappelait ou plutôt vou- lait le retenir au culte des muses, Paulin par une dernière faiblesse poétique non-seulement lui avait répondu en vers , mais qu'à l'imitation de son maître et comme en rivalité il avait em- ployé des mètres différents pour lui signifier ses adieux à la poésie. C'est que la poésie, en effet, était au fond du cœur de Paulin; c'était pour lui cette passion dont le sage même se dé- pouille difficilement ; aussi n'y put-il renoncer; mais ne la pouvant vaincre, il la sanctifia : sa poésie fit partie de sa piété. Un de ses prédé- cesseurs au siège épiscopal de Nola, saint Félix, avait laissé un grand renom de vertu et une grande puissance de miracles. Chaque année, Paulin lui consacra un poème , et il renouvela pendant quinze ans cette offrande poétique qu'il savait rajeunir par la variété des mètres et la vivacité inépuisable de l'émotion. 11 a aussi tra- duit en vers quelques psaumes; et saint Augustin trouvait que ces poésies de Paulin étaient douces comme le miel et le lait, et propres à nourrir et

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à charnier la piété des fidèies. Ces effusions poé- tiques dans sainl Paulin n'enlevaient rien à ses devoirs d'évêque ? qui alors étaient souvent en- tourés de grands périls : c'était le temps de l'in- vasion des Goths dans l'Italie. Nola fut prise d'assaut; Févêque tomba aux mains des barba- res; mais, frappés de sa vertu, ils lui rendirent la liberté. Alors Paulin, comme un autre saint Ambroise, employa les biens de l'Eglise à ra- cheter les captifs et à soulager les maux de la guerre : ce fut l'occupation de ses dernières an- nées. La tolérance en lui s'alliait à la piété; aussi quand il mourut, en 431 , juifs et païens s'asso- cièrent-ils aux chrétiens dans d'unanimes re- grets.

CHAPITRE XVI.

OROSE. SALVIEN.

Dans la grandeur de son plan et du point de vue élevé il s'était placé en contemplant la cité de Dieu, Augustin n'avait pu descendre aux détails ou s'y arrêter. Orose , son disciple , vint se charger de cette tâche. Il le déclare tout d'a- bord et dans les ternies les plus explicites de respect et d'obéissance : il ne veut qu'apporter quelques preuves particulières, quelques faits nouveaux à la thèse si éloquemment, si magni- fiquement soutenue et développée par saint Au- gustin ; il s'attache à un point particulier, le re- proche fait aux chrétiens d'être la cause des maux qui depuis leur apparition affligent l'empire. Entrant donc de suite en matière et remontant, il le dit lui-même, au berceau du monde, Orose reprend et suit à travers les siècles et les royau- mes la longue et effroyable histoire des calamités de tous genres qui ont désolé l'univers : c'est un inventaire exact de tous les fléaux qui ont écrasé l'humanité. Au milieu de ces souvenirs de tristesse , de ces funèbres images , de ces débris

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des empires, la pensée et le style d'Orose pren- nent une teinte singulière de sombre énergie et de vigoureuse précision : on dirait le génie et la couleur anticipés de ces peintres de l'école espa- gnole qui ont trouvé, pour exprimer les tortu- res physiques et les douleurs morales, un coloris si horriblement vrai et saisissant. Cette force de conviction dans l'apologie qu'il fait, donne à Orose un mérite qu'on ne s'attendait pas d'a- bord à trouver dans un écrivain qui s'annonce simplement comme le disciple fidèle , l'humble annotateur, si je le puis dire, du grand ouvrage de saint Augustin , qui se borne à en suivre pas à pas les traces, à les adorer. Orose malgré ce culte et cette soumission, a un caractère original ; non qu'il exprime souvent des pensées autres que celles d'Augustin, mais il les formule d'une manière plus nette et plus précise; il les met mieux en relief, il les accuse plus fortement. Ainsi l'action de Dieu sur la destinée des empires et particulièrement de l'empire romain qu'il a fait servir à la préparation et à l'établissement de la religion chrétienne, cette action nous sem- ble mieux marquée dans Orose qu'elle ne l'est dans saint Augustin.

11 est une idée qu'Orose n'a pas empruntée à saint Augustin, et qui sous sa plume prend, par un tour précis et vigoureux, un caractère éclatant : c'est la pensée de l'unité morale

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établie par le christianisme , unité qui de tous les hommes ne doit faire qu'une même famille, et de tous les empires qu'une même patrie.

Enfin comme écrivain , Orose a un mérite rare dans les auteurs chrétiens : son ouvrage est composé avec ordre , avec suite ; il en annonce au début les principales divisions , les reprend et les suit exactement dans les livres suivants. S'il passe d'abord en revue les grands empires de l'Orient ; s'il s'arrête quelque temps à la Grèce, il a hâte d'arriver à l'empire romain, sujet principal de sa thèse; il en esquisse l'histoire à grands traits, avec des termes énergiques et l'on croit quelquefois reconnaître la vigueur et la concision de Tacite; il la suit à travers les âges et l'amène avec ordre et clarté jusqu'à ce mo- ment où l'histoire de Home est celle du chris- tianisme. Cette régularité un peu chronologique de son ouvrage est animée par une pensée qui déjà et souvent exprimée par les auteurs chré- tiens se montre dans Orose avec des développe- ments plus nets, une expression plus précise; cette idée est l'idée du progrès par lequel, sous la main de Dieu qui les dirige, marchent les em- pires à l'accomplissement de la loi évangélique; c'est-à-dire au règne de la justice, de l'égalisé, de l'unité chrétiennes. Les peuples barbares eux- mêmes qui maintenant ravagent l'empire, doi- vent entrer dans cette unité. On dirait qu'ici

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Orose entrevoit la face encore obscure du monde, et que s'élevant au-dessus du trouble passager qu'ils y apportent, il démêle dans la confusion des peuples qui se chassent et se heurtent la future harmonie du moyen âge par la double hiérar- chie de l'Église et de la féodalité.

Un autre écrivain chrétien, Salvien, a aussi repris, mais à un point de vue différent, la pensée de saint Augustin. Les sept livres Sur le gouvernement de Dieu sont le complément et comme la conséquence logique de la Cité de Dieu.

Jl y a dans le traité Du gouvernement de Dieu, deux parties distinctes : Tune commune et phi- losophique; l'autre chrétienne et neuve; la pre- mière consacrée à réfuter les vieilles objections contre la Providence, s'étend, sauf quelques traits relatifs au véritable sujet, jusqu'au cin- quième livre. Alors seulement Salvien saisit et développe le véritable côté , le côté neuf de la question; il n'est plus l'avocat un peu confus de la Providence, qui n'en a pas besoin, mais l'in- terprète inspiré de ses desseins sur îe monde , desseins dont les barbares sont les instruments. Jusque-là les apologistes chrétiens s'étaient bor- nés à montrer que le christianisme était étranger aux malheurs de l'empire , Augustin et Orose lui-même n'avaient pas été au delà de la dé- fense : Salvien passe à l'attaque. Il ne garde plus

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de ménagements envers la société païenne : il applaudit hautement à la vengeance de rhu- manité dans la destruction de l'empire. Sa pa- role ardente brise le dernier lien qui rattachait encore le monde païen au monde chrétien, et rompt cette union adultère. Pourquoi le chri- stianisme dissimulerait-il encore? n'a-t-il pas der- rière lui qui le doit défendre i ces barbares qui triomphent des princes et se soumettent aux évêques. Augustin respectait encore le monde ro- main ; Salvien le condamne sans pitié; il en mène les funérailles, et sur son tombeau il entonne un hymne en l'honneur des barbares qui Font vaincu et détruit. Salvien ne continue pas sim- plement la parole d'Augustin; il la met en pra- tique.

Que fait saint Augustin dans la Cité de Dieu ? D'un côté, il prononce l'oraison funèbre de la société païenne; de l'autre, il annonce l'avé- nement de cette société céleste qui a jusque-là poursuivi obscurément sur la terre son pèleri- nage, et à qui maintenant appartient, même ici-bas, l'empire : c'est la proclamation du règne futur de l'Église. Mais cette pensée, qu'Augustin indique mystérieusement et qu'il ne présente que sous des voiles et en un obscur lointain , Salvien la montre visible dans les faits. Dieu, chez Salvien, prend possession du monde; la cité de Dieu n'est plus comme dans Augustin,

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un symbole; elle est une réalité: Dieu gouverne par son Eglise.

Mais ce n'est pas des païens, même convertis, que le christianisme peut attendre cette ère nou- velle. Il lui faut des âmes plus pures et des esprits plus dociles : il lui faut les barbares. L'exaltation des barbares, mis au service de l'Église, tel est le texte des paroles éloquentes de Salvien.

On lui a reproché cette préférence donnée aux barbares sur les Romains, cette absence de nationalité qui lui fait applaudir à la chute de l'empire. Gibbon s'en indigne , et en accuse le christianisme. Ces reproches sont -ils fondés? Y avait-il pour un Gaulois, pour un sujet de l'empire obligation de lui rester fidèle ? Pour juger cette question, il suffit d'examiner l'état de la Gaule. Accablée d'une nuée de fonction- naires qui s'abattaient sur elle comme sur une proie, elle n'avait plus conservé que le droit de payer sa servitude. Ce que le fisc épargnait , la vénalité de la justice l' épuisait. La Gaule déjà ne faisait plus que soutenir, que nourrir le cadavre de l'empire. Si encore ces Romains qui dévorent la Gaule, savaient la défendre; non; aussi lâches qu'ils sont avides , ils ne savent que fuir devant l'ennemi. Et, remarquez-le bien : le patriotisme qui ne se trouve plus chez les Romains, s'est- il réfugié? dans l'âme du prêtre chrétien. Qui proteste contre celle dégradation ? qui se montre

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jaloux de l'ancienne gloire du nom romain? C'est Salvien. Pourquoi ces censures si âpres des vices romains? C'est que ces vices ont fait l'es- clavage de la Gaule; oui, on n'en peut douter, Salvien porte en lui le poids d'une âme romaine. « Rougissez, peuples romains, rougissez de votre vie. Il n'est presque pas de villes qui soient exemptes de turpitudes, excepté les villes les barbares ont établi leur domination. Et nous nous étonnons de nos malheurs , nous qui sommes si impurs! nous nous étonnons d'être surpassés en force par nos ennemis quand ils nous surpassent en vertu : qu'on se le persuade bien, ce qui nous a vaincus, c'est le dérèglement de nos mœurs. » Mais il loue les barbares? nul avant lui, même parmi les païens, ne lavai t-ii fait? Le sentiment qui inspire à Tacite de pré- senter à ses contemporains comme un contraste et une censure la peinture des mœurs des Ger- mains, est-il bien loin de celui qui fait de Sal- vien le panégyriste des barbares? Ainsi c'était déjà faire sentir au plus romain des historiens latins cette mystérieuse et puissante vertu des peuples barbares qui devaient, renouvelant le vieux sang romain, préparer la vie énergique et féconde du moven âge.

Ne craignons pas de le dire : Salvien avait rai- son contre l'empire romain qui dévorait les Gaules; raison contre les chrétiens, Gaulois ou

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Romains, qui avaient changé de culte sans chan- ger de mœurs; raison enfin contre cette société cruelle et corrompue qui dans les amphithéâtres de Trêves et de Cologne , que doivent renverser les barbares, jetait encore à des animaux féroces les entrailles humaines : dernière volupté du sang s'enivrait le paganisme mourant.

CHAPITRE XVII.

LA LEGENDE CHRETIENNE.

La légende est une œuvre originale du génie chrétien. Née au désert, elle en a le merveilleux; c'est, à proprement parler, la vraie poésie du christianisme.

Jérôme en a écrit les premières pages. On lui doit la monographie de trois solitaires : Paul, Hi- larion, Malchus. Dans ces pieuses monographies on respire, pour ainsi dire , la paix et le parfum du désert ; on sent que Jérôme y laisse percer ses sentiments et ses impressions personnelles ; quelquefois même il se met en scène de la ma- nière la plus vive et la plus pittoresque. Ainsi , dans une espèce d'épilogue qui termine la vie de Paul, il s'écrie : « Paul gît recouvert d'une vile poussière pour ressusciter dans la gloire , et les marbres fastueux de vos tombeaux pèsent sur vous , qui devez brûler avec vos richesses ; épar- gnez-vous ! Grâce ; épargnez du moins ces ri- chesses que vous aimez tant? Pourquoi envelop- per dans des vêtements d'or jusqu'à vos morts eux-mêmes ? Pourquoi votre ambitieuse vanité

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ne s'éteint-elle pas au milieu du deuil et des larmes ? Les cadavres des riches ne sauraient-ils donc pourrir que dans la soie ? Je t'en con- jure , qui que tu sois , toi qui lis ceci , souviens- toi du pêcheur Jérôme , lequel , si Dieu lui en donnait le choix , préférerait de beaucoup à la pourpre des rois , avec les supplices, la tunique de Paul , avec ses mérites. »

La Fontaine , dans un mouvement d'un re- pentir qui ne dura pas , a mis en vers la Capti- vité de saint Malc. Dans une invocation à la Vierge, il s'écrie :

Mère des bienheureux , Vierge , enfin je t'implore ; Fais que dans mes chansons aujourd'hui je t'honore, Bannis-en les vains traits, criminelles douceurs Que j'allais mendier jadis chez les neuf Sœurs.

Ce sujet est digne en effet de la poésie : « Un jeune homme et une jeune et belle vierge ont tous deux fait vœu de chasteté. Tous deux d'un rang élevé, ils deviennent esclaves par le sort de la guerre et sont envoyés dans un désert pour y garder les troupeaux. Pour obéir à leurs vœux sacrés , ils résistent aux désirs qui les consument, à tout ce que l'amour peut offrir de tentations sous un climat bridant , dans la si- lencieuse solitude du désert , quand rien ne les peut distraire du charme irrésistible qui les en- traîne l'un vers l'autre , quand rien ne s'oppose a leur ineffable bonheur, rien , sinon la crainte

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d'offenser le Dieu qu'ils adorent. Mais ils se voient soumis à des épreuves plus difficiles en- core. Pour éviter la mort dont ils sont menacés, il leur faut feindre un hymen qu'exige un maître avare et cruel qui veut multiplier le nombre de ses esclaves. La même couche reçoit et l'amant et l'amante ; ils s'exhortent mutuellement à une résistance qui paraît impossible. Au moment le jeune homme a pressé contre son sein la vierge , dans l'espérance de lui faire partager le délire auquel il est en proie, elle résiste, et son éloquence toute divine triomphe de celui qui la contemple avec délices et qui l'accuse avec ad- miration. Alors tous deux , à genoux , enlacés dans les bras l'un de l'autre, lèvent au ciel leurs yeux baignés de pleurs et reportent vers Dieu ces sentiments d'amour dont leurs cœurs sont embrasés. Cependant la nature trop faible suc- comberait à tant de tourments : ils fuient en- semble , sont poursuivis , s'élancent dans la ca- verne d'une lionne furieuse qui allaitait ses petits. Par un miracle inattendu, l'animal féroce les protège et met en pièces l'Arabe dont le ci- meterre, déjà lancé sur eux, allait leur donner la mort. Enfin , après avoir échappé à mille dan- gers, ils arrivent à une bourgade chrétienne, se disent un éternel adieu, et, fidèles aux vœux qu'ils avaient formés , ils se renferment pour toujours dans des cloîtres différents et deman-

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dent à Jésus-Christ, au pied des autels, la céleste récompense d'un si douloureux sacrifice. » Cette analyse , un peu apprêtée de style , mais exacte pour les faits que nous empruntons à M. Walc- kenaèr, montre que le sujet de Malchus était très-favorable à la poésie; mais il convenait peu au génie de La Fontaine , qui en a fait une pastorale au lieu d'un drame. « Je voudrais que cette idylle , dit-il dans sa dédicace au cardinal de Bouillon , outre la sainteté du sujet , ne vous parût pas entièrement dénuée des beautés de la poésie. » Ces beautés y brillent peu, et ce ne sont pas celles du sujet. Beaucoup de descrip- tions , des vers tels que ceux-ci :

En des lieux découverts notre bergère assise Aux injures du haie exposait ses attraits , Et des pensers d' autrui se vengeait sur ses traits. O vous , dont la blancheur est souvent empruntée , Que d'un soin différent votre âme est agitée

font souvent de cette légende pieuse une pasto- rale, où l'on retrouve parfois le vers facile, mais mondain de La Fontaine , et ces criminelles- douceurs dont il savait trop peu se défendre. Et quand à la fin de ce poëme, il ajoute :

Jérôme en est témoin , ce grand saint dont la plume Des faits du Dieu vivant explique le volume , Il vit Malc , il apprit ces merveilles de lui , Et mes légers accords les chantent aujourd'hui. Qui voudra les savoir d'une bouche plus digne Lise chez d'Andilly cette aventure insigne ,

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il exprime lui-même un jugement vrai sur cet essai de poésie religieuse ; pour un tel sujet ses accords sont un peu légers.

Ruffin nous a aussi laissé, sous le titre de Vies des Pères du désert , d'intéressantes, de pieuses légendes. Pendant un long séjour en Egypte, il avait été témoin des merveilles qu'il racontait , et il en a tracé des tableaux dont les couleurs moins vives que celles de Jérôme ont , dans l'élégance du style et la douceur des sentiments, un charme particulier.

Cette renommée des moines d'Orient dont Jérôme et Ruffin ont été les témoins et les his- toriens, ne tarda pas à se répandre en Occi- dent et à y exciter une vive admiration. Deux hommes , par leurs écrits , l'accrurent encore : ce furent Sulpice Sévère et Cassien.

en Aquitaine, vers 363, Sulpice Sévère se lia d'une étroite amitié avec saint Paulin. Comme lui , riche et d'une famille noble, Sulpice Sévère, à son exemple , vendit ses biens et en distribua le prix aux pauvres , ne se réservant qu'une pe- tite terre. , tout entier à la religion et à l'é- tude , il menait cette vie pauvre mais calme et pieusement occupée dont saint Paulin , dans une de ses lettres , nous a laissé une touchante description. Dans cette retraite , Sulpice Sévère composa plusieurs ouvrages, dont les princi- paux sont : la Chronique , ou Abrégé de ïldstoire

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sacrée , et les Dialogues sur la vie des soli- taires.

Augustin avait consacre les derniers livres de la cité céleste à l'histoire du peuple de Dieu ; Sul- pice Sévère en l'abrégeant reprend cette histoire la finissait saint Augustin ; il en fait l'intro- duction de cette autre histoire à laquelle en ef- fet elle devait aboutir, l'Histoire de l'Eglise. Cet abrégé de Sulpice Sévère est d'une préci- sion pleine de vigueur et d'élégance. Dominé par cette pensée qui venait de saint Augustin , que les événements humains se ramènent tous et concourent aux desseins de Dieu sur son Église, Sulpice Sévère sait y rattacher tous les faits , tous les détails avec une remarquable habileté : Bossuet lui doit beaucoup pour le plan et l'unité de son Histoire universelle. Imi- tateur de la brièveté de Salluste, qu'il aime à citer, Sulpice Sévère reproduit souvent les sou- venirs de la littérature profane; et à la vigueur de quelques-uns de ses traits, à la profondeur de certaines pensées, on croirait, comme dans Orose, moins reconnaître la propre pensée de l'écrivain que la pensée et les expressions de quelque grand historien de l'antiquité. Du reste, Sulpice Sé- vère lui-même fait , avec beaucoup de désinté- ressement , l'aveu de ces emprunts : « Je ne ferai pas difficulté d'avouer, dit-il dans la pré- face, que je me suis beaucoup servi des histo-

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riens profanes. » Maigre cette étude et celte imi- tation souvent heureuse des anciens, Sulpice Sévère hâtait , pour sa part , la corruption du goût et de la langue , qui déjà cédait à l'idiome vulgaire. Dans ses dialogues surtout, il est beaucoup moins correct. A des idées nouvelles, il fallait des mots nouveaux ; or, la légende venait avant tout du peuple et y re- tournait.

La vie monastique , a cette époque , a deux aspects bien différents : l'un riant dans sa nudité même, sauvage, mais poétique; l'autre étroit, sombre, régulier : dans le premier, c'est la vie du désert avec la liberté, la lumière, l'immensité du ciel et la pleine possession de la nature; c'est la vie de l'anachorète, du solitaire proprement dit. La seconde , vie d'obscurité , avec peu ou point de vue sur la nature, avec renoncement entier à l'indépendance , est la vie des moines , de ceux qui vivent isolés , mais réunis sous un même toit. Liberté d'un côté, soumission de l'autre , tels sont les deux traits profonds et distincts de la vie du désert et de la vie des couvents.

La vie du désert est pleine de merveilles : la création tout entière y semble mise à la disposi- tion de l'homme, et comme aux premiers jours du monde naissant, tous les êtres animés s'em- pressent de reconnaître son empire. Les ani- i 21

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maux surtout y apparaissent : serviteurs tout à la fois et amis de l'homme, ils protègent, loin de l'inquiéter, sa solitude; ils vivent avec lui dans une douce familiarité :

Les lions et les saints ont en même demeure,

a dit La Fontaine dans le poëme que nous avons cité plus haut. La légende chrétienne est pleine de ces scènes, j'allais dire de ces amitiés lou- chantes ; nous en avons déjà vu dans l'histoire de saint Malchus un exemple éclatant. Sulpice Sé- vère nous en offrira des traits non moins remar- quables : « Arrivés au pied du palmier nous conduisait notre hôte, nous rencontrâmes un lion : à cette vue, mon guide et moi nous fûmes saisis de frayeur; mais le saint approcha sans hésiter, nous le suivîmes, quoique en tremblant. La bête, Dieu sans doute le lui commanda, tran- quillement s'éloigna un peu, puis s'arrêta, tan- dis que l'anachorète cueillait sur les premières branches les dattes qu'il pouvait atteindre. Il présenta ensuite sa main pleine au lion , qui accourut , prit ces fruits avec autant de familia- rité que l'eût fait un animal domestique, les mangea et s'en alla. » Les animaux au désert ne respectent pas seulement l'homme; ils lui sont utiles, ils l'instruisent et le préservent de fu- nestes méprises. « Un solitaire habitait la partie du désert qu'avoisine Syène; la première fois

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qu'il se retira dans le désert pour y vivre des herbes et des racines d'une saveur exquise que le sable produit, il ne savait pas les reconnaître, et cueillait souvent des plantes vénéneuses. Chaque fois qu'il mangeait, le poison le mettait à la tor- ture ; il était en proie à d'affreuses douleurs d'intestins. L'anachorète, frappé de terreur, ne prenait plus aucun aliment, et après avoir passé sept jours entiers sans manger, il était sur le point de périr d'inanition. Alors une chèvre sauvage s'approcha du solitaire; il lui jeta un fai- sceau d'herbes qu'il avait cueillies la veille, et auxquelles il n'osait toucher. L'animal écarta les plantes vénéneuses , et choisit celles qui étaient inoffensives. C'est ainsi que ce saint homme, apprenant de la chèvre ce qu'il devait manger, ce qu'il devait rejeter, échappa au danger de mourir de faim , et n'eut plus à craindre les herbes vénéneuses. » Voilà une leçon de bota- nique bien simple et bien utile : l'instinct n'est pas moins sûr que la science.

Les services que les animaux rendent à l'homme, ils les reçoivent de lui à leur tour. «Deux moines étaient allés visiter un anachorète. Le quatrième jour de leur visite, ils repartent, et l'anachorète les reconduit à quelque distance. Tout a coup , ils voient venir à eux une lionne d'une grandeur prodigieuse ; la bête , encore qu'ils fussent trois, sachant fort bien à qui elle

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devait s'adresser, se roule aux pieds de l'ana- chorète^ en poussant des gémissements plaintifs et des cris suppliants. Elle les devance ; ils la suivent, et arrivent ainsi à la caverne de la bête , se trouvaient cinq petits déjà forts et aveugles-nés. La lionne les tire de la caverne les uns après les autres, et les dépose aux pieds de l'anachorète. Alors le saint comprit ce que la bête demandait, et ayant invoqué le nom de Dieu , il toucha de la main les pau- pières des lionceaux qui, aussitôt guéris de leur cécité, ouvrirent les yeux, jusque-là fermés à la lumière. »

Voilà cette vie du désert, vie de contempla- tion et de liberté, de merveilles journalières, l'homme ne se sent plus seul dans cet em- pressement des êtres animés et de la nature elle-même à lui prodiguer les uns leurs services, l'autre ses dons.

Voici maintenant la seconde vie, la vie sociale du cloître, la soumission est la première vertu. « Un homme demandait à l'abbé d'être reçu dans la communauté. Pour première con- dition, l'abbé lui posa l'obéissance. Par hasard, l'abbé tenait à la main une baguette de storax, depuis longtemps desséchée. Il la planta en terre, et commanda au nouvel arrivant de l'ar- roser jusqu'à ce que le bout sec, dans le sable, se couvrît de feuilles. Le novice, pour obéir à

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cette dure injonction, apportait chaque jour sur ses épaules de l'eau qu'il allait chercher au Nil , éloigné de deux milles. Déjà une année s'était écoulée sans qu'il eût interrompu son travail, encore qu'il ne pût espérer d'en recueillir aucun fruit. L'année suivante, le labeur du moine, épuisé de fatigue, fut encore infructueux. Enfin, la troisième année, le frère ne cessant ni jour ni nuit d'arroser, la baguette porta des fruits. » Telle était l'obéissance, telle était la foi.

La vie de liberté et de contemplation, la vie d'anachorète était surtout la vie de l'Orient ; c'est celle que Sulpice Sévère a principalement retracée. La vie de retraite, de soumission, ou autrement vie cénobitique, était plus particu- lière a l'Occident : c'est celle qu'a racontée Cassien.

Jeune encore, Cassien avait été saisi du désir de visiter les solitudes de l'Orient. Il se rendit d'abord à Bethléem , puis après avoir parcouru l'Egypte, il revint en Gaule après un séjour de dix années au milieu des monastères de l'Orient. A son retour, il s'établit à Marseille pour n'en plus sortir, et rédigea sous le titre à' Institutions des monastères et de Conférences ou Dialogues, ses souvenirs de voyages. Toutefois Cassien a moins écrit la légende que les annales des mo- nastères; il en rapporte les règles, plus qu'il n'en redit le merveilleux : ses ouvrages sont un

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code monastique : ils enseignent la discipline et la soumission, ils n'enchantent pas l'imagination.

On s'étonne de trouver cette histoire de la vie monastique, faite principalement par l'Église la- tine; car, à part Théodore, qui a laissé une his- toire particulière des solitaires les plus illustres de son temps , je ne sache pas qu'aucun Père grec ait écrit de légendes. Singulier contraste ! nous trouverons l'histoire ecclésiastique , nous aurions du, ce semble, trouver la légende, dans l'Église grecque; et la légende , l'on se serait plutôt attendu à rencontrer l'histoire , dans l'Eglise latine. Ainsi le génie latin reprend ici cette naïveté, cette grâce d'imagination qui lui a manqué ailleurs : sa véritable poésie, c'est la légende.

Cette légende si féconde, si belle, si populaire à son origine, est réservée à un long et brillant avenir : ce sera toute la vie et la littérature du moyen âge; chaque jour y ajoutera un merveil- leux feuillet; et quand le moyen âge sera depuis longtemps oublié; quand il aura entièrement dis- paru dans les splendeurs littéraires et monar- chiques du siècle de Louis XIV, la légende, la légende du désert survivra. Un solitaire d'une nouvelle et moins profonde thébaïde , un soli- taire de Port-Royal, Arnaud d'Andilly, repren- dra , arrangera ces récits de l'Orient pour en faire une pieuse et agréable lecture destinée, en

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charmant l'imagination , à balancer l'influence des romans , « de ces froides et dangereuses fic- tions, » comme dit Bossuet, dont le goût était alors si répandu.

Les Latins, si heureux et si originaux dans la légende, réussirent moins bien dans l'histoire proprement dite. Les Grecs, Eusèbe, Socrate, Sozomène, avaient écrit l'histoire ecclésiastique, quand les Latins ne l'avaient pas encore tenté; ceux-ci ne connurent que tard l'histoire de l'É- glise , et grâce à Ruffin qui traduisit l'ouvrage d' Eusèbe et y ajouta deux livres qui furent à leur tour traduits en grec. Plus tard les histoires de Socrate , de Sozomène , de Théodore! furent par les soins de Cassiodore réunies et traduites en latin et formèrent, sous le titre d' Historia tri- partita , le seul corps d'histoire que possédât l'Église d'Occident; car, précieux comme ré- sumé , l'abrégé de Sulpice Sévère , est tout à fait insuffisant pour la connaissance des faits eux-mêmes. On s'étonne et on regrette que le génie grave , sobre et judicieux des Latins n'ait pas écrit cette grande et belle histoire de l'Église. Jérôme seul l'a ébauchée dans quel- ques pages sur le concile de Rimini. A la vivacité éloquente de son style , à ses touches larges et vigoureuses, on peut concevoir ce qu'eût été, sous la plume d'un tel écrivain, 1 histoire ecclé- siastique. Le génie historique, du reste, n'a pas,

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à proprement parler, manqué à l'Eglise latine. Nous lavons vu ; mais il s'est porté ailleurs. Augustin clans la Cité de Dieu; après lui, et a sa lumière, Orose et Salvien ont été les précur- seurs de Bossuet, et les maîtres de cette philo- sophie chrétienne, appelée de nos jours phi- losophie de l'histoire.

CHAPITRE XVIII.

LA POESIE.

La vraie poésie latine chrétienne, à le bien prendre, est, nous l'avons dit, dans les légendes. La muse latine chrétienne a cependant tenté quelques chants qu'il faut faire connaître, car ils sont aussi un trait du génie de l'Eglise romaine. Outre saint Paulin dont nous avons examiné les inspirations pures et nouvelles, la poésie chré- tienne compte quelques noms qui, avant et après lui , n'ont pas été sans quelque gloire dans les fastes littéraires de l'Église. Le premier en date de ces poètes chrétiens est Juvencus.

Juvencus vécut sous Constantin. D'origine espagnole et d'une famille illustre , il embrassa , jeune encore, l'état ecclésiastique.

« J'ai pu, dit-il^ grâce à la force qu'ont donnée à mon esprit, la foi, une religieuse crainte et l'in- spiration du Christ , prêter dans mes vers à la splendeur de la loi divine les terrestres orne- ments du langage. Ce qui féconde mes chants, c'est la paix du Christ, c'est la paix du monde que favorise l'indulgent souverain de la terre,

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Constantin, qui voit ses vertus comblées de bé- nédictions , et qui seul entre les rois ne permet pas qu'on lui donne un nom sacré. » Ces paroles indiqueraient la date du poëme de Juvencus , si on ne la savait ; elles se rapprochent des éloges un peu officiels que Lactance et Eusèbe ont pla- cés en tête de leurs ouvrages.

Juvencus entreprit de mettre en vers l'Evan- gile ; Nec pertimiut Evangelii majestatem sub metri lèges mittere , dit saint Jérôme. Il prit principalement pour base de son travail l'Evan- gile de saint Matthieu, y suppléant quelquefois par les récits des autres évangélistes. Cette ten- tative, il faut bien le dire, faisait plus d'honneur à sa piété qu'à son goût; et même à sa piété, je ne sais , car je crains qu'ainsi pressée aux pieds nombreux de la poésie , la majesté de l'Évangile n'en ait souffert. La précaution même que prit Juvencus de suivre pas à pas , de traduire pour ainsi dire mot à mot, ainsi que nous l'apprend saint Augustin, le texte sacré, ce scrupule qui garantissait son orthodoxie n'était pas précisé- ment favorable à l'inspiration poétique. Cepen- dant le début du poëme, il est vrai que Juven- cus avait une plus libre carrière , ne manque pas d'une certaine noblesse; mais le reste est d'une monotonie fatigante; et la prosodie même y reçoit quelques atteintes. Juvencus était, du reste , un poète très-fécond. Le Nouveau Spi-

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cilége de Solesnies donne de iui six mille vers inédits.

Après Juvencus , parut Prudence. Prudence, Espagnol comme Juvencus, était en 348, à Calahorra. Dans sa jeunesse , il fréquenta le barreau, fut successivement préfet de deux villes et obtint enfin un grade militaire auprès de la personne de l'empereur : tels sont les détails qu'il nous donne sur lui-même, et les seuls que nous ayons sur sa vie. A l'âge de cinquante-sept ans , Prudence, saisi, comme l'avaient été Paulin et Sulpice Sévère, de la ferveur religieuse, quitta le monde. Ce fut alors qu'il composa ses ouvrages en vers.

Prudence est bien supérieur à Juvencus. Cé- lèbre surtout par la part qu'il prit à la lutte entre saint Ambroise et Symmaque, Prudence com- posa contre ce dernier deux livres en vers, es- pèce de poëme didactique il mêle à la dé- monstration de la vérité du christianisme l'éloge des grands noms romains qui étaient devenus l'honneur de l'Église : « Je pourrais , dit-il , compter six cents maisons de race antique , sor- ties du gouffre profond d'une honteuse idolâtrie, et rangées sous les étendards du Christ. » Et il oppose , à cet empressement des plus nobles fa- milles à quitter la toge romaine pour le manteau plus éclatant de la piété, l'obstination de quelques esprits qui , perdus dans les rêveries païennes ,

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se plaisent dans leurs anciennes ténèbres, et se refusent à voir le soleil qui brille en plein jour.

Avec le paganisme, Prudence combattit l'hé- résie. Sous le titre d'Apothéose, il attaqua les patripassiens, les sabelliens et quelques autres hérétiques, les juifs aussi. L' Hamartigénie , ou De l'origine du péché, est une suite de Y Apo- théose; Prudence y réfute les marcionites et les manichéens.

Au nombre des poëmes de Prudence s'en trouve un qui a pour titre : la Psjchomachie , c'est-à-dire lutte du bien et du mal dans le cœur de l'homme. La Psjchomachie n'est qu'un com- plément de r Hamartigénie ; dans X Hamartigénie Prudence combattait le principe manichéen d'un bon et d'un mauvais génie; c'est ici, sous un autre titre, le même sujet, la même lutte.

Prudence a aussi composé des poëmes ly- riques.

Les poésies lyriques de Prudence forment deux classes : la première, sous le titre de : KaÔ7][/.epivtov liber contient douze hymnes pour les différentes parties du jour et pour certaines solennités; l'autre, intitulée Ilspi <7Te<pava>v, renferme quatorze hvmnes en l'honneur d'autant de martyrs. Eh bien! que sont ces hymnes? Ces hymnes sont encore en quelque sorte théologiques et didac- tiques ; elles présentent tantôt l'explication d'un mystère ou d'une cérémonie ; tantôt le tableau des

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travaux d'un apôtre, des tourments d'un martyr, du sacrifice dune vierge chrétienne. Ces hymnes étaient, quelques-unes du moins, fort étendues : l'hymne sur le martyre de Romanus ne compte pas moins de onze cent quarante vers. Il était difficile, on le comprend, que l'inspiration, une inspiration continue soutînt un essor poétique si prolongé. Aussi, pour y suppléer, Prudence a-t-il recours, et c'est son originalité, à quelques artifices de composition que l'on ne trouve pas dans la poésie profane : chez lui , la narration , le dialogue, le discours, la prière viennent inter- rompre et suppléer l'élan poétique; ses hymnes sont souvent un drame animé , à défaut de la pureté, de l'élégance, on trouve le mouvement et la chaleur de l'âme.

Du mètre lyrique, Prudence se rabat quelque- fois au mètre élégiaque, et il est plus à son aise; ses vers alors ne manquent ni d'élégance ni de facilité; ses pensées sont tendres et gracieuses, ses sentiments élevés. On a souvent cité et nous reproduirons ces stances pleines de fraîcheur comparant de tendres enfants immolés à de jeunes fleurs moissonnées, il s'écrie :

Salvete , flores martyrum , Quos lucis ipso in limine Christi insecutor sustulit, Ceu turbo nascentes rosas.

Vos , prima Christ! victima ,

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Grex immolatorum tener, Aram ante ipsam simplices Palma et corona luditis.

Charmante image que ceile de ces innocentes victimes jouant avec la couronne du martyre !

C'est le seul passage l'on puisse saisir comme un rayon d'imagination; partout ailleurs, on l'a vu, Prudence ne se laisse pas séduire à de brillantes images : narrateur animé et éloquent quelquefois des gloires chrétiennes, plutôt que poète lyrique et inspiré.

La poésie latine chrétienne marcha de plus en plus dans cette voie rude et escarpée de la théo- logie, où dès ses premiers pas elle s'était en- gagée. Prudence avait raconté les victoires du christianisme , chanté ses martyrs et tenté de rendre poétiquement le système oriental du double principe , Saint Prosper va plus loin : il consacre sa muse à combattre le pélagianisme.

Nous avons vu que saint Augustin répondit par son traité : De la prédestination des saints et du don de la persévérance, à ceux qui prétendaient qu'il détruisait le libre arbitre dans ses deux traités : De la correction et De la grâce. Saint Prosper se trouvait à Marseille au moment y arrivèrent les réfutations opposées par Augus- tin a ses ennemis. Ce fut alors, ou peu de temps après, qu'il prit en main la défense de l'évèque d'IIippono, e! composa son poème : Des ingrats,

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c'est-à-dire contre ceux qui ne reconnaissent pas la grâce. Saint Prosper a su, autant que faire se pouvait, vaincre la sécheresse et les difficultés du sujet. Si son vers est quelquefois dur et re- belle, sa pensée est toujours orthodoxe. Quel- quefois même elle a de la vigueur et un certain éclat, surtout lorsque faisant trêve à la sévérité didactique de son sujet, saint Prosper trace les portraits des deux grands docteurs de l'Église latine, Jérôme et Augustin. Mais en général, les couleurs de ce poème sont ternes et la pensée sombre. Le chantre de la grâce a quelquefois l'accent du désespoir; on désirerait qu'il eût trouvé dans son âme quelques-unes de ces in- spirations de tendresse et de pieuse espérance dont Racine le fils a su tempérer et adoucir la sévérité du même sujet.

On le voit : la poésie chrétienne laiine se dis- tingue par l'ordre plus que par l'originalité : elle est orthodoxe ; elle n'est pas inspirée. Le génie latin chrétien a-t-il donc entièrement manqué de sève et de jeunesse? Non, il a eu sa vive et fraîche imagination, mais il la faut chercher ailleurs que dans la poésie. Cette imagination ardente et austère se prend aux réalités plus qu'aux fictions : elle est enthousiaste; elle n'est pas mélancolique; elle agit, si je puis ainsi parler, plus qu'elle ne rêve : elle éclate au milieu du combat. C'est en défendant sa basilique contre les ariens que saint

Àmbroise improvise les hymnes et les chants qui soutiennent et animent le courage des fidèles qui l'entourent. « Ces hymnes, disaient les ariens, avaient séduit le peuple. » Reproche qu'acceptait volontiers saint Ambroise.

Voulez-vous encore trouver la vraie poésie du christianisme naissant, c'est aux catacombes et aux actes des martyrs qu'il la faut demander. Descendez dans ces cryptes qui ont été le ber- ceau et sont restés la grandeur du christianisme, vous la verrez cette poésie écrite sur les murs té- moins des premiers périls et des premières im- molations chrétiennes; feuilletez ces actes em- preints encore de la voix et du sang des fidèles qui mouraient pour la vérité, et vous l'y trou- verez également : c'est son premier âge et son plus pur développement. Mais elle s'est produite ailleurs encore et plus tard. Vous la rencontrerez aussi dans les Confessions de saint Augustin , et dans certaines confidences que l'on surprend dans les lettres de saint -Jérôme.

CHAPITRE XIX.

GREGOIRE LE GRAND.

Le gouvernement de Dieu par l'Église, an- noncé par Salvien , ne tardera pas à devenir un fait; il nous faut donc, comme couronnement et comme unité de ces études , considérer cette dernière phase de la pensée chrétienne, qui commencée par Tertullien , continuée par saint Ambroise et par Léon le Grand, s'accomplit sous Grégoire le Grand.

Grégoire , à Rome vers 540 , possesseur de grands biens, fut, à l'âge de trente-quatre ans , élevé par l'empereur Justin II à la dignité de pasteur, ou premier magistrat de la capitale. Mais saisi , au milieu de ces fonctions impor- tantes, du dégoût de la vie active, ainsi que l'avaient été tant de grandes âmes, il se retira dans un des monastères que sa piété généreuse, et peut-être aussi déjà une secrète pensée de vie religieuse, avait fondés. En 590, la voix publique vient le tirer de cette solitude , pour l'appeler à succéder dans la chaire pontificale à Pelage II. Grégoire résista longtemps à ce vœu du peuple et i 22

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de l'Église. Pendant trois jours et trois nuits, ca- ché, loin de Rome, dans les bois et les cavernes, il ne se rendit qu'avec peine aux instances réu- nies du clergé et du peuple; et alors même vaincu , mais non résigné , il aurait , dit-on , écrit à Maurice pour le prier de ne point confirmer son élection ; mais la lettre aurait été interceptée , et Maurice aurait ordonné de le mettre le plus tôt possible en possession du siège pontifical. Gré- goire , toujours regrettant sa solitude , exhale ainsi ses plaintes à la princesse Théocliste , sœur de l'empereur : « J'ai perdu tous les charmes du repos , moi qui n'aspirais qu'à vivre éloigné des choses sensibles, pour me livrer tout entier à la contemplation des biens célestes. Ne désirant et ne craignant rien en ce monde , je m'imaginais être élevé au-dessus de tous les objets terrestres , quand l'orage est venu me jeter au milieu des alarmes et des dangers. » Ces regrets que nous avons déjà rencontrés, n'avaient rien que de sincère. Non-seulement à cette époque , et de- puis longtemps déjà , la vie solitaire était regardée comme la perfection même et le souverain bien du christianisme ; mais l'épiscopat , et l'épiscopat de Rome surtout, était un péril qui devait faire trembler les plus fermes courages. Quand Gré- goire de Nazianze , quand Chrysostome tentaient d'échapper aux honneurs périlleux de l'épi- scopat, la piété seule dictait leurs scrupules.

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Pourraient-ils suffire à un si saint et si redoutable ministère ? Leur âme était-elle assez pure ? Leur bouche assez éloquente pour en pratiquer ou en enseigner les préceptes? Telles étaient leurs frayeurs. Dans l'épiscopat que l'on impose à Grégoire , il y a bien d'autres obligations : l'é- vêque de Rome n'a plus seulement charge d'âmes; il a charge de corps; il n'est plus seu- lement pontife ; il est chef politique : il a son peuple à défendre en même temps qu'à instruire. Tel est le malheur ou la fortune de Rome : son évêque est obligé d'exercer à la fois un triple pouvoir, pouvoir spirituel, civil et militaire. Devant cette nouvelle et difficile mission , Gré- goire s'effrayait; mais ses frayeurs n'étaient pas de la faiblesse.

Une fois résigné à l'épiscopat auquel il avait en vain voulu échapper, Grégoire s'y dévoua tout entier. Les talents civils dont il avait fait l'apprentissage dans une autre carrière, s'unirent heureusement en lui aux vertus de l'évêque; il fut ce que demandaient les cir- constances, le pasteur de Rome et son défen- seur : pasteur, il réunit les Églises d'Orient divisées par les erreurs de Nestorius et d'Eu- tychès; il rétablit l'orthodoxie dans l'Espa- gne, où les Visigoths avaient répandu l'aria- nisme; il délivre l'Afrique des donatistes; bannit le schisme de VI strie et des provinces voisines;

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réprime la fureur des Lombards ariens ou ido- lâtres; en convertit plusieurs et surtout leur roi Agilufe qui fit de l'arianisme une abjuration so- lennelle. Mais c'étaient ses moindres embar- ras : il eut à soutenir une lutte plus difficile en dehors de Rome contre les prétentions des em- pereurs; au sein de l'Italie , contre les Lombards.

Jamais les empereurs grecs n'avaient pu se ré- signer à cette indépendance politique que depuis Constantin, Rome avait ressaisie sous forme re- ligieuse, et qui allait chaque jour augmentant, à mesure que les liens qui rattachaient encore Rome à Constantinople devenaient plus faibles. Faire rentrer l'Église sous la main du prince , telle avait été la pensée des empereurs, en favorisant l'aria- nisme, doctrine plus souple envers les puissances. Quand l'arianisme expira vaincu par les efforts réunis de l'Église grecque et de l'Église latine , les empereurs cherchèrent un autre terrain sur lequel pût de nouveau se placer et se débattre la question du sacerdoce et de l'empire. Rome leur échappait; fallait-il encore, en la perdant, lui laisser cette puissance nouvelle née du christia- nisme, et qui déjà maîtresse de l'Occident , allait aussi dominer l'Orient ?

Les empereurs prévirent cette nouvelle dé- chéance et tentèrent d'y échapper. Les patriar- ches de Constantinople n'avaient pas plus volon- tiers que les empereurs accepté la suprématie de

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1 évèque de Rome. Un même intérêt les rappro- chait donc. Pour l'empereur, il s'agissait de con- server au sein de Rome la puissance temporelle par la sujétion de la puissance spirituelle; pour le patriarche de Constantinople, de disputer à l'Église de Rome la suprématie qu'elle s'attri- buait et que lui déféraient depuis longtemps les égards des autres évêques et la reconnais- sance des peuples. Cette suprématie que Rome exerçait, elle l'exerçait donc légitimement: le temps et sa sagesse la lui avaient faite, et la translation du siège de l'empire à Constantino- ple l'avait confirmée. Délaissée des empereurs , Rome, il est vrai, a été plus ouverte aux coups des barbares, mais elle a pu respirer plus libre- ment; elle a s'habituer à songer h elle-même. Dès cette époque , on peut le dire , Rome retrouve un sentiment national, une vie propre qui lui avait manqué depuis bien des siècles ; ce n'est plus l'ancien patriotisme , mais un patriotisme nouveau dont la religion est l'âme et dont les évêques sont les guides. A ce moment donc, pour l'évêque de Rome, soutenir, défendre la suprématie de son siège, ce n'est pas une simple question théologique; c'est aussi, c'est surtout une question d'indépendance et de nationalité. Les empereurs grecs le comprennent bien ainsi. Maurice, qui avait désiré l'élévation de Gré- goire, ne tarda pas à la regretter. En 592, Mau-

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rice avait publié une ordonnance défendant à ceux qui avaient eu des charges, d'entrer dans le clergé avant d'avoir rendu leurs comptes ; et à ceux qui avaient pris des engagements dans la milice, d'embrasser la vie monastique. Grégoire publia ledit de l'empereur , mais en même temps il réclama. « Je me suis, dit-il, acquitté d'un dou- ble devoir : j'ai obéi à l'empereur , en publiant son édit, et j'ai rempli mon ministère, en re- présentant que cet édit ne s'accordait pas avec les intérêts de la gloire de Dieu. » Et dans les observations qu'il adresse à Maurice , il y a déjà la fierté d'un autre Grégoire. Il lui rappelle les bienfaits dont le ciel l'a comblé , lui qu'il a pris pour ainsi dire par la main pour le conduire de la maison d'un tabellion au trône. Voilà donc Grégoire luttant, bien qu'avec des ménagements encore respectueux, contre l'empereur; voilà, sous réserve religieuse, un acte politique. L'évê- que empiétait peut-être sur l'empereur : l'empe- reur va chercher à usurper sur l'évêque : c'est le patriarche de Constantinople qui agit ici pour lui. Jean le Jeûneur, qui remplissait alors le siège de Constantinople , affectait de prendre le titre d'évêque œcuménique ou universel : c'était une prétention déclarée à la suprématie épiscopale. Grégoire écrivit à Maurice pour réclamer contre cette ambition de Jean ; et ses plaintes adressées aussi à Jean ont une vivacité éloquente. L'em-

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pereur ne désavoua pas Jean : c'était l'autoriser. Ici donc commence le combat secret le di- vorce entre l'Église grecque et l'Église latine , qui supendu parfois doit reparaître et éclater avec Photius : divorce politique et religieux , lutte na- tionale aussi , sous des questions théologiques se cachait et se nourrissait la haine des deux peuples grec et latin.

Abandonnée à elle-même, livrée à ses évêques, Rome va retrouver un empire nouveau , et cet empire, c'est Grégoire qui en jette les fonde- ments. Les empereurs ne se contentaient pas de ne point venir au secours de Rome, ils lui susci- taient des ennemis. Evêque et Romain , Grégoire ne pouvait oublier que Maurice avait voulu en- lever à Rome la suprématie; qu'il avait rap- pelé ses soldats de l'Italie et engagé les Lom- bards à assiéger Rome. Grégoire sauva Rome malgré les empereurs , comme il avait malgré eux maintenu la suprématie du saint-siége. La cour de Byzance lui fit un crime d'avoir repoussé les Lombards : on traita son courage de folie ; folie ! c'est le mot qu'en certains temps on donne à l'héroïsme. Grégoire protesta noblement contre les imputations et les railleries de la cour impé- riale, et continua de protéger son peuple. Il dispense ses clercs des devoirs ordinaires de la piété, et leur enjoint de veiller aux portes et sur les murs de la ville : plus citoyen, si je l'ose dire,

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qu'évêque, ou plutôt alors encore véritable- ment évêque. Dans ces périls, Grégoire sou- tient son peuple de son exemple et de sa voix chrétienne qui domine tous les bruits et toutes les terreurs, et au milieu de l'univers qui s'écroule il montre à la foule éperdue un monde éternel.

Merveilleuse transformation ! Au moment le pontife chrétien prononce ainsi sur la Rome des Césars les dernières paroles , la Rome nou- velle sort de ses ruines : Grégoire est le fonda- teur d'un nouvel empire. Rome, dès ce moment , se sépare de Constantinople et en hérite. Que dis-je ? Rome ne se sépare pas seulement de Con- stantinople , elle se sépare d'elle-même, de son passé. Les souvenirs profanes si puissants jus- que-là encore, souvenirs politiques et litté- raires, elle les répudie complètement, ou plutôt elle n'y songe plus. Le pontificat de saint Gré- goire est le dernier terme de l'antiquité : elle y expire complètement. Rien dans le langage, rien dans la pensée de Grégoire ne la rappelle ; il ne la cite point, pas même pour la condamner. Ce divorce profond est le trait distinctif de ce pape et de son siècle.

Au milieu de tant de soucis et de périls re- naissants, Grégoire trouvait encore du calme pour composer des ouvrages importants qui se rapportent aux principaux événements de son épiscopat et aux devoirs du ministère chrétien.

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Un ami de Grégoire, Jean, évêque de Raverme, s'étonnait qu'il eût voulu échapper par la fuite aux honneurs ecclésiastiques qui étaient venus le chercher dans sa retraite. Grégoire lui répondit par le livre du Devoir des pasteurs, ou le Pasto- ral. Ce livre , qui devait être la règle du moyen âge, fut dès sa naissance une autorité. Maurice en envoya une copie au patriarche d'Antioche , Anastase , pour le faire traduire en grec et ré- pandre dans les églises d'Orient. Ce traité peut être considéré comme une suite et un complé- ment des Offices de saint Ambroise. Mais il faut remarquer qu'il a un caractère entièrement chrétien. Les souvenirs et la morale de l'anti- quité n'y paraissent pas : c'est le progrès de l'esprit chrétien et le cachet du temps. Grégoire enseigne par quelles voies on doit entrer dans le saint ministère ; quels sont les devoirs à remplir quand on y est engagé ; de quelle manière il faut instruire les peuples. Il ne veut pas que l'on préfère le loisir et la tranquillité de la solitude au travail et à l'agitation des fonctions publi- ques. Le pasteur sera doux, clément, humble, ferme. Habile à instruire les peuples, il consul- tera dans ses enseignements les âges , le sexe, les conditions, les humeurs et les caractères de ceux à qui il parle ; le prêtre enfin se préservera des pièges de l'amour-propre , en considérant moins le bien qu'il a fait, que celui qu'il a négligé de

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faire. On le voit; les conseils de Grégoire sont des conseils admirables : « vrai chef-d'œuvre de prudence, a dit Bossuet, et le plus accompli de ses ouvrages. »

Ainsi , dans les détails comme dans l'ensem- ble, l'œuvre de Grégoire est parfaite : évêque de Rome , il en maintient la suprématie contre les prétentions du patriarche de Constantinople ; chef politique, il en défend la liberté contre l'empereur et les Lombards; prêtre, il trace à tous les pasteurs la règle de leurs devoirs : véri- tablement digne de ce nom de Grand que lui a donné la reconnaissance de son siècle , et qu'a confirmé le jugement de la postérité.

Épuisé de travaux et de soins, Grégoire mou- rut le 1 3 mars 604, après un pontificat de treize ans, six mois et dix jours : il avait continué Léon le Grand et préparé Grégoire VIL

CHAPITRE XX.

LE CHRISTIANISME A-T-IL CONTRIBUÉ A LA CHUTE DE L'EMPIRE ?

Telle a été dans l'Église latine l'œuvre de la parole chrétienne : elle a détruit un monde, le monde païen , et sur ses ruines élevé un édifice nouveau. Cette victoire du christianisme a-t-elle été en tout point bienfaisante et légitime? En renversant le paganisme, le christianisme n'a-t-il pas contribué à la chute de l'empire ? C'était la plainte des païens , la plainte de Zosime , répé- tée par Gibbon , et un peu aussi par Montes- quieu. Il la faut examiner.

Cette plainte, nous venons de le dire, était ancienne. Nous la trouvons dans les premiers apologistes, qui la réfutent ; saint Augustin y ré- pondant une dernière fois et sans réplique , montre, dans une lettre à Volusien, que c'est la corruption seule des Romains qui a causé la chute de l'empire.

Le témoignage des historiens les plus graves confirme ce jugement de saint Augustin. Quand le christianisme était à peine soupçonné des Ro- mains , un empereur faisait dans le sénat cet

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aveu que les légions étrangères que l'on envoyait dans les provinces sous prétexte d'y former des colonies , étaient en réalité le dernier rem- part de l'empire qui penchait vers sa ruine; et Montesquieu lui-même a donné avec autant de justesse que de profondeur les causes de cette décadence.

Si le christianisme n'a pas fait la faiblesse des armées romaines , il n'a pas davantage éteint au cœur des soldats cette valeur qui est le devoir comme l'honneur du guerrier. Je ne rappellerai point ces légions de chrétiens dont Marc-Àurèle reconnut hautement le courage et les services. Et si l'on cite un général qui, dans la dégrada- tion du Bas-Empire 7 par un vice de caractère plus certainement que par un scrupule religieux mal entendu, faiblissant au moment de livrer bataille , ait pleuré à la pensée du sang qu'il al- lait répandre, je dirai que le dernier Constantin dont le courage égalait la piété , mourut en com- battant pour la patrie et la religion , et s'enseve- lit sous les ruines de so« empire. Ce premier grief n'est donc pas fondé.

Mais la dépopulation de l'Italie n'a-t-elle pas du être une conséquence nécessaire du conseil, sinon du précepte, donné par la doctrine chré- tienne d'observer le célibat? Ici encore les au- teurs païens eux-mêmes ont à l'avance réfuté ce reproche adressé au christianisme. Le code té-

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moigne, à chaque page, des efforts faits parles empereurs pour arrêter le désordre des mœurs et combattre cette fuite du mariage, qui était une des plaies de la société romaine. Mais les sévérités des lois y furent impuissantes aussi bien que les encouragements du jus trium liberorwn. L'absence d'enfants, le veuvage, le célibat avaient à Rome des avantages beaucoup plus grands que ceux dont pouvait disposer la loi. La captation des héritages était devenue une double spécula- tion , un double jeu les dupes n'étaient pas toujours les vieillards- Ainsi donc ces mariages sans fruit qui trompaient tout à la fois la nature et l'État, voilà ce qui a dépeuplé Rome et l'Italie, et non pas les saintes immolations de la conti- nence chrétienne. Elle était un remède à la cor- ruption , cette continence, une protestation con- tre les désordres ; c'était, en un mot, une pureté féconde autant qu'était stérile la facilité du di- vorce romain.

Par la corruption donc, par la mollesse, par l'oubli des anciennes maximes , l'empire romain depuis trois siècles allait s'écroulant. Il aban- donnait les citoyens aux barbares , la société à toutes les calamités du luxe et de la misère, la famille au désordre et à la violence , les princes au glaive des prétoriens. Que fût-il devenu, si le christianisme, à côté de ce monde condamné à périr, n'eût élevé l'asile devait se réfugier la so *

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ciété battue de tant d'orages: s'il n'eût sur des bases aussi simples que solides et dans une même pensée d'égalité tout ensemble et de subordina- tion , réuni le pouvoir, les peuples , la famille?

Le pouvoir, nous l'avons vu, en lui donnant une consécration presque religieuse, et d'un au- tre côté en le plaçant sous la même loi d'égalité et de soumission chrétienne qui faisait sa force et son droit ; les peuples, en les unissant par les liens d'une fraternité spirituelle. Rome païenne aussi , vers le second siècle de l'ère chrétienne, au temps de Pline et de Trajan, avait songé à réu- nir tous les peuples dans la majesté de ce qu'on appelait la paix romaine, pax romana; et il y avait là, nous le reconnaissons , une belle et humaine pensée. Mais ce que désiraient , ce que tentaient la philosophie et la politique, le christianisme seul l'accomplit : il adoucit autant qu'il était en lui le droit terrible , le droit sauvage de la guerre. « Quant aux principes de la mansuétude chré- tienne, dit Augustin, si une république terrestre les observait bien, elle ferait la guerre même avec une certaine bienveillance , afin d'amener plus facilement les vaincus à une société paisible et de justice. » Aussi un disciple de saint Augustin, Orose , a-t-il pu , avec autant de vérité que de bonheur, tracer le magnifique tableau de cette union des peuples réalisée par le christianisme.

Voilà, dans l'ordre politique , les bienfaits de

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la religion chrétienne ; ils ne sont pas moindres dans l'ordre civil , dans l'ordre moral , dans l'ordre domestique.

Dans l'ordre domestique, le christianisme a relevé la femme, l'enfant, l'esclave, de l'incapa- cité profonde les tenait la loi païenne ; dans l'ordre civil , il a substitué la mansuétude à la rigueur; la protection à la répression; l'inter- cession à la délation. À ces délateurs qui chaque jour épiaient la vie et les biens des citoyens , qui remplissaient Rome de larmes et de sang, com- parez les évêques , ces intercesseurs , c'est leur nom , qui se plaçant entre le pouvoir et le cou- pable cherchent non pas à désarmer, mais à attendrir la justice : Prodest ergo et severitas vestra , dit Augustin à un magistrat ; prodest et intercessio nostra cujus ministerio severitas tem- peratur et vestra. En même temps que par cette intervention généreuse la peine est adoucie , elle est changée. De simplement matérielle qu'elle était , elle devient morale ; il y avait le châti- ment : il y a le repentir.

Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de reve- nir ici sur les heureux et profonds changements apportés par le christianisme dans l'ordre mo- ral : le renoncement , la pauvreté , la charité , expiation et remède des profusions romaines; la chasteté, même dans le mariage ; l'ordre rétabli dans les intelligences en même temps que dans

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les âmes par l'unité de la foi et la condamnation des hérésies : je m'arrêterai seulement à la réno- vation de la famille.

Nous avons vu ce qu'elle était , quand parut le christianisme : le divorce, l'exposition des enfants , en étaient les deux grandes plaies. Le hristianisme , en dissuadant, autant qu'il était en lui, des secondes noces, en conseillant sans ordonner, a tari la première de ces sources de discorde et de malheur dans la famille ; il a tari la seconde , non-seulement en recueillant les en- fants que Ton abandonnait , en donnant une mère à ceux que leur mère délaissait , mais en rendant à chaque enfant cette véritable mère que la corruption païenne lui avait enlevée.

Le christianisme avait régénéré la société ro- maine ; il n'avait pas fait toute sa tâche. Cette société ne s'affaissait pas seulement sous ses vices et sous ses misères morales, elle croulait sous le poids des charges dont l'avait accablée la centralisation impériale ; les provinces surtout y succombaient. Si elles avaient, mieux que le cœur de l'Italie , échappé à la tyrannie , elles n'avaient pas échappé aux impôts : les décurions pliaient sous le faix ; il faut lire dans Salvien le tableau de ces effroyables exactions. L'Église sentit le mal, et s'appliqua à le guérir; l'évêque allégea les charges ; une administration plus équitable, plus douce, fut substituée insensible-

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ment à Faction inflexible et oppressive du fisc : les peuples respirèrent.

Mais préservés de la rigueur des collecteurs impériaux , les peuples ne l'étaient pas des vio- lences des barbares qui de toutes parts entraient dans l'empire. Contre ces incursions, contre ces soudaines attaques, l'Église les munit encore : elle élève ses citadelles, citadelles ouvertes et imprenables tout à la fois , les monastères : de- vant les couvents, le flot des invasions s'arrête.

Ce n'était pas la seule précaution que l'Église eût prise contre les barbares. Depuis longtemps elle avait vu de quel secours ils seraient à l'Église et au monde. « Si les barbares devenaient chré- tiens , avait dit Origène , ils deviendraient en même temps pacifiques et justes; ils cesseraient d'être des ennemis redoutables pour l'empire. » L'Église va donc au devant d'eux ; elle les pré- pare, elle les accoutume à la civilisation chré- tienne. La soumission des barbares à l'Église complète l'œuvre de la parole chrétienne. « C'est seulement après l'inondation des barbares , dit Bossuet, que s'achève entièrement la victoire de Jésus-Christ sur les dieux romains, qu'on vit non-seulement détruits, mais oubliés. »

Dès ce moment commence véritablement le

règne de l'Église , règne de l'esprit sur la matière,

de la douceur sur la force. Alors aussi se forme,

au milieu du morcellement de l'empire romain, i 23

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dans la variété des royaumes et des peuples, l'u- nité religieuse qui , après avoir été le lien et le symbole du moyen âge, sera la préparation de la civilisation moderne. Ainsi se trouve réalisée dans la hiérarchie de l'Eglise cette pensée de saint Augustin , qui avait été un vœu , toujours déçu de la philosophie, que le gouvernement devait appartenir aux meilleurs : Nolint nisi perfecti rempublicam administrare . L'Eglise a donc pour soumettre et conduire ces barbares qui avaient détruit Rome, sa mansuétude et sa sagesse en même temps que sa forte et immuable organisation : elle saura lutter contre la féoda- lité et la vaincre.

APPENDICE

APULÉE \

De tous les auteurs que présente la fin du se- cond siècle de la littérature latine , il n'en est point qui offre une physionomie plus variée , plus mobile, plus originale, j'allais dire plus bi- zarre, que celle d'Apulée : romancier, hiéro- phante, philosophe, rhéteur, il a cultivé tous les genres de littérature , s'est initié à toutes les théo- logies ; il a même demandé à la magie les secrets de la sagesse; il répond, en un mot, à toutes les tendances de son siècle, à ses superstitions, à sa vanité , à son goût pour la philosophie , à son amour pour les lettres, à son besoin de croyances au milieu même du scepticisme. Il semble donc qu'un tel auteur ait être de bonne heure ap-

1. Nous avons déjà fait connaître Apulée ; mais cet auteur a joué un si grand rôle dans la lutte du paganisme contre le christianisme, qu'il ne sera peut-être pas sans intérêt encore de reproduire ici l'image plus complète qu'ailleurs nous avons tracée de cet écrivain. Il nous a semblé aussi qu'il ne serait pas hors de propos de rapprocher, plus que nous n'avions pu le faire dans ces Études , la littérature païenne de la littérature profane, et d'ajouter par ce con- traste un dernier trait au tableau des deux sociétés que nous avons mises en regard l'une de l'autre.

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précié. Il n'en est rien pourtant. La renommée d'Apulée a été obscure, après avoir été bril- lante. Africain comme lui, Fronton, qui a pu être son contemporain ; Tertullien , qui était son compatriote, et qui aurait trouver à Carthage sa mémoire encore récente,, n'en parlent pas. Le premier auteur qui fasse mention de lui est un écrivain de l'Histoire Auguste, Capitolin, dans la Vie de Sévère : « Sévère , dit-il dans sa lettre au sénat, s'exprimait ainsi : Ce qui m'a le plus mécontenté, c'est que la plupart de vous ont vanté le mérite de Claudius Albin us en litté- rature , tandis qu'il ne s'occupait qu'à des contes de bonne femme , qu'il vieillissait au milieu des Milésiennes carthaginoises de son Apulée. » Mais cette renommée , pour rester quelque temps ou- bliée , n'a rien perdu ; elle est sortie de ce silence plus éclatante : semblable à ces eaux qui , après avoir quelque temps traîné à la surface de la terre un maigre et léger filet, disparaissent aux regards, s'enfoncent dans les entrailles du globe, et après y avoir, pendant quelques années, poursuivi leur course souterraine, reparaissent aux regards surpris, rivières immenses ou fleuves retentis- sants. Ainsi alla grossissant, bien qu'enfouie, la gloire d'Apulée. Quand nous le retrouvons , quand les témoignages abondent sur lui, ce n'est plus l'auteur dédaigné des Milésiennes ; c'est un magicien redoutable, c'est l'adversaire habile du

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christianisme ; c'est l'émule d'Apollonius de Tyanes; c'est le rival du Christ ; ainsi en parlent tous les écrivains sacrés ; ainsi le montre saint Augustin, son compatriote, qui le cite souvent. Il semble, du reste, qu'Apulée eût prévu ce si- lence et ces contradictions de l'histoire littéraire sur son compte ; dans tous ses ouvrages , il nous a donné sur lui-même, sur ses goûts, sur ses étu- des , des renseignements nombreux , avec une complaisance que l'on dirait de nos jours; ren- seignements qui se trouvent surtout dans X Apo- logie , les Florides et les Métamorphoses.

Les Métamorphoses sont-elles simplement un caprice de l'auteur , un jeu d'imagination , ou bien cachent-elles une intention philosophique et morale? A cet égard, les avis sont partagés. Beroalde et Bosscha, les deux meilleurs commen- tateurs d'Apulée, pensent qu'il y a dans le roman tout entier un but sérieux ; qu'une vérité philo- sophique , profonde , se cache sous les contes et les fantaisies de l'auteur. D'autres critiques, au contraire , n'ont pu trouver dans Apulée tout ce qu'y ont vu ces commentateurs, selon eux , pré- venus et suspects de partialité envers leur au- teur ; ils se fondent principalement sur ce que les Métamorphoses n'étant point une œuvre ori- ginale , mais une traduction , une paraphrase , Apulée n'a pu y mettre son cachet particulier et sa pensée philosophique , si pensée il y a. Nous

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ne partageons point cette opinion. D'abord, il nous semble que rien n'empêche qu'un auteur marque de son empreinte, de son originalité, un fond qui n'est pas le sien, mais qu'il adopte pré- cisément parce que ce fond va à son tour d'ima- gination, C'est ce qu'a fait Apulée; il est facile de s'en convaincre en rapprochant ce qu'Apulée dit , dans son Apologie , de son goût pour les théologies , pour la magie , avec ce qu'il en dit dans les Métamorphoses : c'est exactement le même personnage. Lucien met la scène sur le compte de Lueurs ; Apulée s'en fait lui-même Je héros; il est incontestable que sous le person- nage deLucius, c'est lui-même, c'est sa passion pour la magie, son goût pour les enchantements, qu'Apulée a voulu peindre. L'objection tirée de la non originalité du fond ne nous paraît donc pas péremptoire; elle nous paraît même plus in- génieuse que solide. S'il est déjà reconnu qu'il y a quelque identité entre Lucius et Apulée, ou plutôt qu'Apulée et Lucius ne font qu'un , il sera peut-être moins difficile de prouver que les Mé- tamorphoses ne sont pas un simple jeu d'esprit, mais une fiction sérieuse, et que sous ces fables bizarres, dans ces aventures étranges, il y a un enseignement moral et un but religieux. Quel- que singulière que paraisse la forme donnée ici à la vérité, on ne peut douter que XesMétamôr- phoscs ne soient une longue allégorie, et nos

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preuves, c'est dans Apulée que nous les pren- drons.

Fidèle au conseil de la déesse, Lucius a élé , selon la prescription pythagoricienne, se plonger sept fois dans la mer pour se purifier ; il a , grâce a la couronne de roses que portail le grand prêtre, et qu'il a dévorée, repris la forme d'homme. La déesse lui dit que désormais il était consacré à son culte; que seulement il trou- vera le calme et la sagesse : « Ni votre naissance, Lucius , ni votre mérite , ni cette instruction même qui vous distingue, ne vous ont été d'au- cune utilité; vous vous étiez laissé séduire à des voluptés indignes d'un homme libre, et vous avez payé bien cher une curiosité futile. Mais enfin l'aveugle fortune, en vous persécutant par ses plus affreuses disgrâces, vous a conduit, sans ie vouloir, et par l'excès même de ses rigueurs, à cette béatitude que donne la religion. Ces bri- gands, ces bêtes sauvages, cet esclavage, ces chemins tortueux, ces dangers perpétuels de la mort, toutes ces tribulations ont-elles produit ce que voulait une fortune ennemie? » Apulée ne prend-il pas soin ici d'indiquer et son identité avec Lucius , et en même temps le sens allégo- rique et moral de son ouvrage? Jamais, dans une œuvre d'imagination, l'intention de l'artiste fut- elle mieux marquée? En effet, pour être évi- dente, il n'est pas nécessaire que cette intention

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éclate à chaque instant et de toutes parts; loin de , elle doit rester voilée ; il suffit qu'elle se trouve gravée en un coin du tableau. Or, à la fin de l'ouvrage, dans les dernières lignes , Apulée a mis ainsi son cachet ; Osiris lui apparaît : « Li- vre-toi hardiment, lui dit-il , à ta glorieuse pro- fession d'avocat ; ne crains point la calomnie des envieux excitée par l'instruction que t'ont ac- quise tant de laborieuses veilles. » Il y a donc un but moral dans les Métamorphoses , et en- tre le onzième livre et les livres précédents , un lien réel et philosophique. Et maintenant qu'on n'en peut, je pense, douter, ce onzième livre lui- même , se trouvent décrites et la liturgie et les cérémonies païennes, a-t-il cette haute portée que quelques-uns lui accordent , et que d'autres lui refusent? Il est difficile, ce nous semble, de nier qu'Apulée ait voulu mettre et qu'il ait mis, dans le onzième livre , toute la science théolo- gique qu'il avait été recueillant dans toutes les contrées et dans tous les sanctuaires ; les formes et les préparations de ses initiations sont toutes empruntées à des prescriptions mystiques. « Je m'avançai , dit-il, vêtu de douze robes sacerdo- tales; » or, ce nombre de douze robes que de- vait successivement revêtir l'initié faisait allusion aux douze signes du zodiaque, parce que le culte du soleil était mêlé avec celui d'Isis; c'est par la même raison que les feuilles de la couronne re-

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présentaient des rayons. La tunique de l'initié était ornée de figures d'animaux, c'est-à-dire d'hiéroglyphes ; cette tunique était nommée olympiaca, sans doute parce qu'elle était en usage dans les cérémonies de Jupiter Olympien. Mais ces cérémonies, ces vêtements symboliques n'étaient-ils qu'une vaine représentation ? Quand Apulée dit qu'il ne peut révéler les secrets qui lui furent confiés, est-ce une imposture des prê- tres que ce secret , un désir jaloux de retenir la vérité captive au fond du sanctuaire ? Ces mys- tères, dont la révélation aux profanes était punie de mort, avaient-ils le secret de la divinité ? Les apologistes chrétiens ont prétendu qu'au fond de ces mystères il n'y avait que vide et erreur, ainsi qu'au fond des sanctuaires profanes, au sein des idoles , il n'y avait que des signes décrépits ou des débris impurs. Il est difficile de croire cepen- dant que ce que Cicéron proclamait comme la plus heureuse institution dont l'humanité fût re- devable à Athènes, fût une simple fantasmagorie; de penser que lorsque la philosophie avait ses enseignements secrets et publics, la théologie païenne n'eût pas aussi les siens ; Clément d'Alexandrie d'ailleurs, et plus clairement en- core Macrobe, dit que ces figures, ces allégo- ries étaient destinées à préserver les grandes vérités des profanations du vulgaire. Qu'ont d'ailleurs ces allégories de si étrange, et qui

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ne se puisse expliquer? le moyen âge ne les a-t-il pas continuellement employées? les ro- mans comme la théologie , la poésie sérieuse comme les fictions les plus légères. Quand Dante, conduit par Virgile, pénètre dans les en- fers, qu'y rencontre-t-il d'abord au milieu des chemins tortueux et des sentiers il s'égare? un lion, une panthère, une louve, emblèmes des vices qui, ici-bas, arrêtent et troublent la marche de l'homme dans la route de la vertu et l'empêchent de s'élever à la sagesse et à la Divi- nité. On n'en peut donc douter : Apulée a, dans ce onzième livre , caché de hautes vérités, ou du moins de hautes doctrines de la théolosrie païenne , et c'est de ce livre surtout qu'on peut dire avec Bayle : « Un homme qui voudrait s'en donner la peine , et qui aurait la capacité requise, il faudrait qu'il en eût beaucoup , pourrait faire sur ce roman un commentaire fort curieux, fort instructif , et l'on apprendrait bien des choses que les commentaires précédents, quelque bons qu'ils puissent être d'ailleurs, n'ont pas dites; » si l'on songe, en outre, qu'au moment écri- vait Apulée, le paganisme, vivement inquiété dans sa possession par le christianisme que jus- que-là il avait dédaigné, sentait la nécessité de ranimer, dans le cœur des peuples, parla pompe de ses cérémonies, la foi mourante et les sym- pathies éteintes; si l'on se rappelle qu'Apulée

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était pontife, et pontife fervent d'Esculape; qu'il était de plus , comme on le sait, ennemi déclaré du christianisme autant que défenseur enthou- siaste du paganisme , on concevra sans peine qu'en décrivant ainsi les cérémonies païennes, en retraçant les préparations mystérieuses et les mvstérieuses vérités de l'initiation , il ait eu un but tout à la fois philosophique et religieux. Ces conjectures, disons mieux, ces certitudes se con- firment encore par l'examen des ouvrages phi- losophiques d'Apulée; mais un mot encore sur les Métamorphoses \ Quelques critiques pensent quelles sont un fruit de la vieillesse d'Apulée; ils se fondent sur ce fait que , si elles eussent été composées dans ses premières années, les ennemis d'Apulée qui lui reprochaient les vers échappés à sa jeunesse, n'auraient pas manqué de lui faire un crime des Métamorphoses ; or, des Métamorphoses , il n'en est pas question dans Y Apologie. Mais de ce qu'elles n'ont pas précédé l'apologie, faut-il conclure qu'elles l'ont suivie à un si long intervalle , et ne faut-il pas au con- traire reconnaître qu'elles ont été composées peu de temps après? Dans les F/or ides , Apulée, au nombre de ses titres littéraires, satires , gryphes, cite aussi des histoires diverses : historias varias rerum. Ces mots n'indiquent-ils pas clairement les Métamorphoses ? Nous avons vu le roman- cier; examinons le philosophe.

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Toute philosophie , à son début, fut de la théologie. La philosophie grecque , dont la philosophie latine n'est qu'un résumé impar- fait, passa par les sanctuaires avant d'arriver aux écoles : les premiers philosophes furent des théologiens, furent des poètes. Ces poètes théo- logiens dont Orphée est le symbole , étaient fils de l'Egypte; ils régnèrent longtemps sur les es- prits. Détrônés enfin par Homère et par Hésiode, par la philosophie ionienne, les vérités éternelles qu'ils avaient reçues de l'Egypte et proclamées s'effacèrent insensiblement ; elles périssaient , quand Pythagore, les allant chercher lui aussi à leur source, en renoua la tradition interrompue. L'école italique s'éleva ainsi en face de l'école ionienne ; la science égyptienne reparut en pré- sence de la science grecque. Ces deux sciences avaient un caractère bien différent : c'était, d'une part , le mysticisme ; de l'autre , le scepticisme. Le scepticisme triompha de nouveau. Les so- phistes achevèrent de tout dénaturer; et l'esprit humain était livré à une déplorable confusion, quand vint Anaxagore qui, pour ainsi dire, re- trouva, avec la Divinité, la morale perdue au milieu de tous les systèmes philosophiques ; mais la grande gloire d'Anaxagore fut de préparer Socrate. La tâche de Socrate fut immense: il eut à détruire, a confondre toute l'ancienne philo- sophie grecque; ce fut là, je pense , autant qu'on

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peut, dans les écrits de Platon, distinguer le maître du disciple , ce fut toute l'œuvre du fils de Sophronisque. Aussi, Socrate mort, Pla- ton comprit qu'il restait à rebâtir sur tous ces systèmes détruits , sur tous ces sophismes con- fondus par l'ironie de Socrate , les vérités éter- nelles dont la philosophie grecque n'avait pas su conserverie dépôt. Platon n'hésita pas; il sentit il devait remonter : il s'adressa directement à Pythagore et aux maîtres de Pythagore , à l'E- gypte; ce lui était d'ailleurs une tradition de fa- mille : en Egypte, il retrouvait les traces de Solon dont il descendait. L'empreinte égyptienne et orientale éclate dans les ouvrages de Platon ; il [y a en lui le prêtre de Memphis à côté du disciple de Socrate : le prophète , à côté du phi- losophe. Ces deux caractères, le théologien et le philosophe, l'Orient et la Grèce, se mêlent dans Platon et ne se confondent jamais. Mais l'O- rient ne devait pas encore dominer; après cette magnifique apparition qu'il fait dans Platon, il doit s'éclipser pour ne reparaître qu'au commen- cement du second siècle de l'ère chrétienne , et là, se trouver allié ou adversaire du christia- nisme qui y touche par tant de points. Suivez, en effet, les différentes divisions de l'école de Socrate : l'Académie , dans ses variations di- verses, est plus ou moins fidèle à la doctrine de Socrate ; mais jamais elle ne se souvient de Pla-

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ton, du moins en tant que représentant de la philosophie orientale. Rome, qui reçut de la Grèce la philosophie, était moins disposée en- core au mysticisme. L'esprit positif et pratique des Romains se prêtait difficilement aux sys- tèmes philosophiques, plus difficilement en- core devait-il atteindre aux hauteurs de l'idéa- lisme platonicien , à ces mythes profonds qu'il avait empruntés à l'Orient. Aussi est-il remar- quable que Cicéron qui a reproduit, et le plus souvent traduit les doctrines philosophiques de Platon, a laissé de côté toute cette partie orien- tale et mythique; et plus tard , Sénèque même, si curieux de systèmes philosophiques, ne voit pas en quoi lui peuvent être utiles les idées de Platon. Mais le moment était venu l'Orient, tant de fois repoussé, allait envahir Rome; le flot longtemps contenu des superstitions allait rompre les digues que lui opposaient les pré- voyances inquiètes de la politique. La doctrine d'Épicure, la première et si facilement accueillie à Rome, y cédera bientôt le pas au stoïcisme; et au moment le stoïcisme lui-même ne ré- pondra plus au besoin des âmes, l'homme de l'Orient, le philosophe des idées, Platon do- minera souverainement les esprits.

En même temps qu'avec l'Orient, le mysti- cisme revient par Platon, il revient aussi par Alexandrie. Les Ptolémées y favorisent la philo-

369 sophie ; ils y fondent une académie de Sérapis et d'Isis ; ils acquièrent tous les livres qui se trou- vent en Egypte, font traduire tous ceux qui étaient répandus chez les Éthiopiens, les Indiens, les Per- ses, les Elamites, les Phéniciens, les Tyriens, les Grecs, et particulièrement chez les Grecs d'Italie qui avaient recueilli les inspirations de Pytha- gore. Les livres hébraïques ne furent pas ou- bliés; c'est à cette époque que l'on place la traduction des Septante. Les Juifs, dans le com- merce alexandrin, altérèrent la pureté de leurs doctrines; ils apprirent à expliquer allégorique- ment l'Écriture. Philon , surnommé le second Platon , mêla les explications allégoriques et mé- taphoriques des Égyptiens aux subtilités de la philosophie grecque. En même temps que cette lumière douteuse de la philosophie alexandrine se levait sur le monde romain, une autre et plus pure lumière avait paru et brillé dans Alexandrie même. Le christianisme y avait été prêché par saint Marc qui y fonda une école, source de cette école alexandrine chrétienne, d'où devaient sortir Clément et Origène.

Cette école philosophique d'Alexandrie, qui compte dans la littérature grecque tant et de si brillants disciples, qui commence à Ammonius et finit à Proclus, cette école n'a, au second siècle et plus tard , de représentant dans la lit- térature latine qu'Apulée qui, pendant son séjour i 24

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à Alexandrie, dut, avide qu'il était de connais- sances mystérieuses , se livrer tout entier à une doctrine plus mystique que philosophique. C'est à Pythagore et à Platon qu'Apulée se rattache. A ce titre, ses ouvrages philosophiques, bien que n'étant que des traductions ou des résumés, ont un haut intérêt. Ses œuvres philosophiques sont : le Démonde Socrate, la Doctrine de Platon, en trois livres ; le livre du Monde , traduction d'Aristote. Le premier de ces ouvrages, ainsi que beaucoup d'ouvrages, ne tient guère tout ce que promet son titre ; car du démon de Socrate , il en est peu question; il ne vient qu'à la fin du livre; c'est à proprement parler un traité sur ce que nous comprenons sous le titre général de génies. Entre Dieu et les hommes, entre le ciel et la terre, n'y a-t-il point quelque lien mysté- rieux, quelques puissances intermédiaires? Non; l'homme n'est point séparé des dieux ; ses priè- res et ses plaintes peuvent monter jusqu'à eux , et les bienfaits du ciel descendre jusqu'à lui par des êtres intermédiaires , messagers de la Divi- nité , et auprès d'elle intercesseurs bienveillants des hommes : ces essences secondaires et protec- trices, ce sont les démons. Apulée disserte sur leurs formes , leur nature , leurs attributs. Outre ces démons , chaque homme n'a-t-il pas en lui- même un génie secret, une voix intime dont il doit consulter les inspirations ? Voilà le démon

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de Socrate; le démon de Socrate, c'est encore l'étude de la philosophie, à laquelle l'homme se doit entièrement consacrer. Apulée termine ce traité en préchant le détachement des biens ter- restres, la supériorité du monde spirituel et mo- ral sur le monde matériel et physique : il y a des tendances qui se rapprochent du christia- nisme, comme s'en rapproche aussi la doctrine sur les démons. Cette doctrine, saint Augustin Fa longuement réfutée au huitième livre de la Cité de Dieu ; nous n'entrerons pas ici dans le fond de cette discussion théologique que nous retrouverons ailleurs.

La Doctrine de Platon se compose de trois parties : la physique, la morale, la dialectique. Laissons la dialectique. C'est dans la première partie , la physique , que Platon pose les deux principes fondamentaux en opposition directe avec les dogmes du christianisme , à savoir : la préexistence de la matière et son éternité. Aussi l'Église latine, plus logique que l'Église grecque, a-t-elle tout d'abord compris qu'il y avait entre elle et Platon, malgré des rapports apparents, un abîme infranchissable ; et quand les Pères de FÉglise grecque, séduits par cette brillante ima- gination de l'Orient , qui parlait si puissamment à la leur , voulaient se rattacher à l'Académie , l'Eglise latine proclamait hautement qu'elle ne connaissait d'autre berceau que le portique de

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Salomon. Le second livre est un abrège de plu- sieurs traités de Platon , un mélange de ses doc- trines théologiques, philosophiques et politiques; mélange quelquefois obscur , parce qu'il est trop resserré. On sait que Platon offre ou paraît offrir d'assez nombreuses contradictions; ces contra- dictions, dans ses ouvrages, sont sauvées par d'habiles transitions et de sages économies de pensées. Si Platon veut corriger les erreurs de sa République, il fera les Lois. Apulée, abréviateur, ne procède point et ne peut procéder ainsi; c'est en quelques pages et sans ménagements qu'il dé- ment, comme imitateur des Lois, ce qu'il a dit et exposé comme traducteur de la République . Les grandes vues, les théories magnifiques de Pla- ton , ainsi raccourcies et réduites à des propor- tions mesquines heurtent et choquent l'esprit.

Après avoir reproduit Platon, Apulée s'inspira d'Aristote, ou plutôt le traduisit. Le traité du Monde a ceci de remarquable , que la beauté de l'univers y est donnée comme une preuve de l'existence de la Divinité; c'est une voie en- trera l'éloquence chrétienne, et qu'elle saura agrandir et féconder en animant le spectacle muet de la nature des sentiments et des passions du cœur humain; en créant des harmonies mo- rales là la philosophie païenne ne voyait que des harmonies physiques. Du reste, dans cette route nouvelle, Apulée ne larde pas à s'égarer;

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si un moment il a entrevu la Divinité dans la beauté de l'univers , il la confond bientôt avec cet univers : déiste d'abord , puis panthéiste , il sent que sur les traces d'Aristote, il risque de se perdre, et finit ce traité, incomplet du reste, par des idées religieuses, des idées de justice et d'ex- piation empruntées à Platon ; toujours ramené à ce mouvement nouveau et profond qui entraî- nait l'humanité vers les croyances antiques , et allait, comme au début delà science, confondre la philosophie dans la théologie.

Apulée était en effet un de ces esprits que la grande révolution religieuse qui se remuait dans le monde ne pouvait trouver indifférents; mais sa vanité, ainsi que ce goût pour la magie que nous lui connaissons, nous disent assez sous quel drapeau il devait se ranger. Nous avons, au commencement de cet ouvrage, peint la lutte engagée et soutenue par Apulée contre le chris- tianisme ; lutte la ferveur du pastophore se joignait a l'exaltation du philosophe , l'orgueil du rhéteur à l'amour-propre du magicien.

Nous connaissons Apulée romancier , Apulée philosophe ; montrons Apulée rhéteur. Il nous reste d'Apulée deux ouvrages de rhétorique et d'éloquence : les Florides et X Apologie. Les F/o- rides sont un recueil de morceaux préparés pour l'improvisation ; des modèles que le rhéteur proposait à ses élèves; des fragments de discours

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d'apparat, prononcés devant les Carthaginois. Les deux grandes prétentions d'Apulée dans ses Florides , sont l'universalité des talents et l'im- provisation. Ce sont aussi les deux seuls traits auxquels nous nous arrêterons, parce que ca- ractéristiques de l'époque vivait Apulée, ils sont aussi des phénomènes qui dans l'histoire de l'esprit humain ont leurs lois certaines et leur signification.

La prétention à l'universalité des connais- sances et la possession même de ces sciences diverses est, selon nous, pour un auteur un grand mal; non-seulement parce que l'esprit humain, quelle que soit sa portée, ne peut également suffire à tant d'études , mais surtout parce que cette variété d'études et de connais- sances corrompt le style plutôt qu'elle n'étend et ne fortifie les idées. On transporte dans le lan- gage des passions des termes qui appartiennent à la science; dans la morale, les expressions consacrées à la physique ; dans l'éloquence , les formules du droit; les métaphores, puisées à des sources diverses et mélangées , sont péni- bles et obscures; c'est souvent le défaut de Thomas : c'est aussi celui d'Apulée. Cet effet, ce que la diversité des connaissances produit sur le style d'un auteur, le mélange des littératures le produit sur la langue d'un peuple : en se ma- riant, les littératures s'altèrent et perdent de leur

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pureté native ; si les idées gagnent à cette com- munion intellectuelle, les idiomes à coup sûr en souffrent. Les styles s'effacent dans le frottement des idées , et, ainsi que la nationalité des peu- ples, le caractère primitif du langage disparaît. Chaque peuple, en effet, a son cachet particulier, son empreinte originelle qu'il ne peut impuné- ment échanger contre des formes et des habitudes étrangères : avec des ressemblances nombreuses, l'esprit humain a des différences profondes, différences qui tiennent au climat , aux mœurs , aux institutions. Toute littérature se compose de ces généralités et de ces variétés; par les généralités , elle répond au sens commun de l'humanité : elle est absolue ; par les variétés , elle est elle-même, elle est relative, elle est na- tionale. Or, c'est, en littérature comme en poli- tique, la nationalité qui fait les grands peuples et les grands écrivains; quand cette origina- lité s'altère, le génie s'efface ainsi que les ca- ractères ; les formes primitives , celles qui tien- nent au génie d'un peuple et le dessinent , les expressions indigènes en quelque sorte se cor- rompent et s'altèrent : en s' élargissant, le cadre de la pensée se brise; et la langue qui fait et contient les idées, rompue elle aussi, les idées à leur tour perdent , comme le style , leur pro- priété et leur force. Tel est, selon nous, le résul- tat de l'universalité des connaissances sur le

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style d'un auteur en particulier , celui du mé- lange des littératures sur la langue et les idées d'un peuple en général.

L'improvisation n'est pas un fait moins signi- ficatif dans l'histoire morale d'un peuple; elle a, tonte capricieuse et fortuite qu'elle paraît au premier coup d'oeil , ses causes nécessaires et ses signes certains ; elle ne naît jamais et jamais ne brille qu'au commencement ou à la fin d'une littérature; elle annonce dans un peuple une grande et féconde rénovation ou une prochaine décadence ; jamais elle ne paraît aux époques de calme et de loisir pour une nation, de perfection pour une littérature : au siècle de Louis XIV, Fénelon seul eut ce don brillant d'improvisa- tion ; mais Fénelon a l'imagination grecque , et son langage n'avait pris le pas sur son siècle, que parce que ses idées le devançaient. Car c'est le mouvement des idées, rapide et journalier, qui fait l'improvisation; mais on peut se trom- per à ce mouvement, tantôt signe de régénéra- tion , tantôt prélude de décadence sociale et in- tellectuelle. Si l'improvisation était toujours un présage d'avenir, si elle n'avait qu'un caractère, il serait facile de la reconnaître : il faudrait se féliciter de la voir éclater et se répandre. Malheu- reusement elle a ce double caractère de déca- dence aussi bien que de régénération; elle remue des mots, non moins que des idées : stérile dans

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le premier cas; clans le second, féconde el bril- lante.

A l'époque vivait Apulée , l'improvisation offrait , comme toujours , ce double caractère. Voyez l'éloquence païenne grecque et latine; voyez ces rhéteurs qui vont de ville en ville, annonçant une improvisation comme on annonce un spectacle ; relisez toutes ces déclamations qui, sous les titres divers, mais également vides, charmaient l'oisiveté des villes grecques et ro- maines, et je vous défie d'y trouver une idée nouvelle, une seule vue d'avenir. Tous ces gens-là cependant triomphent de cette facilité qu'ils ont de parler, et le peuple avec eux s'en enchante. On leur élève des statues : Polémon , Hérode Atticus , Fronton, Apulée, tous les rhéteurs de cette époque ont leur apothéose; et pourtant il n'y a , sous ces phrases sonores cl éclatantes, rien qui remue le coeur, rien qui intéresse l'esprit, rien qui puisse tirer la société païenne de cette indifférence morale elle se meurt d'ennui et d'abattement. Tour- nez vos yeux d'un autre côté : voici encore l'im- provisation ; une rude, grossière, étrange im- provisation; celle-ci ne flatte pas les oreilles, ne caresse pas l'imagination, ne sème pas les fleurs à pleines mains; et pourtant elle remue puissam- ment les âmes, elle leur ouvre des perspectives nouvelles; elle les ravive, les enchante, les ra-

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nime à l'espérance et à la joie; elle ressuscite ou plutôt remplace 1 éloquence que l'on croyait perdue; les peuples accourent à sa voix, si les savants se laissent séduire aux accents plus har- monieux de sa rivale : telle est l'improvisation chrétienne en présence de l'improvisation pro- fane. Laissez-la grandir, cette parole évangélique, et vous la verrez pendant dix siècles , de Tertul- lien à saint Bernard , dominer souverainement les intelligences et les âmes.

Plus tard , au xve siècle , l'improvisation change de caractère. La découverte de l'im- primerie et aussi cette autorité royale qui sub- stitue à l'allure un peu désordonnée mais plus libre et plus vive de la féodalité politique et reli- gieuse , l'action régulière du pouvoir monarchi- que , la forcent de prendre une autre forme : elle était parlée , maintenant elle sera écrite ; c'est dans Luther et dans Calvin que l'improvi- sation éclatera. Animée au xve et au xvie siècle par la lutte religieuse, au xvne siècle l'improvi- sation, même écrite, disparaît et s'éteint, pour reparaître au commencement du xvine siècle , dans les philosophes; à la fin, dans Mirabeau. Depuis lors , l'improvisation a eu un double ca- ractère : elle a été tout à la fois écrite et parlée ; est-ce une improvisation d'avenir ou de passé? ressemble-t-elle à la facilité d'Apulée ou à la verve de Terlullien ? Annonce-t-elle une régénération

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sociale et intellectuelle, ou une décadence? Il v a en elle ces deux signes : le côté mystérieux et le côté éclatant de lumière, colonne brillante pour les Hébreux, obscure pour leurs ennemis; mais de quel côté sont les ténèbres? est la lumière?

Les littératures de la décadence ou de la re- naissance sont fières de cette facilité qu'elles ont déparier et décrire; elles prennent en pitié les littératures classiques, celles la pensée a trouvé et a gardé des formes pures et harmonieuses, elle a pris des habitudes timides, ce semble, et s'est renfermée dans un cercle fatal elle paraît tout sacrifier à la forme. Est-il bien vrai que dans ces siècles , dits les siècles du bon goût , dans les siècles de Périclès et d'Auguste , de Léon X et de Louis XIV, tout le travail de l'esprit hu- main se porte et s'arrête à la forme? ces siècles n'ont-ils pas autant de hardiesse et de création qu'en eurent les époques de renaissance ou de décadence? n'ont-ils pas une aussi haute mission, une mission plus importante? Que font, en effet, dans leur travail le plus actif, les siècles de pré- paration ou de dépérissement? ceux meurt, nait une société? ils élaborent, ils soulèvent, ils agitent les questions qui successivement ré- solues et acquises à l'humanité composent son domaine : ils les remuent, mais ne les décident pas. Ces germes vont flottant, renfermant la vie,

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mais ne la donnant pas , tant que le génie et le temps ne les ont point fécondés en les cultivant. Or, c'est précisément le travail des grands siècles littéraires, de ceux la pensée se re- cueille et se concentre pour être plus profonde et plus forte, où, démêlant les confuses prépara- tions des temps de décomposition, passant au creuset l'or pur et l'alliage, elle ne conserve des longues agitations de l'esprit que ce qui importe à l'avenir, ce qui tient à l'humanité même, et laissant tomberai! fond du vase cette lie grossière dont les passions et les intérêts chargent toujours et obscurcissent les idées d'un siècle , elle en extrait, pour ainsi dire, la raison éternelle et les vérités absolues : telle est l'œuvre des siècles classiques, œuvre difficile, patiente, hardie dans ses apparentes timidités, vaste dans les limites mêmes qu'elle s^mpose, car il lui faut faire tenir en un étroit espace les opinions et les re- cherches de plusieurs sociétés; œuvre la forme ne domine pas le fond , mais elle est nécessaire pour le faire vivre; par conséquent cette forme doit être pure, forte, et il faut faire dans les mots d'une langue le même choix que la pensée fait sur les idées de plusieurs siècles. On conçoit que dans ce double travail des idées et des mots, les littératures classiques doivent procéder lentement ; que reproduisant, que fixant, non point les teintes vagues et fu-

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gitives d'un siècle, la physionomie d'un peuple dans tel on tel moment , mais l'image impéris- sable de l'humanité, elles y apportent un peu plus de préparation; qu'elles y regardent de plus près que les littératures de décadence ou de luttes; mais cette prudence n'est pas de la ti- midité, cette modération de la faiblesse : c'est le signe de la force au contraire de se limiter et de s'arrêter. Il y a toujours quelque peu d'im- puissance dans la précipitation , et la parole qui doit enfanter l'avenir ne perd-elle pas à être je- tée, plutôt que présentée, parlée plutôt qu'é- crite ? Les auteurs les plus éloquents, quand ils écrivent sous l'impression des besoins ou des préjugés contemporains , combien ne perdent-ils pas avec le temps? On cherche leur influence, leur gloire, leur génie; et on les devine plus qu'on ne les trouve. L'improvisation , si eni- vrante, escompte donc la gloire plus qu'elle ne la donne ; elle sacrifie l'avenir au présent; elle est la préparation des siècles classiques qu'elle dédaigne; elle remue quelquefois l'humanité : les bons livres seuls l'instruisent et la fixent.

Nous voilà un peu loin d'Apulée et des Flo- rides; revenons-y. Les Florides sont donc des morceaux de rhétorique, brillants et ingénieux, Apulée se plaît à étaler la variété de ses con- naissances, la souplesse de son esprit, l'éclat de son imagination, la facilité de sa parole, ache-

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vaut en latin un discours commence en grec. Mais quoi qu'il fasse , son éloquence reste froide et maniérée. Il est cependant un ouvrage dans lequel Apulée a été quelquefois éloquent , parce qu'alors l'émotion de l'homme faisait diversion aux préoccupations du rhéteur. C'est dans son Apologie, morceau peu connu, et le plus cu- rieux en même temps que le seul original des ouvrages d'Apulée.

Apulée, forcé par des vents contraires de re- noncer à un voyage qu'il avait dessein de faire en Egypte , s'était , pendant deux ans, fixé à Oea, et il avait épousé une veuve, Puden- tilla. Cette veuve quand il l'épousa, n'avait que quarante ans, s'il faut en croire Apulée ; soixante, disaient les ennemis du philosophe ; lui , en avait alors environ vingt-cinq. Les enfants de Puden- tilla , Pontianus et Pudens , qui d'abord avaient vu le mariage sans déplaisir, et qui même, selon Apulée , l'y avaient décidé par leurs instances , ne restèrent pas longtemps dans ces bonnes dis- positions. Sinon sur leurs instigations, de leur consentement du moins, un de leurs oncles, Émilianus, accusa Apulée d'avoir, par des en- chantements magiques, surpris et forcé le cœur de Pudentilla, jusque-là rebelle aux offres les plus séduisantes. \J Apologie a pour but de confon- dre ces accusations , dont Apulée sortit victo- rieux. Saint Augustin vante l'éloquence de ce dis-

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cours, éclatent en effet, plus qu'en aucun autre ouvrage d'Apulée , la facilité, la verve, les res- sources infinies de son esprit. On peut citer comme les morceaux les plus brillants : le bon- heur d'un mariage à lacampagne ; les mouvements pathétiques par lesquels Apulée reproche à un fils d'avoir osé sonder et étaler au grand jour les secrets et les faiblesses d'une mère ; comme trait de mœurs , ce qu'on doit remarquer dans cette Apologie, c'est la liberté avec laquelle, dans les habitudes du barreau ancien sans doute, Apulée verse sur sa partie adverse, le sarcasme, les injures*, la hardiesse avec laquelle il pénètre dans la vie privée de ses adversaires , la traîne au grand jour et l'expose au mépris et à l'indignation publique; puis encore, cette indiscrétion ou cette insouciance des mœurs anciennes qui devant les tribunaux ne respectait pas la pudeur des femmes, exposait leurs souffrances intimes, leurs ennuis secrets, les combats douloureux livrés entre leur fidélité à un premier hymen et leurs nouvelles passions ; tous motifs par lesquels Apulée explique comment Pudentilla a cédé, a été vaincue dans sa première et longtemps fidèle résolution de veuvage ; comment, sans que besoin fût d'enchantements, elle a pu Y épou- ser : « Une femme plus âgée , dit-il , épouser un jeune homme! cela même ne prouve-t-il pas qu'il n'y a point eu de magie? » non sans doute,

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à l'égard de Pudentilla; mais l'impression qui nous est restée de ce discours, c'est qu'Apulée s'occupait véritablement et s'occupait beaucoup d'opérations magiques, et lui-même, plus d'une fois, répète qu'il croit à la magie. On a com- paré, je crois, Apulée à Cagliostro ; cette com- paraison, que nous pourrions confirmer par de nombreux rapprochements, est très-juste; et, puisque nous sommes sur la voie des rappro- chements , serait-ce en abuser que de dire qui! est dans notre littérature deux hommes qui, toutes réserves faites et admises, nous paraissent offrir avec Apulée quelques traits de ressemblance ? ces deux hommes sont Beaumarchais et Diderot ; je ne sache rien qui me rappelle mieux les Mé- moires de Beaumarchais que X Apologie d'Apulée. Quant à Diderot, si l'on s'étonne d'abord de le voir comparer, lui, esprit fort, lui philosophe du xvine siècle, à un pontife d'Esculape, à un homme avide de pratiques mystérieuses, à un homme qui portait des amulettes, je dirai que, dans mon opinion, Diderot n'est pas venu dans son siècle ; qu'il n'était pas fait pour le xvme siècle, mais pour le moyen âge, et qu'il avait en lui l'étoffe d'un moine au moins autant que celle d'un phi- losophe. Voyez, en effet, Diderot de près, et dans son intérieur: dans son intérieur, cet homme joue l'hiérophante et l'oracle; je me trompe, il ne le joue pas, ce rôle; sa nature trompée re-

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grelte cet enthousiasme religieux que l'air de son siècle a chassé loin de lui : il cherche moins à éloigner le Dieu, qu'à le rappeler. Entendez-le, au milieu de ses axiomes de scepticisme , j'allais dire de matérialisme les plus désolants , éclater en hymnes magnifiques à la Divinité : vous sur- prenez la prière dans son cœur , les larmes dans ses yeux , quand le blasphème est dans sa bou- che. Tel eut été, selon nous, dans un autre siècle, dans notre siècle peut-être , le véritable Diderot. Ainsi me paraît avoir été Apulée : rhéteur vain tout ensemble et philosophe crédule, imagina- tion exaltée et inégale , licencieuse et mystique, racontant les mystères d'Isis de la même plume dont il avait peint les aventures obscènes de Lu- cius; mêlant les extases de l'initié aux fantaisies monstrueuses du romancier; écrivain facile, élégant , coloré , rhéteur habile et brillant , phi- losophe idéaliste, hiérophante tout à la fois imposteur et dupe : en un mot, une des physio- nomies les plus curieuses de l'antiquité et une des moins connues jusqu'à présent.

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LA LITTÉRATURE PAÏENNE

ET

LA LITTÉRATURE CHRÉTIENNE AU TROISIÈME SIÈCLE.

Il en est de l'histoire littéraire comme de l'his- toire politique : elle est plus saisissante et plus dramatique à sa jeunesse et à sa décadence, qu'à son âge mûr et dans la plénitude de ses forces ; dans les temps d'agitations et d'inquiétudes mo- rales , qu'aux jours de calme et de loisirs. Les plus beaux siècles de l'esprit humain , ceux la pensée et le style ont trouvé leurs formes les plus pures, les plus vraies, les plus harmo- nieuses, ne sont pas toujours ceux qui éveillent le plus vivement nos sympathies; soit qu'il y ait, dans la perfection même du goût, quelque chose de délicat et de fin qui ne peut être bien saisi et bien apprécié que par cette fraîcheur même et cette grâce native d'imagination qui la pro- duisent; soit que les esprits se lassent plus vite du bon et du beau , comme plus vite aussi les peuples s'ennuient du bonheur. Aujourd'hui surtout une curiosité infatigable se plaît à inter- roger dans l'histoire de l'esprit humain ainsi

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que dans l'histoire des peuples, les époques moins connues, celles elle espère saisir par l'examen du passé le secret de l'avenir. Or , de toutes les périodes de la littérature romaine, il n'en est point peut-être, sinon de plus grande, de plus instructive , du moins , que celle dont nous retraçons le tableau.

En effet, la philosophie, le paganisme, le christianisme , l'Asie , l'Occident et l'Afrique , trois mondes politiques, moraux et intellectuels, s'y rencontrent, s'y pressent et s'y combattent. Si quelques genres de littérature s'y dégradent et y périssent, d'autres y naissent et grandissent. Le génie romain, renfermé jusque-là et pour ainsi dire captif dans sa nationalité, en sort et s'élance vers des routes et des destinées nou- velles. L'histoire, qui n'avait jamais vu et mon- tré que le peuple roi, porte ses regards au delà de l'univers romain ; elle aperçoit, elle nomme , elle décrit des peuples nouveaux; elle semble pressentir les transformations secrètes de l'hu- manité et ses merveilleux progrès, effrayée qu'elle est et ravie tout ensemble de ces peuplades vier- ges et vigoureuses qui, dans leurs forêts, atten- dent, les armes à la main, l'ordre de la Provi- dence, pour fondre sur Rome et venger l'univers. Sans doute, elle n'a plus les formes pures, suaves, brillantes qui , sous le pinceau de Tite Live, lui donnaient tant de charme et d'éclat; elle ne s'a-

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iiinie plus aux rudes et nobles combats de la vieille liberté; mais, avec moins de grandeur, elle offre plus de variété et d'intérêt ; elle a de plus hauts enseignements.

Tacite forme la transition entre l'ancienne histoire romaine et celte histoire nouvelle. Vieux. Romain par le cœur , par les préjugés même et les préventions , il est par l'imagination , par le style, l'homme de l'avenir; malgré lui, il entre- voit et touche les mondes nouveaux et encore obscurs du nord et de l'orient, qui doivent dé- truire le monde romain , l'un par ses armes , l'autre par ses superstitions. Écrivain singulière- ment pittoresque et concis, mais brusque et heurté quelquefois, dans ses formes dramatiques, dans sa recherche de scènes détachées , de ta- bleaux à effet, il trahit l'histoire nouvelle, comme dans ses instincts de Romain il devine la chute de la ville éternelle. L'histoire, dans Tacite, est nouvelle pour la forme et pour le fond : histoire plus voisine des mémoires que de F épopée, comme l'était l'histoire de TiteLive; mais his- toire vive, saisissante, nuancée, annonçant dans sa variété et reproduisant les teintes diverses de 1 humanité auparavant effacées et perdues sous la couleur uniforme de l'orgueil romain. L'his- toire continue à marcher dans celte voie; ainsi se montrent à nos regards Suétone , les écrivains de l'histoire Auguste, A m mien Marcellin.

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L'individualisme romain est vaincu de tontes parts; il plie, il cède à la fatalité qui l'entraîne; il se mêle enfin , il communie avec cet Orient que jusque-là il avait repoussé; il en adopte les superstitions et les sciences occultes , les dieux et les mœurs, comme déjà il avait emprunté à la Grèce sa philosophie et ses divinités , comme il en accueille , plus que jamais , les rhéteurs et les sophistes. Apulée, nous venons de le montrer, est le représentant de ce commerce de l'Italie avec l'Orient; romancier, philosophe, hiéro- phante et rhéteur, il offre tout à la fois dans ses écrits , avec les superstitions monstrueuses qui alors assiégeaient les imaginations, les ferveurs sincères ou hypocrites qui, en présence du chris- tianisme, tentaient de ranimer la foi mourante des peuples , l'enthousiasme nouveau de la phi- losophie platonicienne altérée; enfin, les vanités et les triomphes ordinaires alors aux rhéteurs : Apulée est à lui seul tout un siècle littéraire.

Moins important, moins profond, beaucoup au-dessous d'Apulée, Auîu-Gelle a pourtant en- core son mérite et son intérêt ; il révèle deux faces curieuses de l'esprit latin à cette époque, sa- voir : cette manie d'archaïsme qui, dans les an- nales de l'intelligence humaine, est le signe de la décadence, ainsi que, dans l'homme, le re- tour aux souvenirs, aux habitudes, quelquefois aux puérilités du premier Age ; puis, cette im-

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portance déplorable des grammairiens et des so- phistes grecs, et l'empire qu'ils avaient pris sous les Antonins. Aulu-Gelle a un autre avan- tage : il contient, en quelque sorte, toute la lit- térature latine, plus que la littérature latine ; car combien d'auteurs ne vivent que dans son livre! curieux recueil d'antiquités, et qui, semblable à ces musées élevés en Italie auprès du Vésuve et pour ainsi dire sur les ruines mêmes du sol et des villes dont ils sont destinés à recevoir et à conserver les débris , a donné l'immortalité à des noms qui valaient beaucoup mieux que le nom dAulu-Gelle ; triste réflexion, du reste , à faire sur la gloire, que celte protection de la mé- diocrité sauvant de l'oubli le génie de l'éloquence ou de la poésie! L'ami de Marc-x\urèle, Fronton, a les mêmes préoccupations et les mêmes sym- pathies qu'Aulu-Gelle; heureux si, en arrachant à l'oubli une partie de ses œuvres , l'érudition patiente et admirable d'Angelo Mai ne fut venue dissiper le prestige d'une renommée qui gagnait à rester inédite !

La littérature latine, née des éléments et sous les inspirations de la littérature grecque, nourrie de son suc, formée de sa substance et vivant en quelque sorte de sa vie, n'en subit jamais plus complètement l'influence, j'allais dire le despo- tisme, qu'à cette époque. La prédilection d'A- drien pour la littérature grecque; le dédain de

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Marc-Aurèle pour la langue latine ; le soin que prennent les Àntonins de fonder des écoles à Athènes , tout , en ravivant la langue grecque contribue à appauvrir, à dessécher la langue la- tine. La littérature grecque compte à Rome au- tant de chaires , plus de chaires que la littérature romaine ; s'il y a trois rhéteurs latins , il y a cinq rhéteurs grecs : le siècle des Antonins est , pour ainsi dire, un siècle grec. De là, sans doute, la disette d'auteurs latins à cette époque, ou du moins leur infériorité. Quoi qu'il en soit, puis- que cette enveloppe grecque recouvre de tous côtés la physionomie latine, il faut donc abso- lument, pour avoir toute la littérature romaine, interroger la littérature grecque ; c'est à elle qu'il faut demander le secret de ce mouvement intel- lectuel, nouveau et profond, que suit l'Italie, mais qui part d'ailleurs et de plus haut. C'est alors que Plutarque s'étonne du silence des ora- cles ; qu'il cherche avec une mystérieuse curio- sité, dans l'inscription du temple de Delphes, ce dieu nouveau etinconnu que saint Paul avait révélé à l'aréopage. L'examen du génie grec, à cette époque, n'a donc pas seulement trait à la littérature latine ; il en est la lumière et le com- plément nécessaires.

Mais la littérature grecque elle-même est-elle, avec la littérature latine, le seul mot, tout le mot de cette époque ? En dehors du monde

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grec, du monde romain, ne se passe-t-il rien dans les esprits, rien dans les âmes ? Sans doute, la littérature latine est curieuse encore et variée; la littérature grecque, toujours grande et fé- conde ; Epictète et Arrien , dans la philosophie ; dans l'histoire , Appien et Hérodien ; Lucien , Plutarque, dans la morale, ces noms ne sont pas sans gloire. L'astronomie présente Ptolémée, la médecine, Galien ; et pourtant je ne sais quelle froideur, quel vide s'y remarquent : on sent que l'avenir n'est pas là. Ces littératures ne vivent et ne s'inspirent que du passé ; elles répètent, en poésie, les noms d'Homère et de Virgile; dans l'éloquence , ceux de Démosthènes et de Cicé- ron ; en philosophie , Platon et Aristote sont en- core les oracles du monde. Le monde cependant s'est troublé : à l'Orient , une étoile a paru ; elle est venue, silencieuse, mais brillante, se reposer sur une montagne de la Judée, et le monde a été changé. Cette révolution si profonde fut obscure d'abord et inaperçue. Le vieux monde païen continuait à marcher dans ses voies d'or- gueil et de violence ; maîtresse de l'univers , Rome s'enivrait du sang des esclaves et des peu- ples conquis; et voici qu'une puissance nouvelle paraît tout à coup: elle prend sous sa protection et les esclaves et les vaincus. Rome s'aperçoit enfin qu'il y a au milieu d'elle, sous elle, quel- que chose qui la trouble et l'inquiète ; elle se re-

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tourne et voit le christianisme : il était trop tard; quand Rome le vit, elle en était vaincue.

En même temps que la lumière de l'Évangile se levait ainsi sur le monde , une autre philoso- phie, brillante aussi, mais moins pure, partie également de l'Orient , venait mêler aux révéla- tions du christianisme ses divinations incertaines, opposait ses miracles aux miracles de l'Évangile, Apollonius deTyanes et Apulée au Christ, et aux mystères du christianisme les sciences occultes de la Chaldée et les opérations théurgiques de l'Egypte. La politique vint en aide à la philoso- phie. Julien, rhéteur, philosophe, incrédule, superstitieux , veut ranimer , par orgueil autant que par conviction, le paganisme mourant : ainsi le christianisme a contre lui la philosophie , la politique, la superstition.

Il est dans la littérature chrétienne un genre d'ouvrages qui rentre naturellement dans le tableau de l'esprit humain au 111e siècle, et qui aussi se prête plus facilement à la critique lit- téraire. Les apologistes chrétiens forment dans le domaine de la littérature ancienne comme un terrain vague, un pays neutre, entre la littéra- ture sacrée proprement dite et la littérature pro- fane. Sentinelles avancées du christianisme, pour combattre le paganisme et la philosophie, ils doivent les reconnaître de près, s'y mêler, pé- nétrer quelquefois dans le camp de leurs enne-

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mis, se couvrir de leurs dépouilles, les com- battre avec leurs armes. Ainsi firent -ils. Voulez- vous connaître l'antiquité philosophique, théo- logique ou mythologique, c'est aux apologistes chrétiens qu'il la faut demander. , le paga- nisme vous dira , ce que , dans ses auteurs , il cache avec tant de soin ; il vous livrera le secret de ses initiations, de ses sacrifices, de ses céré- monies, les origines de sa religion et de son culte. Et la philosophie, que d'aveux elle aura à vous faire en rougissant! Ses doutes, ses contra- dictions, ses ignorances et ses affirmations plus déplorables encore sur les vérités les plus né- cessaires à l'homme, les plus chères à son cœur, les plus douces à ses espérances! Ainsi il faudrait, dans un but seul de curiosité et de savoir , étu- dier les auteurs chrétiens ; mais qu'un plus haut intérêt s'attache à leurs écrits ! Cette cause que les apologistes chrétiens plaidaient , au tribunal des empereurs, devant l'univers attentif et étonné , en faveur de l'humanité contre le pa- ganisme , c'est notre cause : nous jouissons de leur victoire. Que demandait, en effet, Tertul- lien quand il écrivait, sous Sévère, cette admi- rable apologie , monument impérissable d'élo- quence autant que de courage ? La liberté de conscience. 11 voulait ce qu'avant lui , avait vai- nement tenté , sous le despotisme impérial , la rigide vertu des Thraséas et des Helvidius; et

celle liberté , il ne la réclamait pas pour le sénat seulement, mais pour tous les hommes. La Rome politique n'avait songé qu'à elle-même ; la Rome chrétienne songe à l'univers : Vrbl etOrbi, c'est la devise du Capitole chrétien. Et Cyprien, pour- quoi fait-il entendre ces cris d'indignation et de pitié, qui disputent au cirque les victimes hu- maines destinées à réveiller dans des âmes cor- rompues par le spectacle de la mort, le sentiment émoussé et flétri de la vie? C'est nous, en- fants des Gaulois, enfants des vaincus, qu'il ar- rachait au cirque. Dirai-je tous les autres grands noms de l'éloquence chrétienne ? Lactance écri- vant, dans le style de Cicéron, le code nouveau du christianisme et de l'humanité -, Jérôme, Au- gustin, conservant, au milieu de leurs austérités et de leur repentir, les illusions et les souvenirs de la littérature profane ; se défendant, sans y pouvoir entièrement renoncer, de la lecture de Virgile et de Platon, comme d'une impiété? Sur les traces de ces auteurs chrétiens , nous arrivons au moyen âge, nous touchons aux temps mo- dernes. Chez eux se trouvent les racines de nos idiomes, de nos pensées, de nos mœurs. Cette langue que nous parlons, elle est fille, non du latin classique, du latin grec, mais du latin popu- laire, du latin rustique. Vous avez les origines de ces façons de parler, naïves et simples, que peut regretter quelquefois, avec Fénelon, un

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goût délicat. commence ce spiritualisme de la pensée qui fait le caractère de la littérature moderne et de notre grand siècle littéraire en particulier; où, cette unité morale qui a pré- paré l'unité philosophique de l'Europe; où, si- non aux auteurs chrétiens? Oui, est notre berceau intellectuel, moral, littéraire.

Pourtant, il faut l'avouer : le génie des apolo- gistes chrétiens est encore le génie romain ; c'est- à-dire un génie profond, durable, mais, sur quelques points, opiniâtre et inflexible. Les Pères de l'Église latine retiennent, pour ainsi parler, en combattant leurs ennemis , la philosophie et le paganisme , ce cachet de domination âpre et de fierté exclusive , qui était le caractère de la Rome politique ; ils ne composent pas avec leurs adversaires ; ils ne veulent rien devoir à la phi- losophie ; ils ne lui empruntent ni des armes ni des souvenirs. Ainsi n'agissent pas les apologistes grecs. Sortis , pour la plupart , des écoles mêmes de la philosophie, ils ne la renient point. Us ai- ment au contraire à se parer de ses richesses , à lui reprendre ce qu'ils pensent leur avoir été dé- robé et à orner l'arche sainte des dépouilles des Àmalécites. De même donc que pour avoir toute la littérature profane , il faut l'éclairer du con- traste et du rapprochement de la littérature pro- fane grecque, ainsi devons-nous, pour avoir toute la littérature latine chrétienne, y répandre

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le jour de la littérature grecque sacrée et de- mander aux Justin, aux Athénagore, aux Eusèbe, ce qu'Arnobe, Minucius Félix, saint Ambroise ne nous diraient pas.

Une autre considération rend ce rapproche- ment nécessaire : non-seulement le génie, mais la position des apologistes latins et des apolo- gistes grecs, est différente : les apologistes grecs n'ont pas les mêmes ennemis que les apologistes latins; ils ne devront donc pas avoir la même marche et le même dessein. L'hellénisme, dans ses attaques contre le christianisme, est encore le génie grec : génie hardi, aventureux, ami de la discussion ; c'est au nom de la philosophie et non de la politique qu'il attaque la religion nouvelle : pour se défendre, il n'invoque que le raisonne- ment et l'imagination. Le génie romain, au con- traire, génie superbe et mystérieux, frappe dure- ment et laconiquement le christianisme. Si vous voulez trouver les traces de la lutte du polythéisme romain contre l'Evangile , ne les demandez pas aux auteurs latins, historiens ou philosophes; ils ne vous les indiqueraient pas; le code romain a seul enregistré ces terribles édits : la loi proscri- vait, elle ne discutait pas. Les jurisconsultes du me siècle sont les plus opiniâtres adversaires du christianisme. Le vieux génie romain aux prises avec le nouveau génie du christianisme latin se défendait par le glaive, et le catholicisme romain

Q O Q

se contentait, pour le vaincre, du dogme : 1 un était aussi impérieux que l'autre, ou plutôt c'é- tait toujours le même génie. Aussi, en face des apologistes latins , point ou peu d'oppositions philosophiques ; pour lui donc , dédain de la philosophie, et nulle obligation de lui répondre, il n'en va pas ainsi pour l'Église grecque. Elle a devant elle la philosophie néo-platonicienne, qui lui jette un éclatant défi; cette philosophie a ses enthousiastes, ses martyrs, ses divinités. L'Église grecque est donc obligée d'entrer plus tôt et plus avant dans toutes les questions qu'é- vite ou dédaigne l'Église latine. Elle y porte les libres et vives allures de l'esprit grec, ne reculant devant aucun doute , aucune objection de la philosophie; ne l'excluant pas du christianisme, mais tâchant au contraire de l'y introduire ; en- fin, poussant même quelquefois jusqu'à l'hérésie le désir de conciliation entre la raison et la foi. Il faut donc interroger les apologistes grecs pour en apprendre ce que ne nous diraient pas les apologistes latins sur les grandes questions qui se débattaient, au jne siècle, entre le chris- tianisme et la philosophie. 11 y a peu de lutte plus intéressante que ce combat du christianisme contre la philosophie alexandrine.

Puis, quand on aura ainsi éclairé la littérature latine profane parla littérature latine sacrée, les écrits des Pères de l'Église romaine par les ou-

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vrages des apologistes et des ailleurs grecs, aura- t-on répandu sur cette époque toute la lumière qui la doit éclairer? Ne manquera-t-il rien à ce tableau ? Non , cette histoire ne sera pas com- plète encore. Les germes de la pensée humaine sont lents à éclore , plus lents à se développer. Souvent la pensée qu'un auteur dépose dans l'in- telligence contemporaine ne grandit et ne porte ses fruits que pour des générations bien éloi- gnées : pour mûrir une opinion, une croyance, il faut des siècles. L'idée qui doit prendre pos- session de la société dort quelquefois longtemps, engourdie, ce semble, et oubliée; puis, après un long intervalle , après des siècles, elle s'éveille et reparaît féconde et puissante; ainsi cheminent, ainsi se développent les idées dans le travail secret de l'intelligence. La littérature française, la littéra- ture du xviic siècle surtout, n'a fait souvent que reprendre, continuer, compléter la pensée de la littérature ancienne. Les Pères de l'Eglise , nous le verrons, ont eu pour commentateurs et pour disciples , mais pour disciples et commentateurs hardis et originaux , les plus grands écrivains du siècle de Louis XIV. Que l'on se garde donc de négliger ces traditions merveilleuses de l'intelli- gence, ce commerce mystérieux des idées, ce lien intime , bien que caché , qui unit les générations immortelles de la pensée humaine , de la pen- sée religieuse principalement.

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Tel est l'intérêt que présente l'étude comparée des auteurs profanes et des Pères de l'Eglise. Trop longtemps séparée de la littérature païenne, la littérature sacrée doit aujourd'hui s'y joindre. Le préjugé qui ne voyait dans les Pères que des écrivains rudes et incorrects, ce préjugé a dis- paru.

« Vous diriez qu'il n'y a eu de l'esprit et de la science que chez les païens, et que les auteurs chrétiens ne soient bons que pour les prêtres ou pour les dévots ; leur titre de saint leur nuit. On va chercher la philosophie dans Aristote , et on a dans saint Augustin une philosophie toute chrétienne. Pourquoi ne cherche-t-on pas l'élo- quence dans saint Chrysostome, dans saint Grégoire de Nazianze et dans saint Cyprien, aussi bien que dans Démosthènes et dans Cicéron ? et pourquoi n'y cherche-t-on pas la morale plutôt que dans Plutarque et dans Sénèque ? » Ainsi parlait celui que Voltaire appelait le judicieux Fleury. Aujourd'hui, ce titre de saint ne leur nuira plus; Augustin et Platon, vieilles parentés du reste, peuvent vivre en paix. Je ne sais même quel intérêt profond et mystérieux réveille cette littérature chrétienne. Dans cette agita- tion secrète qui travaille les âmes , il semble qu'elle ait pour nos inquiétudes morales, pour nos vagues ennuis, des mots qui les doivent adoucir ou dissiper. Venus à une de ces doulou-

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reuses époques la société , indécise et malade, se débat entre un monde qui s'en va et un monde qui n'est pas encore formelles auteurs chrétiens surent trouver des paroles qui ranimèrent des âmes flétries et découragées. Adversaires et ré- générateurs de la société ancienne , flambeaux du moyen âge, guides et inspiration de nos grands orateurs sacrés , seront-ils encore une fois les précurseurs et les conseillers de cet avenir dont l'aube luit à peine? Je l'ignore; mais ce que je sais, c'est qu'ils ont cette vive parole qui touche et remue les cœurs, et que cette parole aujourd'hui trouve des sympathies; et dans tous les cas , il n'y a que l'étude et le respect du passé qui puissent éclairer et fonder l'avenir. A part ce haut intérêt historique et moral, les écrivains chrétiens offrent, au point de vue littéraire seul , une étude pleine d'instruction et de nouveauté. Natures incultes, mais vigoureuses, ils ont su, dans des siècles de langueur et d'épuisement, trouver des accents vrais et pathétiques. Quand la littérature profane se traînera , faible et hale- tante, dans le cercle étroit et usé de la rhéto- rique et de la poésie mythologique ; quand elle n'aura plus à vous offrir que les déclamations officielles des panégyristes de l'empire ; quand la philosophie païenne en sera encore à prendre avec Macrobe, pour base de ses frêles espé- rances , et à discuter le songe de Scipion ; les i 20

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Ambroise, les Jérôme, les Augustin, vous en- flammeront de leurs vives et impétueuses pa- roles; l'éloquence chrétienne plongera dans l'a- venir ses regards inspirés, et vous découvrant celte loi nouvelle de l'histoire qui, de nos jours, en est devenue la philosophie , le progrès de l'humanité, elle lui ouvrira des routes infinies, et sur les ruines du monde païen s écroulant, elle nous montrera , avec Augustin et Salvien , le monde nouveau des Barbares de la Cité céleste.

DE LA LANGUE

DES

ÉCRIVAINS CHRÉTIENS LATINS.

La littérature romaine, prose et poésie, offre deux divisions bien distinctes : la littérature classique ou grecque , et la littérature latine ou populaire. En examinant, d'un côté, les auteurs du siècle d'Auguste, et de l'autre, les écrivains qui se rattachent à cette époque que l'on est convenu d'appeler l'époque de la décadence, il est impossible de ne pas reconnaître la double et différente physionomie delà littérature romaine, et d'en expliquer autrement les rapides pro- grès et les altérations ou plutôt les transforma- tions non moins rapides. C'est, en effet, un phé- nomène singulier, que la perfection si courte et le déclin, en apparence si prompt , de la littérature latine. Rome ne compte qu'un siècle littéraire. Son génie, si tard et si difficilement éveillé par le contact et l'influence de la Grèce, jette, sous Oc- tave, un immortel mais éphémère éclat, pour ne plus laisser échapper, sous Tibère même et ses successeurs, que des lueurs brillantes encore mais

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fausses. On a cherché à expliquer par la con- quête du monde, par les richesses et la corrup- tion qui en furent la suite , par la servitude qui en fut l'expiation , cette décadence intellectuelle du peuple-roi. Sans doute, toutes ces causes contribuèrent à la hâter, mais elles ne la firent pas. La littérature latine portait en elle-même, elle avait dans ses origines le germe qui devait la dessécher et la flétrir. Si, sur le sol elle venait d'éclore et de se développer avec tant de bonheur, elle languit si promptement, faible et épuisée, c'est que ses racines étaient ailleurs. Fruit délicat et tendre, transplanté de la Grèce, elle ne pouvait, malgré les mains habiles qui un instant la firent fleurir sous le ciel de l'Italie, y vivre longtemps pure et féconde. Ce qui fit le déclin du génie littéraire de Rome, ce fut pré- cisément ce qui en avait fait la beauté si sou- daine et si éclatante. Elle a été importée à Rome, elle n'y est point née. Non-seulement elle n'y est pas née, mais elle n'y a pas même été entée sur un tronc antique et national. Car, remarquez-le bien : dans la littérature latine ce qui domine, ce qui en constitue le caractère, ce n'est pas seu- lement l'imitation grecque dans la forme et dans le fond; ce n'est pas cette influence lointaine et douce qu'une littérature belle et pure, inspirée et sage, telle que la littérature grecque, pouvait sans danger exercer sur une littérature naissante, igno-

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rante d'elle-même et indécise : non ; si la Grèce n'avait déposé sur le génie latin que ces germes vagues, ces semences générales, le génie latin les eût mieux et plus longtemps conservés. Mais il n'en fut pas ainsi ; la Grèce n'effaça pas seule- ment la couleur native du génie romain, elle ef- faça , elle couvrit la langue nationale du vieux Latium : elle fit une nouvelle langue, gréco-la- tine. L'idiome antique, l'idiome des tribuns et des laboureurs de la Rome guerrière, cet idiome déjà quelque peu altéré dans le rude Caton par les influences grecques , qu'il ne repoussa si vi- goureusement d'abord que pour y céder dans sa vieillesse, cet idiome mélangé dans Ennius et ses successeurs des teintes grecques, mais plein de verdeur encore et de franchise dans Plaute et dans Lucrèce, cet idiome périt complètement à l'invasion plus complète de la littérature grec- que. Ainsi , sans racines sur le sol , sans lien avec le passé , étrangères au peuple par leurs étymologies, la langue et la littérature latines du siècle d'Auguste ne pouvaient longtemps vivre. Il y eut donc après Auguste révolution dans la littérature latine; y eut-il, à proprement parler, décadence? Ne fut-ce pas plutôt une transforma- tion , un avènement de la Langue populaire qui reparaissait après avoir brisé l'enveloppe étran- gère dont on l'avait recouverte ? Cette langue rude et âpre qui nous choque, ces mots heurtés et nou-

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veaux qui nous blessent, sont-ce bien les de- gradations de la langue classique de Virgile et de Tite-Live , ou les termes expressifs bien qu'incul- tes d'un langage populaire? On sait qu'au nf siè- cle de l'empire romain , les écrivains s'étudièrent à reproduire, à ressusciter la langue des Ennius et des Pacuvius , et les lettres de Fronton nous donnent à cet égard de curieux renseignements. Eh bien ! ce que quelques écrivains faisaient pour ainsi dire par coquetterie et pour piquer le goût un peu émoussé des lecteurs patriciens , d'autres écrivains le faisaient naturellement , et achevaient, à leur insu peut-être , une restaura- tion que les premiers tentaient timidement et par un esprit d'opposition innocente qui croyait en employant un vieux mot faire preuve d'indépen- dance antique. Que l'on examine en effet atten- tivement la langue des écrivains du m~ siècle , des historiens surtout et des chroniqueurs. Qu'est-ce qui la distingue de la langue classi- que , de la langue gréco-latine du siècle d'Au- guste ? Est-ce , à proprement parler, la faiblesse du style, c'est-à-dire l'emploi moins heu- reux de certains tours, de certaines expressions, de certaines formes , auxquels se reconnaissent plus particulièrement la pureté du goût et l'imi- tation grecque? Non ; cela y entre bien pour quelque chose ; mais ces altérations ne sont que légères , ces différences assez rares. donc est

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la distinction profonde de l'âge d'or et de la dé- cadence ? Dans les mots mêmes; mais ces mots qui nous étonnent , qui nous rebutent, accoutu- més que nous sommes à la pureté continue, à la délicatesse exquise , à la perfection savante des écrivains du siècle d'Auguste , ces mots ne sont point en général des mots corrompus, des mots détournés de leurs acceptions. Ce sont mots nou- veaux, étrangers, rudes, latins cependant; mots que la langue savante, la langue gréco-latine re- connaît avec peine, comme ces héritiers dont on avait espéré faire déclarer l'absence, mais qu'en- fin elle ne peut répudier. Elle a pu les oublier, en effet, car depuis longtemps ils ne paraissaient pas. Abandonnés au peuple par l'aristocratie qui les dédaignait, vieux titres effacés de l'an- cienne liberté, on ne songeait plus guère à eux. Auguste y avait pensé quelquefois; il préférait, Suétone nous le dit, le langage du peuple, le langage simple et abrégé , au langage savant et aux périphrases du grec. Ce langage national de- vait donc avoir sa revanche ; il devait reparaître quand l'écorce grecque > qui le cachait, tombe- rait; il devait reparaître le jour l'empire don- nerait au peuple, en dédommagement de la li- berté qu'il lui ôtait, l'égalité.

Une littérature de seconde main , une littéra- ture imitée , quels que soient les génies qui la consacrent, doit toujours périr par quelque en-

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droit : elle peut créer des mots pour les senti- ments; pour les pensées, des images; elle peut arriver à devenir naturelle pour les habiles : pour le peuple elle sera toujours savante et factice.

Telle fut la littérature romaine. Edifice bril- lant , mais sans base , elle devait crouler quand les mains habiles qui l'avaient fondée ne la sou- tiendraient plus. Sous elle, il y avait d'anciennes constructions , de ces constructions qui , sem- blables aux monuments de la Rome étrusque et royale , devaient reparaître quand le temps au- rait fait tomber les ornements qui les cachaient. Comment, en effet, expliquer autrement cette révolution si prompte de la littérature latine? La Grèce enfante Rome , et elle lui survit. Pour- quoi? C'est qu'en Grèce le langage n'est point double comme à Rome ; il n'y a point une lingua rustica et une lingua nobilis; aussi quand après plus de deux mille ans la langue grecque se dé- pouille de ses vêtements antiques , dans sa forme nouvelle on reconnaît encore sa forme ancienne. Dans la langue latine , rien de semblable. Rome a donc vu la littérature si belle, mais si fragile , du siècle d'Auguste tomber devant cet idiome populaire qui, lui, avait grandi lentement, âpre et inculte, mais vigoureux :

Infecunda quidem sed laeta et fortia surgunt.

Mais, que dis-je! est-il donc si pauvre et si

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stérile, cet idiome? Déjà nous avons vu sa ri- chesse là la langue classique latine était si maigre et si gênée, dans les détails de la vie civile, domestique, religieuse et militaire. Mais même cette langue semble plus féconde et pourtant elle est encore si impuissante, l'idiome vulgaire sera plus souple, plus nom- breux et plus libre. La philosophie, par exem- ple, avait toujours été pour la littérature latine un embarras : pour nous l'expliquer Cicéron et Sénèque sont obligés d'avoir recours au grec : sous les Antonins, c'est en grec que s'é- crivent presque tous les livres de philosophie. Eh bien! le langage populaire, la lingua rustica viendra à bout de la philosophie , comme elle a fait de la guerre, de la religion , de l'agriculture. Voici une religion nouvelle qui s'adresse au peuple et aux savants; et pour les savants et pour le peuple , elle trouve un langage , non pas élégant, mais facile, mais nerveux. Les ques- tions les plus difficiles de la métaphysique ne l'effrayent pas : Tertullien, Lactance, saint Am- broise, saint Jérôme, saint Augustin, trouvent sous leur plume , sans être obligés de recourir au grec, les expressions, les tours qui fuyaient Cicéron et Sénèque. C'est que cet idiome était populaire; et si une langue indigène peut man- quer d'harmonie et d'élégance, elle ne saurait manquer de force et de souplesse.

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Ainsi donc, à proprement parler, il n'y a pas eu décadence dans la littérature romaine ; il y a eu transformation ; substitution d'un idiome à un autre , de l'idiome vulgaire et primitif à l'idiome savant et étranger. Le siècle d'Auguste a été un heureux accident, qui ne se pouvait renouveler. Quand donc le peuple reparut, sous le niveau du despotisme, d'abord, mais surtout et plus noblement sous l'égalité chrétienne , il remit sou idiome en lumière. Il y eut alors deux littératures : une littérature sans couleur et sans force, se traînant sur les traces effacées des Grecs, la littérature païenne; et une littérature incorrecte, barbare quelquefois, mais vigoureuse et précise , la littérature des Pères de l'Église ; littérature nouvelle comme les sentiments qu'elle exprime ; grande comme les vérités qu'elle an- nonce; insouciante de la forme, mais pitto- resque et originale dans le fond ; se servant pour parler à l'imagination et au cœur de cette vieille langue latine, vulgaire et analytique, germe de ces idiomes du moyen âge, qui sont devenus les langues modernes du midi de l'Europe.

FIN DU PREMIER VOLUME.

Préface.

TABLE DES MATIÈRES.

Pages.

i

Chap. I. Préparations et obstacles que rencon-

tre l'établissement du christianisme. 1

Chap. II. Le christianisme à Rome. Tacite.

Sénèque. Flavien Josèphe. Pline

le Jeune 30

Chap . III . Fronton . Apulée . Minucius Félix .

Apologiste 41

Chap. IV. Tertullien 63

Chap. V. Saint Cyprien 108

Chap. VI. Arnobe 133

Chap. VII. Progrès du christianisme. Avènement

de Constantin 1 42

Chap. VIII. Lactance. Firmicus Maternus 161

Chap. IX. Saint Hilaire 1 74

Chap. X. Saint Ambroise 182

Chap. XI. Saint Jérôme 211

Chap. XII. RufHn. L'Origénisme. 234

Chap. XIII. Saint Augustin 241

Chap. XIV. Le Pélagianisme 286

Chap. XV. Saint Paulin 294

Chap. XVI. Orose* Salvien 307

412

Pages.

Chap. XVII. La légende chrétienne 315

Chap. XVIII. La Poésie 329

Chap. XIX. Grégoire le Grand 337

Chap. XX. Le christianisme a-t-il contribué à la

chute de l'empire? 347

APPENDICE.

Apulée 355

La Littérature païenne et la Littérature chrétienne

au ine siècle 384

De la langue des écrivains chrétiens latins t . . . 403

Fl^ DE LA TAULE DU PREMIER VOLUME.

Imprimerie de Ch. Lahure (ancienne maison Çrapelel ) rue de Vauyirard , 9 , prè* de l'Odcon,

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